La classe dehors autorise les enfants à devenir des enfants

Vendredi 7 juin 2024

Timothé Fillon, secteur communication Ligue de l'Enseignement

Accompagnatrice d’élèves en situation de handicap dans une école à la station de montagne La Clusaz, Christelle Angelloz-Nicoud Goy expérimente l’école du dehors depuis de longues années. Un retour passionné sur son expérience, ponctué de conseils pratiques et de recommandations chaleureuses, applicables partout, même en ville.

Pourquoi sortir? Comment sortir? Comment donner cours à l’extérieur? C’est à partir de ces questions que nous avons rencontré Christelle Angelloz-Nicoud Goy. Très rapidement, au fil d’un échange riche en émotion, l’orientation des principales interrogations donnant lieu à l’entretien s’inversait: comment et pourquoi ne pas sortir avec ses élèves? Âgée de 52 ans, mère de quatre enfants et forte de quinze années de pratiques d’enseignement, Christelle Angelloz-Nicoud Goy accompagne des élèves en situation de handicap dans une petite école de la vallée des Aravis, en Haute-Savoie. Également maire adjointe de La Clusaz, l’accompagnatrice considère que le bien-être donné par les cours extra-muros suscite un épanouissement collectif, en vertu de l’échange développé entre les élèves, les enseignant·es et les habitant·es des pourtours de l’établissement.

Sur les sentiers de l’éducation

«Seules les pensées qui viennent en marchant valent quelque chose», écrivait Nietzsche. Appuyée sur ses bâtons de randonnée théoriques – Montessori et Freinet – Madame Christelle a parcouru des kilomètres sur les sentiers de l’éducation. Avec l’épanouissement de ses élèves pour ligne d’horizon. «Ce sont les enfants qui nous ont accompagnés dehors», confie-t-elle. Cette pratique s’est présentée comme la conclusion logique d’un cheminent intellectuel qu’elle retrace ici pour Éduquer.
Malgré la singularité du territoire sur lequel travaille Christelle – un domaine skiable une partie de l’année – ce témoignage à l’énergie débordante a des chances de percoler, même dans les champs de bitume les plus hermétiques. Comme elle nous l’a gentiment rappelé, «le plus difficile, c’était le premier pas». Souhaitant, pour la prospérité du plus grand nombre, que d'autres professeur·es s’aventurent dans cette pédagogie active, Christelle Angelloz-Nicoud Goy cultive les apprentissages à partir d’un propos de Maria Montessori: «La graine que nous semons est la graine de l'espérance».

Éduquer: Comment en êtes-vous venue à enseigner dehors?
Christelle Angelloz-Nicoud Goy:
La formation de citoyens et citoyennes responsables d’eux-mêmes, des autres et de l’environnement est à commencer dès le plus jeune âge. En tant qu’éducatrice accompagnement des élèves en situation de handicap dans le milieu scolaire, mon travail est de faire de mon mieux pour les accompagner dans leurs apprentissages. Ceux-ci sont multiples et comprennent notamment trois aspects: le développement de leur personnalité, du vivre-ensemble et de la volonté d’apprendre. Une de nos missions fondamentales est de leur transmettre le désir du savoir et de veiller à ne pas le réprimer. C’est en cherchant à construire les conditions les plus favorables à l’enseignement que nous avons commencé à sortir. Les cours à l’extérieur transforment la relation pédagogique et renforcent ces trois dimensions. Nous sommes influencés par la philosophie de Maria Montessori et par les pédagogies alternatives. Nous avons appris à observer les enfants et à nous situer à leur hauteur. C’est souvent eux qui nous montrent le chemin: en l’occurrence, c’est grâce à eux et pour eux que nous organisons des cours à l’extérieur.

Éduquer: Quelle est votre pratique du dehors?
C.A-N.G.:
Nous sortons une à deux fois par semaine, pendant toute l’année scolaire. Notre unique barrière se dresse face à des conditions météorologiques dangereuses. En général, une séance dure entre une demi-journée et une journée complète. La régularité est importante.

Éduquer: Quel est le matériel nécessaire à l’école du dehors?
C.A-N.G.:
Le matériel de base est assez rudimentaire et est majoritairement tributaire de votre localisation et de la saisonnalité. Avant la sortie, demandez aux élèves de se munir de chaussures adaptées, d’un sac à dos adéquat ainsi que d’une gourde. En fonction de la saison, proposez-leur également de s’adapter aux intempéries en prévoyant des gants, un imperméable, un bonnet ou une casquette.

«Apprendre dehors, en plus des apports intrinsèques de l’extérieur, renforce la qualité de l’enseignement à l’intérieur.»

Éduquer: Qu’apporte le dehors par rapport à la salle de classe?
C.A-N.G.:
Apprendre dans la nature comporte de nombreuses vertus pour les élèves, tant au niveau des capacités cognitives que des bienfaits physiques et sociaux. Dehors, ils ont la possibilité d’être actifs dans leur apprentissage: ces découvertes multiplient les points d’ancrage et sont ainsi mieux mémorisées. Cette étape peut ensuite être complétée par une activité en classe afin d’approfondir certains savoirs, en variant l’approche. Apprendre dehors, en plus des apports intrinsèques de l’extérieur, renforce la qualité de l’enseignement à l’intérieur. Les formes d’apprentissage diffèrent amplement de celles de l’intérieur: les enfants ont un espace pour découvrir les autres et eux-mêmes autrement, le dehors désaliène du regard des autres. Ils et elles y développent la coopération, la bienveillance et leur curiosité au contact du vivant. Le dehors, ce sont ces multiples allers-retours entre soi, les autres et l’environnement.

Éduquer: Comment apprendre dehors?
C.A-N.G.:
À l’extérieur, tout est en éveil chez l’enfant, les points de rencontre y sont infinis. Les élèves deviennent des éponges, réceptifs à la pluralité des informations que comporte le territoire. Leur curiosité est naturellement stimulée par les aléas du réel, notre rôle d’enseignant est d’y faire face et de rebondir à ces situations perpétuellement renouvelées. Avec un peu d’imagination, tout devient sujet à faire des mathématiques, du français, de la poésie ou de la géométrie. Au-delà des apprentissages stricto sensu, le dehors autorise les enfants à devenir des enfants. Cette forme d’apprentissage les relie avec la dimension charnelle du savoir. Les verbes comprendre ou apprendre ont des racines étymologiques avec la préhension. Originellement, les mains sont un des premiers liens avec l’environnement, elles permettent de toucher, sentir, enregistrer et modeler le réel.

Éduquer: Au-delà des vertus pédagogiques, pourquoi sortir?
C.A-N.G.:
L’école du dehors peut également s’appliquer en vertu de récentes questions de santé publique. En effet, en zone rurale et en milieu urbain, la sédentarité est une problématique qui peut être prise en charge par les institutions scolaires. Selon une récente étude française, 39% des enfants ne jouent jamais à l’extérieur pendant les jours d’école1 . Les enfants ont peu de temps libre en dehors des écrans. Nous faisons face à ce que certains experts qualifient de «syndrome du manque de nature». Il entraîne de multiples conséquences morbides, notamment l’obésité. En France, 17% des enfants âgés entre 6 et 17 ans sont en situation de surpoids2 . La pratique de l’école du dehors peut être appréhendée par le prisme de cette nécessité sanitaire.

Éduquer: L’école du dehors peut-elle être un vecteur d’inclusivité?
C.A-N.G.:
Nous avons récemment réalisé un diagnostic sur le bien-être au sein de notre établissement. Depuis, nous proposons du matériel adapté aux différents besoins des enfants afin de les aider à suivre les cours. Ces dispositifs sont à portée de main de tous les élèves qui le désirent, sans stigmatisation des enfants porteurs de handicap, comprenant par exemple des stylos avec des structures triangulaires pour la prise en main, des casques antibruit, etc. Ces outils sont à entendre comme des médiateurs entre les apprenants et le savoir, des corridors pédagogiques ajustés aux différentes démarches éducatives requises par nos apprenants. A ce titre, la nature est également un outil, en tant qu’elle vectorise pour tous et toutes des formes de savoirs. En leur offrant un environnement favorable pour apprendre, qui laisse la place aux sens, le dehors libère certains élèves des difficultés qu’ils pouvaient rencontrer à l’intérieur. Être à l’extérieur peut ainsi s’avérer déstigmatisant pour les enfants porteurs de troubles de l’apprentissage.

«Le savoir le plus important que nous transmettons par ces sorties, c’est l’envie d’apprendre. Celui-là ne les quittera plus.»

Éduquer: Arrivez-vous à respecter le programme?
C.A-N.G.:
Quand on pratique l’école du dehors, tout est sujet à la mise en avant des apprentissages fondamentaux. Dans la forêt, on fait beaucoup de mathématiques. Nous réalisons toutes les séances de lecture et de poésie à l’extérieur, sous forme théâtrale. L’apprentissage de la fable Le Corbeau et le Renard de Jean de La Fontaine prend une dimension particulière quand il se déroule à l’extérieur. Non seulement les enseignements fondamentaux sont appris, mais les élèves y développent également leur esprit critique et se forment à être autonomes. Le savoir le plus important que nous transmettons par ces sorties, c’est l’envie d’apprendre. Celui-là ne les quittera plus.

Éduquer: Qu’en est-il de la discipline à l’extérieur?
C.A-N.G.:
Avant nos sorties, il y avait plus de disputes dans la cour de récréation. L’extérieur est un levier pour décharger ses émotions, une soupape à la nervosité. Il faut se mettre à hauteur d’enfant: si vous les respectez et vous adaptez à chacun d’entre eux, ils vous le rendent en retour. En les observant, nous apprenons beaucoup d’eux. Nous sommes les garants de la sécurité de l’enseignement en évitant la simplicité du modèle disciplinaire. Néanmoins, il est important de préciser que notre pédagogie «active» ne consiste nullement à laisser faire tout et n’importe quoi aux élèves. Notre axiome à partir duquel se déploie le respect mutuel, c’est l’égalité entre les élèves et le corps enseignant.

«La classe dehors nous a permis de développer un esprit critique sur l’enseignement, en questionnant nos pratiques. Enseigner à l’extérieur, c’est fructueux pour la santé mentale, physique, relationnelle et émotionnelle.»

Éduquer: Qu’apporte l’école du dehors aux enseignant·es?
C.A-N.G.:
Un bien-être essentiel. Il existe une grande souffrance dans le métier d’enseigner, dont les pénuries contemporaines sont un des stigmates les plus tangibles. A titre personnel, sans l’école du dehors, j’aurais sans doute abandonné la profession. Découvrir la possibilité de sortir avec les enfants a eu un aspect profondément salutaire pour ma carrière. Je me suis ensuite sentie missionnée: devant les bénéfices perceptibles pour les enfants, j’ai reçu la responsabilité morale et intellectuelle de propager cette forme d’enseignement, pas encore suffisamment répandue. En plus, la classe dehors nous a permis de développer un esprit critique sur l’enseignement, en questionnant nos pratiques. Enseigner à l’extérieur, c’est fructueux pour la santé mentale, physique, relationnelle et émotionnelle. Il n’est pas rare qu’on ait la larme à l’œil en observant les enfants.

Éduquer: L’école du dehors est-elle possible en milieu urbain?
C.A-N.G.:
Même en ville, la nature est omniprésente. La question du regard est ici centrale, il faut apprendre à percevoir le vivant: chaque parcelle de nature est importante. Au milieu du goudron germent aussi des graines.

Éduquer: Quels sont les liens entre votre pratique du dehors et les enjeux écologiques ?
C.A-N.G.:
La problématique de l’écologie en milieu scolaire peut se poser dans les deux sens: quels enfants laissons-nous à notre planète et quelle planète laissons-nous à nos enfants? En proposant des sorties régulières, la classe du dehors apprend aux élèves à prendre soin du vivant qui les entoure. Littéralement, l’école du dehors sensibilise à la compréhension de la transition écologique. Les élèves en deviennent eux-mêmes des acteurs, ils apprennent à y faire face depuis l’intérieur. C’est parce que les enfants le vivent qu’ils en prennent soin. Ils prennent conscience de la fragilité de l’environnement tout en évoluant en son sein. Enfermés dans la salle de cours, ils peuvent théoriser la problématique mais les marges d’action sont plus restreintes qu’à l’extérieur. C’est courir le risque de les sidérer et d’annihiler leur puissance d’agir.

 

Les conseils de Christelle Angelloz-Nicoud Goy

Livres

ESPINASSOUS L. et TITWANE. Pistes. Pour découvrir la nature avec les enfants, Ed. Plume de Carotte, 2018, 336  p.

CHAPELLE C., LAGOEYTE E. et TITWANE. Passeur de nature, Ed. Plume de Carotte, 2019, 176p.

FERJOU C. et FAUCHIER-DELAVIGNE M. Emmenez les enfants dehors, Robert Laffont, 2020, 174 p.

Films documentaires

Les enfants du dehors, réalisé par Mariette Feltin, Ana Films, 2015.

L'Autre Connexion. Une école dans la nature sauvage, réalisé par Cécile Faulhaber, 2018.

Tous dehors!, réalisé par Anne Jochum, 2023.

La Forêt, c'est la classe!, réalisé par Daniel Schlosser, 2023.

juin 2024

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