Quelques réflexions sur les pédagogies actives aujourd’hui

Mercredi 5 décembre 2018

Dans les précédents numéros d’Éduquer, nous avons eu l’occasion de nous pencher sur les pédagogies de Montessori, Decroly, Freinet et Steiner. Ce qu’elles ont en commun? Le fait que toutes sont centrées sur le rythme de l’élève et non sur le contenu d’un programme. L’enfant est le principal acteur de ses apprentissages, c’est pourquoi on parle de pédagogies «actives». Ces pédagogies, alors qu’elles permettent de rencontrer les objectifs de  l’école actuelle (et notamment de dispenser un enseignement différencié), restent pourtant encore marginales. Pourquoi?

Ce qui relie les pédagogies actives de Montessori, Decroly, Freinet et Steiner est le fait d’appréhender l’élève dans sa globalité et de tenir compte au maximum de ses besoins et de son développement, à la fois sur les plans physique, social et psychique. Il est proposé aux élèves d’apprendre en faisant des expériences, en manipulant, tâtonnant…: «L’enfant apprend à apprendre». Son autonomie est favorisée, ainsi que sa créativité et sa confiance en lui/elle. L’adulte reste garant des apprentissages, mais sans délivrer un savoir à étudier, évalué avec des cotations. Son rôle est d’encourager et de conseiller, d’être à l’écoute des intérêts et des difficultés de chacun.e. Ainsi les enseignant.e.s tiennent compte du rythme et du type d’intelligence de l’apprenant·e, en proposant des exercices plus nombreux et difficiles à celui qui travaille vite et en laissant plus de temps à celui qui en a besoin.

Une réponse aux objectifs de l’école

Dans le décret Missions de 1997, la Communauté française donnait à l’enseignement quatre objectifs principaux. Pour les rencontrer, elle recommande notamment d’utiliser une pédagogie différenciée, c’est-à-dire «une démarche d’enseignement qui consiste à varier les méthodes pour tenir compte de l’hétérogénéité des classes ainsi que de la diversité des modes et des besoins d’apprentissage». Dans sa mise à jour de juillet dernier, le Décret va plus loin encore, en demandant aux écoles de fournir aux élèves ayant des besoins spécifiques un soutien supplémentaire pour leur permettre de poursuivre leur parcours scolaire dans l’enseignement ordinaire. Comme nous venons de le ré-évoquer brièvement, les pédagogies actives ont beaucoup d’atouts pour réaliser ces objectifs, en pratiquant une méthodologie adaptée au rythme et aux capacités de chaque élève. En augmentant le taux de réussite scolaire, elles permettraient même de réduire les inégalités sociales qui se reproduisent habituellement dans l’école traditionnelle. On peut donc se demander à juste titre quels sont les freins à la généralisation des pédagogies actives? D’après nos investigations, ces freins résultent de plusieurs facteurs qui s’influencent mutuellement.

Des pédagogies peu répandues car mal connues

Il faut d’abord pointer le fait que les écoles pratiquant ces pédagogies sont rares et donc peu connues du grand public. Peu de parents connaissent l’existence de ces écoles et des pédagogies alternatives qu’elles proposent. L’une des raisons est le fait que la plupart sont actuellement privées et payantes. En outre, comme ces écoles ont peu de places disponibles, elles n’ont pas besoin de faire de la publicité pour être connues. Elles refusent déjà beaucoup d’inscriptions et les listes d’attente sont longues! Pour beaucoup de parents, l’obstacle financier se conjugue donc souvent avec une non connaissance de la diversité des pédagogies existantes en Belgique. Quant aux enseignant·e·s, leur intérêt encore mesuré pour ces pédagogies tient notamment au fait qu’elles ne leur sont pas suffisamment enseignées durant leur formation. Le plus souvent, elles ne sont que brièvement décrites, sans aborder comment les mettre en œuvre dans une classe. Or passer des fondements théoriques à l’application quotidienne dans une classe nécessite une formation spécifique, avec une période suffisante de pratique supervisée. D’où provient ce manque dans la formation des futur·e·s enseignant·e·s? Un élément de réponse se situe au niveau de la formation des formateur/trice·s d’enseignant·e·s, qui eux/elles mêmes, ne sont pas forcément formé·e·s à ces pédagogies. Dans une interview pour Eduquer, Benoît Galand, professeur à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’éducation de l’UCL, expliquait: «Comme ce ne sont pas des courants pédagogiques qui ont essaimé énormément, il n’y a pas non plus (…) vraiment d’enseignants capables de former à ces différentes pédagogies, tout en ayant l’expérience de ‘l’avoir vécu’»[1]. Par ailleurs, étant donné le fait que les écoles à pédagogie active sont mal connues, leur représentation dans l’imaginaire collectif est ambigüe. Selon Marie-Laure Viaud, chercheuse française en Sciences de l’éducation, «ces écoles suscitent un certain effroi: elles sont associées aux écoles parallèles des années 1970, au laisser-faire, au laisser-aller; on imagine que l’on n’y apprend pas grand-chose ou qu’elles sont destinées à des enfants ‘spéciaux’. On leur adresse des jeunes en très grande difficulté avec lesquels on attend qu’elles réussissent là où tout le monde a échoué, qu’elles fassent des miracles. La représentation de ces écoles se tisse donc entre l’émerveillement, l’effroi et les pratiques miraculeuses… loin du travail scientifique et des discours rationnels qui montrent pourtant le bien-fondé de ces méthodes»[2].

Le rôle des enseignant·e·s: un nouveau paradigme

Dans les pédagogies de type Montessori, Decroly, Freinet et Steiner, puisque c’est l’élève qui est au centre de ses apprentissages, le rôle de l’enseignant.e est tout à fait modifié. Est alors exigé de sa part des compétences professionnelles supplémentaires. Comme l’indique un article du site Enseignons.be: «(…) ces pédagogies sont moins rassurantes, le prof travaille sans filet, sans rien pouvoir anticiper. Il doit bien avoir en tête tous les concepts qui doivent être abordés et s’assurer que chaque élève participe au questionnement. Cela exige une attention peu commune»[3]. Le versant organisationnel de l’institution scolaire y est aussi pointé du doigt: «Les horaires rigides, les programmes chargés et une organisation individualiste de la profession sont autant d’obstacles à la diffusion de ces nouvelles pratiques»[4]. En effet, les réglementations internes de l’école et l’organisation des horaires ne permettent pas forcément de prévoir des plages horaires suffisantes pour une recherche avec tâtonnement et la prise en compte du rythme individuel et collectif. Cette nouvelle posture de l’enseignant·e nécessite donc non seulement une formation spécifique, mais aussi un changement dans l’organisation et une évolution des mentalités concernant son rôle. D’après Bernard Collot, enseignant retraité et pédagogue français qui a développé sa propre approche novatrice de l’école, «l’obstacle le plus important (pour la mise en place de ce type de pédagogies ndlr) est celui des représentations dans lesquelles nous nous sommes plus ou moins constitués. C’est une réelle difficulté parce que cela nécessite une véritable déconstruction et reconstruction de tous nos repères personnels, donc de nos croyances, de nos opinions»[5].

Du côté des parents…

Les représentations que se font les parents du rôle de l’école peuvent, elles aussi, constituer un obstacle aux pédagogies actives: «il faut aussi épingler la pression des parents qui tiennent aux repères qu’offre la pédagogie traditionnelle. Un journal de classe bien rempli, un bulletin tous les deux ou trois mois avec des chiffres clairs et définitifs, des examens, des contrôles réguliers, des devoirs à domicile… Tout cela est rassurant pour ceux qui pensent encore qu’apprendre ne peut se faire que sagement assis à son banc»[6]. Dans notre pays (contrairement à d’autres, comme la France, la Finlande…), c’est aux parents qu’il revient de choisir l’école qui convient le mieux à leur(s) enfant(s). Ils ont donc tout intérêt à s’informer sur le projet pédagogique de chaque école et sa mise en œuvre concrète. Or, Marie-Laure Viaud, déjà citée plus haut, note dans son livre que «la mobilisation des citoyens en faveur de ce type d’école n’a jamais été suffisamment importante pour contraindre l’Education nationale à ouvrir davantage d’établissements de ce type dans l’enseignement public. Les parents sont souvent plus demandeurs de réussite aux examens que d’épanouissement (…). Ce type de comportements n’incite pas à des engagements collectifs ni à la recherche d’une amélioration générale de l’école».[7] Si ceci concerne probablement la majorité des parents, il ne faut pas oublier qu’ils sont de plus en plus nombreux à rechercher un type d’enseignement plus épanouissant pour leur(s) enfant(s).

Un regain d’intérêt pour les pédagogies actives

En effet, une série de parents et d’enseignant·e·s se disent insatisfait·e·s du système scolaire actuel, ce qui les incite à rechercher ou créer des écoles à pédagogie alternative. Bien qu’elles restent minoritaires en Belgique et en France (comme dans la plupart des pays européens, sauf en Scandinavie), ces pédagogies connaissent ces dix dernières années un boom dans les écoles privées. En Belgique, le nombre d’écoles pratiquant ces pédagogies reste flou car toutes ne l’affichent pas clairement. Celles qui se revendiquent à 100 % Freinet, Decroly… se comptent encore sur les doigts de la main. Mais on perçoit de plus en plus l’influence de ces pédagogies. Certaines idées sont reprises par des écoles qui se veulent innovantes et proposent ce qu’on appelle communément ‘la pédagogie par projets’. Et donc beaucoup d’écoles «réinventent ces pédagogies, les hybrident, les mélangent» explique un article de RTBF.info. Un exemple récent y est cité, le Lycée intégral Roger Lallemand à Saint-Gilles (région bruxelloise), qui propose un enseignement général à pédagogie active, «Et cela en accord avec les objectifs généraux du décret «Missions» de la Communauté. Sur son site, les devises «Apprendre pour être libre» et «On apprend au travers de ce que l’on est» indiquent une pédagogie «intégratrice» qui vise à donner du sens aux apprentissages[8]». D’après un article du «Parisien», en France, pour la rentrée 2016, 93 nouveaux établissements ont été créés dans l’enseignement privé, totalisant 61.515 élèves. 72 % de ces écoles se disent d’inspiration à pédagogie active, les 28 % restants étant des écoles confessionnelles. Une centaine de nouveaux établissements sont ainsi créés chaque année depuis 3 ans chez nos voisins français[9]. Les pays scandinaves ont quant à eux intégré les principes des pédagogies actives dans leur enseignement depuis longtemps. En Finlande, «la référence à la pédagogie active est claire, elle semble incontournable, tout en laissant une grande liberté pour les choix pédagogiques des enseignants. (…) Le système est centré sur l’enfant, avec un lien entre apprentissage individuel et apprentissage coopératif»[10]. L’enquête PISA reconnait le système éducatif finlandais comme l’un des meilleurs au monde depuis le début des années 2000. Ce qui donne à réfléchir[11]

Un projet politique

Rappelons qu’en Finlande, c’est grâce à une série de réformes progressivement mises en place par les responsables politiques, dès les années 70, que le système scolaire s’est considérablement amélioré, au point de faire beaucoup d’envieux parmi les autres pays. Plusieurs décennies d’efforts ont été nécessaires et portent leurs fruits en termes de réussite des élèves et de réduction des inégalités sociales, même si ce système rencontre aussi des limites. Ce pays nous montre en tous cas que le monde politique a aussi sa part dans la généralisation ou non des pédagogies actives. Une part décisive, car il ne suffit pas de vouloir apporter du changement, il faut aussi se donner des moyens structurels et budgétaires pour les concrétiser. Ces moyens sont nécessaires pour: approfondir la formation des enseignant·e·s, fournir un encadrement plus individualisé aux élèves qui en ont besoin, offrir une réelle gratuité de l’école, etc. Or, les freins sont auprès des hommes ou femmes politiques: comme les enseignant·e·s, ils ont souvent été eux-mêmes de bons élèves et ont du mal à remettre un cause un système qui leur a permis de réussir. Apprendre à réfléchir, à devenir un citoyen ou une citoyenne responsable, c’est une vision plus politique de l’école qui a été prônée par Freinet et Montessori. Le monde politique est-il prêt et désireux de la développer? Bien qu’attractive sur papier, elle suscite des inquiétudes. C’est le constat de Marie-Laure Viaud: «D’une part, les pédagogies nouvelles favorisent, bien plus que le système standard, l’esprit critique, la capacité à s’exprimer, à monter des projets, à prendre des responsabilités collectives. En un mot, elles forment des citoyens capables d’une contestation active de la société. (…) Près de cent cinquante ans après son développement, le mouvement de l’école ‘nouvelle’ dérange toujours…».

Des pédagogies à revisiter et combiner

Benoît Galand, en tant que chercheur universitaire, invite à la prudence quant à la création d’écoles à pédagogies actives. Il affirme qu’il existe toute une série d’études quantitatives et qualitatives sur ces pédagogies, dont on ne tient pas compte pour déterminer ce qui fonctionne ou pas. Comme ces pédagogies ont une centaine d’années ou plus, il faudrait pouvoir faire le tri, quels aspects restent intéressants ou non à l’heure actuelle. Il regrette le fait que beaucoup d’initiatives restent trop individuelles ou locales (quelques enseignant·e·s dans une école mène un projet, par exemple) et que l’ensemble du système ne bénéficie pas de leur expérience. Il questionne aussi le fait de suivre exclusivement la méthode de l’un ou l’autre: «Le but, à la limite, n’est pas de suivre une recette, de faire du Freinet, Decroly ou Montessori, c’est de faire avancer les élèves». Outre les pédagogies actives, d’autres outils et méthodes existent, dont il serait pertinent de s’inspirer également pour créer un enseignement moderne et épanouissant pour tous.

Conclusion

Bien que les mentalités évoluent en Belgique et en France, nos pays ne semblent pas encore prêts à généraliser les écoles à pédagogie active, comme cela s’est fait dans les pays scandinaves. Pourtant, au regard du nombre grandissant de livres existant sur le sujet, de plus en plus de parents s’en inspirent pour l’éducation des enfants à la maison. Puisque les familles font la démarche, pourquoi pas l’école? Au final, les questions essentielles soulevées par les pédagogies actives nous concernent tous: Quel est le rôle de l’école? Qu’estelle supposée apprendre aux élèves et comment? Chacun.e de nous aura probablement sa réponse. Pour finir, une pensée de Victor Hugo qui pourra sans doute alimenter notre réflexion: «Les maîtres d’école sont des jardiniers en intelligences humaines».  

Nathalie Masure, Ligue de l’Enseignement et de l’Éducation permanente  

[1] Voir notre interview dans la Revue Eduquer n° 122, mai 2016, pages 15 à 18. [2] Montessori, Freinet, Steiner… une école différente pour mon enfant?», MarieLaure Viaud, Nathan, 2008, p 14. [3] Enseignons.be, est une asbl ayant créé un outil en ligne à l’attention des enseignant.e.s pour le partage interréseaux d’informations, d’expériences, de préparations de cours: «Les pédagogies actives pourquoi ca marche», 26/07/2010, Enseignons.be. [4] Idem. [5] «Ni cours, ni programme: bienvenue dans les écoles démocratiques», 25/ 04 /2016, Slate. [6] «Les pédagogies actives pourquoi ca marche», 26/07/2010, Enseignons.be. [7] «Montessori, Freinet, Steiner… une école différente pour mon enfant?», MarieLaure Viaud, Nathan, 2008, p 13. [8] «Le retour des pédagogies alternatives: quand l’école se réinvente», 29/08/2017, RTBF.be. [9] «Pédagogies alternatives, à la recherche d’une autre école», 30/06/2017, Le Parisien.fr. [10] . «Éducation et formation des enseignants en Finlande: la place des pédagogies actives et coopératives». 2009, Florence Saint-Luc. [11] Voir à ce sujet, notre article dans Éduquer n°140.  

Autres sources consultées:

  • Wikipedia
  • www.psycho-ressources.com/doc/1205Les_pedagogues_qui_nous_ont_tr.pdf
  • www.acepprif.org/wp-content/uploads/2016/11/maif-dossier-pedagogies-alternatives.pdf
  • https://vivre-ensemble.be/IMG/pdf/2014-09-pedagogies_actives.pdf

Les idées-clés des «grands pédagogues»

Marie Montessori: préconise l’auto-apprentissage par expériences et l’auto-discipline, avec liberté du choix des activités parmi le matériel proposé. Pour en savoir plus, lisez notre article: Maria Montessori, femme hors du commun           Ovide Decroly: l’élève apprend de façon globale, les apprentissages sont basés sur les 4 besoins élémentaires de l’homme, de la société et de la nature, identifiés par Decroly: se nourrir, se protéger, se défendre, travailler. Pour en savoir plus, lisez notre article: Ovide Decroly, homme passionné par l’enfance et la pédagogie       Célestin Freinet: favorise l’apprentissage par projets et l’expression libre, en insistant sur le travail collectif et la coopération. Pour en savoir plus, lisez notre article: Freinet: l’école de la démocratie         Rudolf Steiner: donne une grande place au développement artistique, aux rythmes et rituels, son enseignement est basé sur l’anthroposophie (renouveau spirituel). Pour en savoir plus, lisez notre article: Rudolf steiner, pédagogue controversé

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éduquer

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