Ovide Decroly, homme passionné par l’enfance et la pédagogie

Dimanche 25 février 2018

Pour un homme ou une femme du XXIe siècle, il est difficile de se rendre compte à quel point, voici cent ans, l’école ressemblait à une caserne[1]. C’est pourquoi plusieurs pédagogues du 20e siècle ont tenté de révolutionner l’éducation. Ovide Decroly (1871-1932) est l’un d’eux. Médecin belge, il est le père de la «méthode globale de lecture» et partisan de la pédagogie par projet.
Contemporain de la pédagogue Maria Montessori, Ovide Decroly a, comme elle, une formation en neurologie. En 1901, on propose à Ovide Decroly de devenir responsable d’une clinique-laboratoire pour des enfants qu’il appelle «irréguliers» (il refuse le mot «handicap»), souffrant de troubles du langage ou de maladies nerveuses. Il décide de créer la clinique dans sa propre maison, car il veut pouvoir observer les jeunes dans leur vie quotidienne. C’est ainsi qu’il fonde un Institut d’enseignement spécial sous la forme d’un internat mixte: «Les enfants y vivent librement, et sont éduqués avec les trois enfants du médecin. Présent chaque jour avec les enfants et effectuant des bilans chaque soir avec ses collaborateurs, il élabore, enrichit ses réflexions et les principes de sa pédagogie»[2].

Une alternative à l’enseignement traditionnel

Dès 1904, Decroly conteste violemment l’enseignement tel qu’il est conçu et pratiqué, et propose sa pédagogie comme alternative. Rappelons que le principal objectif de l’école à cette époque était de préparer les jeunes à occuper une place précise dans la société et d’augmenter le rendement de leurs activités futures. Decroly, à l’instar de Montessori, part plutôt des besoins de l’enfant et l’appréhende dans sa globalité, en prenant en compte ses aspects physiques, sociaux et psychiques. Il est partisan des méthodes actives d’apprentissage qui permettent à l’enfant d’être l’acteur principal de ses acquis. Les exercices se fondent sur l’expérience, la manipulation, les travaux manuels ainsi que les jeux. à l’époque, l’école n’est pas obligatoire en Belgique (elle ne le sera qu’à partir de 1914). En 1907, à quelques pas de son premier Institut, Decroly fonde l’école de l’Ermitage à Bruxelles, destinée aux enfants sans handicap. La première classe compte seulement 7 enfants, issus de familles de collègues ou ami-e-s, mais ce nombre va se multiplier bien vite[3]. «École pour la vie, par la vie» est la devise de l’établissement, ce qui résume parfaitement la vision de Decroly[4]. à l’époque, la pédagogie de Decroly, bien qu’apprécié par la bourgeoise progressiste, rencontre une certaine hostilité de la part de l’opinion publique belge et d’une partie du monde enseignant.

Les éléments-clés de sa pédagogie

La pédagogie de Decroly repose sur les fondements suivants: la globalisation: c’est l’idée que l’enfant pense et apprend globalement. Par conséquent, c’est une approche complète et transversale qu’il faut proposer à l’élève, pour passer ensuite à l’analyse, aux détails, à l’abstrait. C’est de ce principe que s’inspire la méthode globale de lecture, mise au point par Decroly et devenue célèbre. Les centres d’intérêts de l’enfant sont considérés comme la base des apprentissages, l’intérêt étant l’expression d’un besoin. Pour stimuler l’intelligence d’un enfant, il faut s’adresser à son affectivité et exciter sa curiosité. Pour Decroly cela se fait dans une double dimension «apprendre à me connaître et connaître les autres êtres vivants, et aussi découvrir le milieu dans lequel je vis, la nature…».
Les 4 besoins élémentaires identifiés par Decroly sont: se nourrir, lutter contre les intempéries, se défendre contre les dangers et ennemis divers, travailler et agir.
Ces centres d’intérêt servent toujours de fil conducteur dans l’enseignement de type Decroly/Hamaïde: le même thème est fixé pour toute l’école et est traité dans toutes les disciplines. L’ouverture sur la nature est fondamentale, car elle est une mine inépuisable de sujets susceptibles d’intéresser les élèves, donc de les faire penser, parler, écrire… de façon tout à fait naturelle. Dans cette conception, «la classe-atelier» déborde de l’école, elle est même partout: la cuisine, l’atelier, les magasins, la rue... Ainsi peut se réaliser un autre concept-clé de l’école: «du concret vers l’abstrait». L’organisation scolaire est fondée sur les projets: les élèves peuvent choisir les sujets qu’ils désirent traiter et les propositions sont négociées par le groupe-classe qui construit un plan de travail échelonné dans le temps. Pour Decroly, le processus d’apprentissage se construit en trois phases. «La première est l’observation, point de départ de toute activité parce qu’elle assure une prise de contact directe et motivante avec la réalité des choses et des êtres. Vient ensuite l’association qui intègre les faits observés dans les acquis antérieurs et suscite de nouvelles investigations par des comparaisons et par la recherche des hypothèses d’explication. L’expression intervient tout au long du processus de réflexion verbale, graphique et concrète, toujours personnalisée, progressivement affinée»[5].

Le rôle de l’enseignant

Comme dans toutes les méthodes actives, l’adulte reste garant des apprentissages, mais sans délivrer un savoir à étudier. Son rôle est d’encourager et de conseiller les élèves dans leurs démarches d’apprentissage, par tâtonnements, avec droit à l’erreur et découvertes. Il s’efforce d’être à l’écoute des intérêts et des difficultés de chacun. L’idée est de donner aux enfants le goût d’apprendre et les clés pour apprendre par eux-mêmes. Comme l’écrit l’une des disciples de Decroly, Amélie Hamaïde: «Peu de mots, beaucoup de faits. Il montre, fait observer sur le vif, analyser, manipuler, expérimenter, confectionner, collectionner». Cela demande de la part des enseignant-e-s de nombreuses compétences, à la fois professionnelles et humaines. La pédagogie de Decroly et Freinet a une particularité essentielle supplémentaire: elle est axée sur les apports et projets des élèves (ce qui n’est pas le cas chez Montessori). Il faut donc aux professeur-e-s une très grande flexibilité pour s’adapter à ces apports quotidiens et continuer à favoriser l’approche transversale des activités.

Transmission de sa méthode

Pour changer l’école, il faut sensibiliser les (futur-e-s) enseignant-e-s aux nouvelles méthodes: «De 1908 à 1923, le docteur Decroly a donné une série d’exposés à la Ville de Bruxelles. (…)La nouveauté et l’efficacité de ses pratiques attirèrent l’attention des autorités de la Ville, où la Ligue de l’Enseignement défendait depuis longtemps les méthodes actives. Simples et familières, les ‘causeries’ de Decroly ont pour but de préparer le personnel enseignant à l’obligation scolaire par l’introduction des méthodes actives»[6]. A partir de 1920 et les années suivantes: Decroly est professeur de la psychologie de l’enfant à l’Université de Bruxelles (ULB), puis chargé de cours dans d’autres écoles supérieures de Bruxelles. En 1921, Decroly fonde, avec d’autres, la Ligue Internationale de l’Éducation nouvelle et continue ensuite d’y jouer un rôle actif important, il en sera même le président.

Une disciple d’envergure: Amélie Hamaïde

Dès 1922, c’est Amélie Hamaïde, l’une des plus proches collaboratrices de Decroly, qui sera ensuite directrice de l’école de l’Ermitage, qui rédige «La méthode Decroly». Traduit en 13 langues, ce livre permet un rayonnement de la méthode à plus grande échelle. A. Hamaïde s’est également beaucoup investie pour former les enseignant-e-s à la méthode Decroly, voyageant sur plusieurs continents pour la diffuser. Elle avait déjà ouvert deux «classes Decroly» au Lycée Carter de Bruxelles dans un premier temps, puis d’autres dans les communes de Bruxelles-Ville et d’Anderlecht. «Ses classes pilotes ont convaincu ses inspecteurs pédagogiques au point qu’un ‘programme Decroly’ fut conçu pour les écoles de la ville de Bruxelles en 1922»[7]. Après la mort de Decroly, A. Hamaïde devient à son tour présidente de la Ligue de l’Éducation Nouvelle et ouvre l’école qui porte son propre nom en 1934. L’école Hamaïde existe toujours à Uccle et compte plus de 400 élèves du maternel au primaire. La méthode Decroly s’est internationalisée. En 1932, elle compte déjà des adeptes en Europe mais également en Turquie et en Amérique du Sud. Elle est même adoptée officiellement dans le programme des écoles publiques en Équateur.

Les écoles de type Decroly, Hamaïde et Freinet dans le paysage scolaire belge

Ces écoles sont aujourd’hui de type «libre non-confessionnelle subventionnée»: c’est-à-dire qu’elles reçoivent des subventions de l’État. Dans ce cadre, elles doivent suivre le programme officiel, faire passer l’épreuve du CEB en fin de 6e primaire, etc. A noter que ces subsides sont insuffisants pour couvrir tous les frais de fonctionnement de ces écoles, qui demandent donc une contribution financière aux parents. Bien que les méthodes actives soient attractives pour beaucoup d’enfants et d’adultes, tous les élèves n’accrochent pas à ce type de pédagogie pour diverses raisons. En fonction de leur personnalité, certains enfants ont besoin d’apprendre de façon plus structurée ou directive, ou en ayant plus de discipline stricte de la part de l’adulte. La méthode globale de lecture notamment, ne convient pas à tous les enfants.   Nathalie Masure, Ligue de l’Enseignement et de l’Education permanente   [1] «Les pédagogies Decroly et Freinet, Jean-Michel Dufays, «dans https://www.cairn.info/revue-cahiers-bruxellois-2015-1, p 107 [2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Ovide_Decroly [3] C’est la même année que Maria Montessori fonde son école: «la Maison des Enfants», dans un quartier défavorisé de Rome. [4] Cette école existe toujours, à Uccle, et compte aujourd’hui 1.000 élèves, du maternel au secondaire. [5] http://www.ecoledecroly.be/wa_files/PROJETS_202012.pdf, p 7. [6] Centre d’études decrolyennes: «Causeries du Docteur Decroly», 1999, duplicata 2014, p 3. [7] http://www.ecolehamaide.be

Pour en savoir plus:

Site de l’école Decroly: www.ecoledecroly.be Site de l’Institut Decroly asbl enseignement spécialisé: www.decroly.be Site de l’école Hamaïde: www.ecolehamaide.be

La méthode globale

La «méthode globale» de lecture a 100 ans! Son principe est de partir de la lecture de la phrase (le global) vers la lecture des lettres, ce qui comporte des avantages comme des inconvénients. Peu d’instituteur-trice-s l’utilisent encore aujourd’hui de façon exclusive. Elle a inspiré dès les années 1950 une méthode mixte, que la plupart utilisent aujourd’hui.

Quelques dates-clés

1871: Naissance d’Ovide Decroly à Renaix 1901: Création de l’Institut d’enseignement spécial pour enfants souffrant de maladies nerveuses 1902: Initiation de Decroly comme franc-maçon 1907: Fondation de l’école de l’Ermitage à Bruxelles (qui deviendra plus tard «L’école Decroly») 1921: Decroly est l’un des fondateurs de la Ligue Internationale de l’Education nouvelle 1922: Rédaction du livre «La méthode Decroly» par Amélie Hamaïde, une de ses disciples 1932: Décès de Decroly, affaibli par ses nombreuses activités professionnelles, à l’âge de 62 ans

Qu’est devenu l’Institut d’enseignement spécial fondé par Decroly?

En 1910, il déménage au lieudit «Vossegat» (actuellement rue du Bambou), où les deux filles de Decroly travaillent jusqu’en 1971. Cette année-là, l’Institut est repris par la prévoyance sociale, jusqu’au début des années 90. La gestion est depuis assurée par une association de communes bruxelloises sous le nom «l’Institut Decroly asbl enseignement spécialisé».  

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