L’école du dehors, un enseignement déconfiné

Vendredi 7 juin 2024

©Akadarcee - pixabay.com
Timothé Fillon, secteur communication Ligue de l'Enseignement

Alors que les technologies emmurent de plus en plus les enfants dans une bulle d’insensibilité, le développement de la classe à l’extérieur, à la suite de la pandémie, ouvre de nouveaux sentiers à l’apprentissage. Quels en sont les bienfaits sur la santé mentale et physique des élèves? Pourquoi et comment enseigner dehors? Nous avons rencontré des acteurs et actrices qui emmènent les jeunes sillonner ces hors-pistes pédagogiques.

L’école du dehors désigne un ensemble de pratiques d’enseignement qui se font à l’extérieur, dans un lieu proche de l’établissement scolaire, en ville comme à la campagne: dans une cour, dans un parc ou un jardin. Inspirée par l’éducation nouvelle (Dewey, Montessori, Freinet, Decroly, Steiner, etc.), la pratique de l'école en plein air s'est considérablement développée en Belgique depuis le début des années 2010. La pandémie en a encore accéléré l’essor en 2020. Lors du déconfinement progressif, la ministre de l’Éducation Caroline Désir recommandait de faire classe dehors afin de respecter le maintien des consignes sanitaires. Le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) et la Région Wallonne, par l’appui des ministres Désir et Tellier, ont uni leurs forces pour «permettre à davantage d’enseignant·es de donner cours à l’extérieur»1 . Cette collaboration a donné lieu à un appel à projets lancé par le gouvernement wallon en mai 2022, visant à renforcer la formation des équipes enseignantes dans ce domaine.

«La relation pédagogique est totalement différente. Les cours à l’extérieur réenchantent ma pratique.»

Élargir les limites de l’apprentissage

Organiser des cours en plein air, c'est prendre le risque d’aller bousculer des préjugés parfois profondément enracinés: «les élèves doivent être confinés dans une salle pour apprendre», «la gestion de groupe sera plus ardue», «les émotions entravent l’apprentissage cognitif», etc. L’école du dehors s’appuie sur des arguments pédagogiques, largement étayés: alors que les cours à l’intérieur stimulent essentiellement les perceptions visuelles, tactiles et auditives, le dehors réquisitionne tous les sens et développe les attitudes psychomotrices des élèves.
Chercheuse au CERE et corédactrice de l’étude Apprendre dehors. Enjeux des pratiques éducatives ancrées dans le milieu, Caroline Leterme en relate les principales vertus pédagogiques: «Pour apprendre, l’enfant a besoin de faire, de sentir, de manipuler et de bouger. En mobilisant le corps et les sens, l’école du dehors permet d’ancrer les apprentissages dans un milieu de vie et de leur donner sens. Une expérience vécue s’inscrit plus durablement chez les élèves. Dans un deuxième temps, les connaissances découvertes à l’extérieur peuvent constituer un socle pour cultiver des compétences plus abstraites. Les allers-retours entre l’extérieur et la classe élargissent les limites de l’apprentissage».
Les bienfaits didactiques ne concernent pas exclusivement les élèves car ils impliquent l’ensemble de la relation éducative, comme nous l’explique Caroline Leterme à la suite de son enquête menée auprès de nombreux acteurs et actrices du dehors: «Tous les enseignants rencontrés m’expliquaient ne plus pouvoir s’en passer tant ils apprécient le bien-être de la nature, le regard sur les élèves qui change, l’aspect disciplinaire qui devient moins difficile à gérer, les enfants qui s’autorégulent et apprécient les sorties…»
Des propos qui résonnent avec les enseignantes contactées, comme Mélanie Guillaume, professeure de français en 2e secondaire d’un collège situé en périphérie namuroise: «Un des avantages majeurs du dehors est l’opportunité d’alterner différents rythmes d’apprentissage avec les élèves. Nous pouvons travailler sur la cohésion de groupe et sur des moments d’introspection. La relation pédagogique est totalement différente. Les cours à l’extérieur réenchantent ma pratique.»
Même si le dehors ne pourrait être qu’une feuille de vigne sur des problèmes globaux, ce nouveau rapport à la profession est un aspect à considérer en raison de l’état de santé de l’éducation. Selon les derniers chiffres communiqués lors de la journée d’étude sur la pénurie d’enseignant·es en FWB organisée par l’Université libre de Bruxelles, 33,7% des enseignant·es ont quitté l’enseignement au cours des cinq années qui ont suivi leur entrée en fonction, alors que 86% des directions d’établissement estiment que le manque d’enseignant·es qualifié·es limite fortement ou dans une certaine mesure la capacité de leur établissement à offrir un enseignement de qualité. «À l’extérieur, avec les relations qui se modifient, certains enseignants nous disaient renouer avec le sens profond de leur métier», confie Caroline Leterme.

Le syndrome de manque de nature

La santé des élèves est également un argument qui penche en faveur de l’école du dehors. L’enquête Comportements, bien-être et santé des élèves réalisée par le SIPES-ULB dresse le constat d’une augmentation linéaire du stress vis-à-vis du travail scolaire durant la dernière décennie. Alors que 27% des élèves de secondaire scolarisés à Bruxelles et en Wallonie affirmaient se sentir «assez» et «beaucoup» stressés en 2010, plus de la moitié – 59% – indiquait en souffrir en 2022. La sortie en plein air pourrait amener une bulle d’oxygène pour lutter contre ce sentiment d’anxiété. En effet, le fait de passer du temps dans un espace vert est associé à une diminution du rythme cardiaque, de la pression artérielle ainsi que des niveaux d'hormones de stress tels que le cortisol et l'adrénaline, comme le démontre une étude publiée dans l'International Journal of Environmental Research and Public Health2 .
Autrice de l’ouvrage de référence sur les classes à l’extérieur Dehors, j’apprends, Christine Partoune souligne un autre paramètre vertueux susceptible de germer de ces conditions d’enseignement: «Les enfants ne sont pas programmés pour être assis. Le dehors leur permet d’être en mouvement, ce qui est particulièrement important quand on mesure les conséquences de la sédentarité sur leur santé. Le fait d’avoir la possibilité de se déplacer aide également les enfants souffrant de trouble de l’attention à canaliser leur hyperactivité
De son côté, l’essayiste américain Richard Louv a développé une notion qui cristallise ces différents problèmes de santé en les liant au rapport entre modernité et environnement: le syndrome de manque de nature. Ce diagnostic découle de trois paramètres: les peurs des proches, l’accès limité à des espaces de nature et l’augmentation des nouvelles technologies. «Nous assistons à un phénomène d’analphabétisation environnementale», évoque Christine Partoune en se référant à son expérience de professeure de géographie dans le secondaire, avant l’enseignement de la didactique à l’Université de Liège et à la Haute École Libre mosane. «La sédentarité peut générer une forme de neurasthénie renforcée par une solastalgie croissante quand il s’agit d’appréhender les mauvaises nouvelles du monde, en particulier concernant l’état de l’environnement.»
Les enjeux sanitaires de l’organisation des classes à l’extérieur recoupent ceux du changement climatique, même s’il est important de les réfléchir à partir de ce que le professeur en éducation relative à l'environnement (ErE) de l’Université du Québec, Thomas Berryman, qualifie de «risque d’instrumentalisation du rapport à la nature». Un utilitarisme médicinal qui, selon le chercheur, pourrait «éclipser des questions plus larges ou plus globales de développement humain favorisant un sens de parenté et de continuité avec le monde»3 .

«L’école du dehors est une forme didactique qui émerge au confluent d’un certain nombre de besoins de l’enfant et de ceux de l’époque. Le dehors amène spontanément un questionnement écologique.»

Réenraciner l’apprentissage

L’école du dehors est une forme didactique qui émerge au confluent d’un certain nombre de besoins de l’enfant et de ceux de l’époque. «Le dehors amène spontanément un questionnement écologique», nous confiait une institutrice. Cette idée a fait l’objet d’une étude chez Écotopie, un laboratoire d’écopédagogie, afin de mieux comprendre ce lien entre l’éducation par la nature et le développement de l’écocitoyenneté. Emeline De Bouver, chargée de cette recherche explique: «Cette pratique est l’opportunité d’opérer un déplacement du centre de gravité pédagogique: il n’y a pas que l’être humain qui forme, le vivant nous “écoforme”. L’école du dehors offre un espace pour relier et enraciner l’apprenant à son environnement
L’apprentissage dans le territoire est également un apprentissage du territoire: «Par le sensible et l’expérience subjective, un lien au vivant ouvre des portes pour réancrer les apprenants dans le terrestre», développe la chercheuse associative. Une expérience de reliance qui, si elle est accompagnée, décodée, mise en mots et partagée, peut impliquer indirectement les élèves dans un rapport de protection avec le territoire. «Si la nature forme, le rôle du pédagogue n’en reste pas moins essentiel, résume Emeline De Bouver. L’exposition à la nature ne suffit pas à prendre soin d’elle. Faire classe dans une nature qui reste un paysage ou une ressource dans laquelle l’instituteur puise des éléments instructifs est pauvre au niveau de l’engagement climatique.»
En outre, déplacer une vingtaine d’élèves dans un espace vert, sans prendre soin de celui-ci, engendra plus de détérioration que de préservation. Dès lors, faire classe dehors nécessite d’articuler le bien-être de l’environnement à celui des enfants, en évitant que ce dernier devienne prédominant.

«L’exposition à la nature ne suffit pas à prendre soin d’elle. Faire classe dans une nature qui reste un paysage ou une ressource dans laquelle l’instituteur puise des éléments instructifs est pauvre au niveau de l’engagement climatique.»

  • 1https://tellier.wallonie.be/home/presse--actualites/communiques-de-pres…
  • 2YU et al. Effects of Short Forest Bathing Program on Autonomic Nervous System Activity and Mood States in Middle-Aged and Elderly Individuals, International Journal of Environmental Research and Public Health, Août 2017.
  • 3BERRYMAN, T. Identité et engagement en éducation relative à l’environnement, in SAUVÉ L., ORELLANA I. et VILLEMAGNE C. (Dirs), Éducation, Environnement, Écocitoyenneté. Repères contemporains (p.14-46), Presses de l’Université du Québec, 2017.

juin 2024

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