Empathie: le propre de l'être humain?

Mercredi 29 mai 2024

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François Chamaraux, docteur en sciences, enseignant en mathématiques et sciences

On appelle empathie la capacité à reconnaître, ressentir, comprendre les sentiments et les émotions d’un autre individu. Cette capacité qui nous fait dire que quelqu’un est «profondément humain» est-elle, justement, le propre de notre espèce? Nous allons nous poser ici quelques-unes de ces questions, importantes en éthologie: les humains, parmi les animaux, ont-ils le monopole de l’empathie? Si non, quels animaux en sont pourvus? Comment expliquer ces comportements?

Malgré une étymologie presque identique (l’une en grec, l’autre en latin1 !), l’empathie se distingue de la compassion dans la mesure où la compassion porte à partager les souffrances d’autrui et à désirer les soulager. Nous voyons donc deux différences importantes entre empathie et compassion. D’une part, l’empathie peut concerner des émotions positives, quand la compassion ne concerne que les souffrances: «Te voir heureuse me fait plaisir» est empathique, et non compassionnel. D’autre part, la compassion s’accompagne d’un désir d’action, ce qui n’est pas nécessairement le cas de l’empathie. Lorsqu’on assiste à un spectacle de funambulisme, on ressent physiquement de la peur à la place de la personne sur la corde raide (empathie), mais on n’intervient pas: pas de compassion pour l’artiste!
Le grand éthologue Frans de Waal2 a proposé plusieurs degrés dans l’empathie. Le stade le plus simple est appelé contagion émotionnelle. Comme le terme l’indique bien, il consiste à avoir, par exemple, peur ou mal pour les autres. C’est à cause de la contagion émotionnelle que nous avons peur en voyant le funambule, que nous ressentons une aversion pour la douleur des autres, même s’ils nous sont inconnus.
Un degré supplémentaire est atteint avec le souci empathique. Là, il s’agit d’identifier consciemment les états émotionnels de l’autre, ce qui, souvent, entraîne la compassion, donc une action d’aide. Par exemple, on identifie le chagrin chez un ami, et on le réconforte.
Enfin, on atteint le degré le plus complexe d’empathie avec la prise de perspective, autrement dit la faculté de «se mettre à la place de l’autre». La personne en empathie, bien que n’étant pas dans la même situation que la personne en difficulté, procure une aide personnalisée et ajustée au besoin: donc plus qu’un réconfort «standard» comme dans le stade précédent.

Quels animaux pour quelle empathie?

De nombreuses expériences, menées sur différentes espèces animales, montrent une diversité de comportements empathiques chez les non-humains3 . La contagion émotionnelle, par exemple, semble partagée par la plupart des mammifères, mais aussi par certains oiseaux. Chez le rat par exemple, l’aversion à la douleur a été prouvée par une expérience où on observe que, placé face à un choix, le rat préfère ne pas infliger de douleur à ses congénères.
On a observé du souci empathique (le deuxième degré de l’empathie) chez les campagnols, au moyen de l’expérience suivante. On sépare un couple de ces petits rongeurs trente minutes, et on impose à l’un des deux un stress. Au moment des retrouvailles, le conjoint identifie le stress chez l’autre et lui manifeste du réconfort sous forme de toilettage, et ce de façon plus fréquente que chez les couples sans stress.
Enfin, les grands singes semblent capables du degré le plus complexe d’empathie, la prise de perspective, comme le montre l’expérience suivante: le chimpanzé A a besoin d’un outil pour atteindre de la nourriture. Le chimpanzé B possède une boîte à outils, dont un seul est adapté au besoin de A. On observe alors que B choisit l’outil adéquat et le donne à A. Ce singe sait donc déchiffrer le besoin et ajuster l’aide, en se mettant à la place de l’autre.
Un cas fascinant concerne l’empathie entre espèces différentes. La situation des chiens et humains est bien documentée. Le chien discrimine les émotions humaines, les expressions du visage, les odeurs. Des expériences de sauvetage ont été menées, où les chiens libèrent les maîtres plus souvent si le maître est sous stress. Le livre d’Anny Duperey, Complicités animales4 , rapporte des cas de sauvetage d’humains par des chiens, singes ou même un cochon, ainsi que des amitiés (comment le dire autrement?) entre animaux non humains d’espèces différentes.

«L’empathie, loin d’être limitée aux mammifères, est présente – du moins sous sa forme la plus simple de contagion émotionnelle – chez une espèce de poisson et mobilise chez tous ces animaux une même hormone, l’ocytocine.»

L’étonnante expérience des poissons-zèbres

Des mammifères et des oiseaux empathiques, pourquoi pas, mais qu’en est-il des poissons? Une étonnante expérience5 montre que le poisson-zèbre (un petit poisson fréquemment utilisé pour les expérimentations en biologie) est également capable de contagion émotionnelle. Voici en deux mots le protocole: un poisson observateur est placé devant un banc de poissons dans un aquarium voisin (donc sans communication chimique), auquel les scientifiques ont administré soit de l’eau (groupe contrôle), soit une substance stressante. Lorsque le banc de poisson est soumis à cet environnement alarmant, il montre un comportement de peur (notamment le fait de se figer). Le poisson observateur montre alors un comportement analogue: il s’agit bien de contagion émotionnelle! De plus, les auteurs montrent que cette contagion nécessite de l’ocytocine, une hormone en jeu dans les mécanismes d’empathie chez les mammifères. Un examen plus approfondi montre même que chez le poisson et le mammifère, la même région du cerveau est impliquée.

Origines évolutives

L’empathie, loin d’être limitée aux mammifères, est donc présente – du moins sous sa forme la plus simple de contagion émotionnelle – chez une espèce de poisson et mobilise chez tous ces animaux une même hormone, l’ocytocine. Que conclure de cette observation? Il serait tentant d’affirmer que, si on retrouve cette capacité chez deux groupes aussi éloignés que les poissons et les mammifères, impliquant de plus la même hormone dans la même région du cerveau, alors cette capacité est présente depuis, au moins, l’époque de l’ancêtre commun aux poissons et aux mammifères. Pour faire une analogie: si Mme Dutertre croise une autre Mme Dutertre inconnue d’elle, elle aura tendance à conclure qu’elles ont un ancêtre commun.

Mais les auteurs restent prudents: en effet, lorsqu’on constate un même trait dans deux familles éloignées, cela peut aussi provenir d’un phénomène de convergence évolutive, c’est-à-dire un scénario où ces traits sont arrivés séparément chez les deux groupes. Par exemple, le fait que les hirondelles et les chauves-souris volent ne prouve pas que leur ancêtre commun (un poisson) volait! De même, les deux Mmes Dutertre peuvent très bien n’avoir aucun ancêtre commun portant ce nom, et descendre chacune d’une personne habitant à proximité d’un tertre vers 1150, l’une en Ardenne et l’autre en Poitou. Peut-être même que la deuxième Mme Dutertre descend d’un Monsieur Duterte changé en Dutertre par une erreur d’état civil au XIXe siècle.
On peut donc tout à fait imaginer un schéma où la contagion émotionnelle, absente il y a 400 millions d’années, soit arrivée tout récemment (il y a quelques dizaines de millions d’années par exemple) et indépendamment, chez les poissons et chez les mammifères.

«L’empathie favorise la cohésion sociale. Elle permet de restaurer le lien après une dispute, de réduire le stress. En ce sens, elle favorise grandement la survie du groupe.»

L’empathie, à quoi ça sert?

Mais finalement, pourquoi une capacité aussi étrange que la contagion émotionnelle serait-elle arrivée chez les animaux? Autrement dit: dans une perspective darwinienne de «survie du plus apte», en quoi «avoir peur ou mal pour les autres» permet-il à l’animal concerné de mieux survivre ou d’avoir une descendance plus nombreuse? A priori, on pourrait voir le fait d’avoir mal pour les autres comme un handicap: cela empêche, par exemple, de porter des coups à un prédateur ou un concurrent, et donc de se défendre.
Première raison, assez claire chez les poissons ou les oiseaux vivant en groupe: la peur qui se propage rapidement dans un groupe permet une meilleure survie. En effet, il suffit qu’un seul individu ait vu un prédateur pour que le réflexe de survie (l’immobilité, la fuite, etc.) se propage de proche en proche par observation du voisin. L’information du danger percole alors très rapidement dans le groupe, sans que les animaux aient tous besoin de surveiller les alentours. La contagion émotionnelle est donc un moyen d’avoir des «informations valables sur des menaces environnementales sans directement les percevoir»6 . En somme, elle est un moyen de communication sans bruit, parfaitement adaptée aux poissons.
Ce raisonnement est bien sûr valable pour les humains, où le déclenchement de réflexes de survie peut être amorcé par la vision d’une manifestation de peur chez le voisin, plutôt qu’à la vision directe du danger. Il suffit d’observer comme un vent de panique se répand rapidement sur une place bondée, alors que seules quelques personnes ont vu directement le danger, pour constater la puissance de la contagion émotionnelle7 .
Ensuite, l’empathie favorise la cohésion sociale. Elle permet de restaurer le lien après une dispute, de réduire le stress. En ce sens, elle favorise grandement la survie du groupe. Chez des espèces sociales, si l’entraide semble à court terme de la perte de temps et de moyens d’un point de vue individuel, elle est payante à long terme, du point de vue du groupe, et donc de l’espèce.
Enfin, last but not least, le soin des parents à la progéniture vient finalement de la capacité des parents à être affectés par les expressions émotionnelles des petits. Sans contagion émotionnelle, sans souci empathique, sans prise de perspective, l’élevage des jeunes serait probablement moins efficace, chez les humains comme chez d’autres espèces.

De l’empathie à la morale

Comme souvent en éthologie, les découvertes étendent sans cesse le nombre d’espèces animales capables de comportements qu’on pensait réservés à l’humain ou, à la rigueur, aux primates. Singes, chiens, petits mammifères, oiseaux, poissons… l’empathie semble fort répandue chez les vertébrés, et l’avenir montrera peut-être que les invertébrés en font preuve également (on pense notamment aux étonnantes pieuvres mais, pourquoi pas, aux guêpes ou aux crabes). Une fois de plus, Homo sapiens, notre chère espèce certes affectueuse et sympathique, doit être replacée dans un cadre plus large où elle perd le statut spécial qu’on a naturellement tendance à lui assigner. Dans ce cadre, ce que nous appelons morale ou éthique n’est peut-être qu’un raffinement de son précurseur biologique, l’empathie.

 

  • 1Dans les deux cas, il s’agit de «souffrir avec».
  • 2Rendons hommage à cet immense scientifique néerlandais, décédé tout récemment.
  • 3https://www.uved.fr/fiche/ressource/lempathie-animale
  • 4DUPEREY A. et NOËL J.-P. Complicités Animales, Points, Paris, 2021, 288 p.
  • 5AKINRIDADE et al. «Evolutionarily conserved role of oxytocin in social fear contagion in zebrafish», Science n°379, 2023, p. 1232-1237.
  • 6PEREZ-MANRIQUE et al. «Emotional contagion in nonhuman animals: A review», WIREs Cognitive Sciences n°13, 2022.
  • 7Notons, hélas, que ces mouvements de foule peuvent devenir à leur tour plus meurtriers que le danger originel.

juin 2024

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