L’écoformation renverse les manières d’apprendre

Vendredi 7 juin 2024

Timothé Fillon, secteur communication Ligue de l'Enseignement

Comment enseigner dans l’effondrement écologique? C’est à partir de cette question qu’Éduquer a rencontré un panel d’experts internationaux, qualifiés sur la transition écologique en milieu scolaire. L’histoire des salles de classe étant intimement liée à la pédagogie qui s’y exerce, l’école du dehors se présente comme une porte de sortie du «grand paradigme d’Occident», celui de la distance entre les individus et le monde.

«La construction doit avoir un aspect en rapport avec sa destination. On doit s’attacher à lui donner une physionomie austère et sévère. Façades nues, point d’ornementation. Intérieurs simples. Point de corniches, des surfaces planes»1 . Issues des Recommandations sur des plans d’école en 1873, ces prescriptions architecturales illustrent les liens qui peuvent cimenter les murs des écoles et la pédagogie qui s’y exerce. Un siècle avant ces recommandations, avec sa méthode de «rangement des écoliers», l’ecclésiastique Jean-Baptiste de la Salle théorisait le rassemblement des élèves d'un même niveau au sein des salles de classe.
Enseignant en géographie à CY Cergy Paris Université, spécialiste de la question des espaces d’apprentissage, Pascal Clerc nous rappelle le contexte: «À partir de Jean-Baptiste de La Salle, une partie des salles de classe sont conçues pour une approche pédagogique dite “simultanée”, où des élèves du même âge sont regroupés dans un ensemble considéré comme homogène. Cette méthode vise à transmettre à tous les élèves les mêmes connaissances. C’est à partir de cette période que sont créés des lieux spécifiques pour l’éducation

La forme scolaire

La généralisation de ce nouveau modèle, fortement inspiré des collèges jésuites, engendre des classes coupées de la société, que le sociologue de l’éducation Guy Vincent appréhende avec la notion de forme scolaire. Ce concept pense la singularité des pratiques éducatives comme un ensemble cohérent de traits, réunissant «la constitution d’un univers séparé pour l’enfance, l’importance des règles dans l’apprentissage, l’organisation rationnelle du temps, la multiplication et la répétition d’exercices n’ayant d’autres fonctions que d’apprendre et d’apprendre selon les règles»2 . Avant cette rupture, écrit le sociologue de l’éducation, «apprendre se faisait par voir-faire et ouï-dire: que ce soit chez les laboureurs, les artisans ou les nobles, celui qui apprenait, c’est-à-dire en premier lieu l’enfant, le faisait en participant aux activités d’une famille, d’une maison»3 .
L'institutionnalisation de l’école est étroitement liée aux processus d'industrialisation et d'urbanisation du XIXe siècle. Le Docteur en Sciences de l’environnement de l’Université de Lausanne et enseignant de géographie Daniel Curnier, auteur de Vers une école éco-logique, situe cette constitution dans les bouleversements techniques de la révolution industrielle: «Ce n’est qu’avec la constitution d’États-nations dotés de pouvoirs administratifs que l’institution scolaire telle qu’elle existe aujourd’hui va émerger. C’est un phénomène complexe, en lien avec l’industrialisation et l’urbanisation. D’une part, l’arrivée des machines thermiques, le développement de la chimie et de la sidérurgie au XIXe siècle laissent les enfants livrés à eux-mêmes, et d’autre part, l’essor des villes voit s’accentuer des problèmes de sécurité et de petite délinquance. En tant qu’institution disciplinaire, l’école vient juguler ces illégalismes.»
Pour appréhender le nouveau mode de gouvernementalité qui se met en place à l’époque moderne, le philosophe Michel Foucault forge le concept de société disciplinaire. Une vision du monde et un projet politique se cristallisent à travers la forme scolaire qui «fait fonctionner l’espace scolaire comme une machine à apprendre, mais aussi à surveiller, à hiérarchiser, à récompenser», comme l’écrit le philosophe dans son ouvrage Surveiller et Punir. Le géographe Pascal Clerc, dont l’ouvrage Émanciper ou contrôler? Les élèves et leurs écoles au XXIe siècle sortira en septembre 2024, synthétise: «Une partie du projet éducatif est fondé sur la discipline et non sur l’émancipation: l’école a pour vocation de reproduire des hiérarchies sociales. La salle de classe est un lieu de contrôle

Le grand paradigme d’Occident

L’Europe moderne évolue à partir d’une représentation du monde et des êtres qui le peuplent, que l’anthropologue Philippe Descola qualifie de naturaliste. Ce prisme consiste en la distinction nette entre les humains et les non-humains, entre la culture et la nature, où l’être humain occuperait une position de surplomb. Dans sa note rédigée pour l’UNESCO, le sociologue de la pensée Edgar Morin mobilise les propos de Descartes, père spirituel de la modernité, pour définir cette compréhension du réel comme «le grand paradigme d’Occident». Ce cadre de pensée, dominant depuis le XVIIe siècle, élabore le savoir à partir du schème de la disjonction4 .
Enseignant-chercheur en philosophie de l'éducation à l’Université de Bordeaux, auteur de l’essai L'école des communs, Jean-François Dupeyron établit une continuité entre le gouvernement de la population et celui de l’environnement: «À l’instar des enfants turbulents, la nature devient un objet à gouverner. L’enjeu commun de gouvernementalité de ces deux sphères est de pérenniser un ordre social. La marque de cette gouvernementalité donne une conception générale du savoir, que nous qualifions d’intelligence des objets. Dans les classes, les choses sont pensées selon le prisme de la mise à distance. Cette dimension rationalisante et objectivante coupe l’enfant de l’expérience empirique. Le monde est étudié pour pouvoir être exploité
Des propos qui résonnent avec ceux du Docteur en Sciences de l’environnement Daniel Curnier, qui pense la forme scolaire comme un relai de ce cadre de pensée: «Comme toute institution, l’école est à la fois le produit et le lieu de la reproduction de la société à laquelle elle appartient. L’organisation des cursus scolaires en niveaux et en filières est soumise aux impératifs de l’industrie. À travers les disciplines instrumentales véhiculées par la forme scolaire, un rapport au monde s’inscrit dans l’école et dans le savoir qu’elle reproduit: la distanciation entre sujet et objet, un matérialisme physique et le découpage hermétique entre les matières. Un paradigme de la distance entre les individus et le monde, sectorialisé, découpé».
La constitution des écoles et leur fermeture relative par rapport à l’extérieur est autant à appréhender comme une forme d’urbanisation de ce rapport au vivant que comme l’un de ses véhicules pédagogiques auprès des citoyens et citoyennes en devenir. La situation écologique contemporaine invite notamment à développer de nouveaux rapports aux savoirs, tant ceux-ci peuvent s’avérer nocifs pour l’habitabilité de la Terre. Philippe Descola l’écrivait dans le journal Le Monde: «Nous mesurons aussi de mieux en mieux combien la position en surplomb que l’humanité dominante – européenne, coloniale, capitaliste – a peu à peu usurpée vis-à-vis des autres qu’humains a conduit le monde vers l’impasse dans laquelle nous nous trouvons.5 »

«Une éducation relative à l’environnement sans l'aide du corps en immersion réflexive dans les milieux n'est qu'un enseignement sur l'objet “environnement”.»

Une autre relation avec le vivant

Pour tenter de sortir de ce modèle de pensée aux effets délétères, la Docteure en Sciences de l'éducation Dominique Cottereau, professeure associée à l'université François Rabelais de Tours, préconise de recourir à la notion d’écoformation: «Il s’agit d’un concept forgé par le chercheur en éducation Gaston Pineau. Il renvoie littéralement à la formation reçue par l’oikos, qui en grec ancien signifiait le lieu de vie. Au cours de ses recherches, Pineau s’est rendu compte que l'identité d’une personne, la forme de son être et la constitution des savoirs n’étaient pas exclusivement tributaires des maîtres, des parents, de la société, de l’école ou des élèves eux-mêmes mais que le monde bio-géo-physique y intervenait également».
Un concept qui prend racine dans la philosophie de Jean-Jacques Rousseau qui, déjà avec l’Émile, formule l’idée que l’homme est formé par trois maîtres: soi-même, autrui et les choses. Dominique Cottereau insiste sur l’élargissement que recèle cette dimension de l'éducation tout au long de la vie, consistant «à être écoformé sur un double versant: nos émotions et notre rationalité. La subjectivité et l’objectivité. Cette formation développe un autre regard et une nouvelle manière d’agir dans le monde ».
Pour nous faire ressentir la puissance du concept, elle revient sur son expérience en tant qu’animatrice en classe de mer sur le littoral breton: «Lorsque nous échangions avec les élèves sur les classes de mer, nous étions surpris par les rares souvenirs liés directement à la mer, au milieu et à ses habitants. Ce manque provenait de la pédagogie que nous utilisions, qui était exclusivement rationalisante. Malgré le fait qu’elle se déroulait essentiellement à l’extérieur, nous n’alimentions qu’une seule modalité de la relation, celle distanciée de l’objectivité: c’était la carte, pas le territoire.»
Dominique Cottereau témoigne de l’ampleur de la découverte de la théorie de l’écoformation sur sa propre pratique: «Nous avons intégré la dimension expérientielle à nos notre pédagogie, un pan qui généralement s’opérait sur le versant nocturne de l’apprentissage. Dès lors, nous avons cherché à équilibrer une éducation scientifique avec une éducation esthétique, une éducation par l’activité physique et une éducation par le temps libéré. Nous avons rapidement constaté le changement de rapport à l’environnement qu’activait chez nos élèves cette nouvelle approche.»
La spécialiste de l’éducation environnementale généralise cette modalité d’enseignement, qu’elle estime essentielle pour organiser la transition écologique: «Toute personne est écoformée par les milieux dans lesquels elle vit ou qu'elle investit. Le problème, c’est qu’elle n’est pas reliée à l’environnement et aux problématiques environnementales. L’écoformation, en tant qu’éducation de la reliance, répare les liens avec le vivant, effilochés par plusieurs siècles de dualisme.»
Cette nouvelle approche de l’éducation implique une redéfinition de la notion de savoir et de la façon d’éduquer : «L’écoformation renverse les manières d’apprendre. C’est un changement de paradigme qui va au-delà d’un simple objectif d’apprentissage et qui donne de la place aux non-humains dans la formation. Elle mène à l’intelligence sensible. Une éducation relative à l’environnement sans l'aide du corps en immersion réflexive dans les milieux n'est qu'un enseignement sur l'objet “environnement”.»
Les classes à l’extérieur sont considérées comme un lieu propice à l’écoformation par l’autrice de Formation entre terre et mer, ouvrage de référence dans le domaine de l’apprentissage au-delà des enceintes scolaires: «Une école du dehors, qui combine les approches du corps, du cœur et de l’esprit, qui articule la beauté du monde et les problèmes écologiques, qui intègre cette autre relation avec le vivant, peut produire une nouvelle forme de sensibilité écologique chez les élèves. Néanmoins, il ne suffit pas d’aller donner cours dehors pour faire advenir cette manière d’être vivant, prévient Dominique Cottereau. L’école du dehors a besoin d’une épistémologie, d’un ancrage de recherche pour être entendue par les plus hautes sphères.»

«Le vivant nous forme et nous transforme, autant que nous le transformons. Il s’agit d’une formation informelle qui se fait implicitement.»

Se laisser habiter par le territoire

C’est précisément la mission de Virginie Boelen, mandatée par le ministère québécois de l’Éducation afin de définir un cadre épistémologique à l’école du dehors. Elle nous éclaire sur les dernières avancées académiques: «La majorité des pratiques de l’école du dehors sont encore fortement ancrées dans une perspective utilitariste qui témoigne de leur inscription dans l’anthropocentrisme», souligne cette Docteure en Éducation de l’Université du Québec à Montréal, chargée de former les enseignant·es à l’école du dehors selon une approche écoformatrice, dans la lignée énoncée plus haut Dominique Cottereau. «Nous cherchons à insuffler un décalage vers une posture cosmocentrique, où l’être humain fait partie du tout, sans en être le centre. Nous devons encourager des relations de réciprocité avec le territoire, où ce dernier est appréhendé comme un partenaire d’apprentissage», poursuit la codirectrice de L’éducation par la nature, la synthèse la plus récente sur la problématique.
Les travaux de Virginie Boelen invitent à sortir de la représentation du monde naturaliste et à intégrer l’écoformation comme une forme d’apprentissage complémentaire à celles qui existent à l’école, considérant le fait que «le vivant nous forme et nous transforme, autant que nous le transformons. Il s’agit d’une formation informelle qui se fait implicitement et que l’on introduit en éducation formelle et non formelle. Nous parlons alors de didactique organique qui s’appuie sur le principe de l’auto-éco-réorganisation permanente du vivant
Cette rupture épistémologique invite à penser de nouveaux rapports avec l’environnement: «Nous ne sommes pas dans une relation distante et de subordination face au territoire, celle d’un rapport “je-cela” où le territoire est entendu comme un objet à disséquer et à exploiter, mais dans un rapport “je-tu” qui signifie une entrée en relation avec ce dernier, le fait d’entrer en dialogue avec celui-ci en intégrant le principe de la réciprocité», explique Virginie Boelen, avant de conclure avec toute la poésie qui constitue sa démarche écoformatrice et qu’elle n’oppose pas aux enjeux de l’enseignement du XXIe siècle: «Organiser l’école du dehors ne consiste pas uniquement à aller habiter le territoire avec ses élèves, mais à apprendre à se laisser habiter par le territoire afin de créer plus de résonance et de reliance avec le reste du vivant.»

Cette rupture épistémologique invite à penser de nouveaux rapports avec l’environnement: «Nous ne sommes pas dans une relation distante et de subordination face au territoire, celle d’un rapport “je-cela” où le territoire est entendu comme un objet à disséquer et à exploiter, mais dans un rapport “je-tu” qui signifie une entrée en relation avec ce dernier, le fait d’entrer en dialogue avec celui-ci en intégrant le principe de la réciprocité», explique Virginie Boelen, avant de conclure avec toute la poésie qui constitue sa démarche écoformatrice et qu’elle n’oppose pas aux enjeux de l’enseignement du XXIe siècle: «Organiser l’école du dehors ne consiste pas uniquement à aller habiter le territoire avec ses élèves, mais à apprendre à se laisser habiter par le territoire afin de créer plus de résonance et de reliance avec le reste du vivant.»

  • 1Recommandations sur des plans d’école en 1873, citées dans QUERRIEN A. L’école mutuelle. Une pédagogie trop efficace?, 2005.
  • 2VINCENT G. L'Éducation prisonnière de la forme scolaire? Scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles, Presses universitaires de Lyon, 1994.
  • 3Ibid.
  • 4MORIN E. Les Sept savoirs nécessaires à l'éducation du futur, UNESCO, 1999.
  • 5https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/06/09/philippe-descola-et-bap…

juin 2024

éduquer

187

Du même numéro

Le dialogue interculturel, outil de développement social

Le secteur interculturel de la Ligue a pour mission principale le développement de la cohésion sociale bruxelloise, et cela au travers de l’apprentissage du français langue étrangère (FLE) et d’activi...
Lire l'article

Empathie: le propre de l'être humain?

On appelle empathie la capacité à reconnaître, ressentir, comprendre les sentiments et les émotions d’un autre individu. Cette capacité qui nous fait dire que quelqu’un est «profondément humain» est-e...
Lire l'article

L’intersectionnalité: un outil critique pour déconstruire les inégalités

La Petite Bibliothèque Payot a édité en 2023 la traduction française des deux textes fondateurs de Kimberlé W. Crenshaw sur l’intersectionnalité. Une occasion de revenir sur un concept discuté, dans l...
Lire l'article

Articles similaires