Repenser notre modèle économique est devenu la première urgence environnementale
Lundi 29 juin 2020
La base de la dégradation massive de notre environnement repose sur un constat: nous consommons trop les ressources de la Terre et nous dégradons sa capacité à les produire… Bref nous vivons au-dessus de nos moyens depuis bientôt un siècle. Cela nous impose de remettre en question la manière même dont sont organisées les sociétés humaines.
Sortir de la société de consommation de masse
«On ne peut plus baser l’économie sur l’extraction de matières et d’énergie fossile, on ne peut plus faire comme s’il n’y avait pas de limites. Il n’y a pas de solution au niveau de consommation des ressources où nous somme» disait Jacques Crahay, président de l’Union Wallonne des Entreprises, en septembre 2019. Le lien entre épuisement des richesses de notre planète et «société de consommation» est évident. Selon la définition donnée sur Wikipédia, ce «système économique et social est fondé sur la création et la stimulation systématique d’un désir de profiter de biens de consommation et de services dans des proportions toujours plus importantes»[1]. La publicité est au centre du système. Elle est chargée de faire émerger en l’homme consommateur ces nouveaux «désirs» et de nous persuader que le t-shirt fluo que nous portions l’année passée n’est plus mettable cette année. Résultat, la durée de vie d’un t-shirt est aujourd’hui de 35 jours! Ce qui vaut pour les t-shirts vaut également pour les services. De nouvelles habitudes de consommation comme le commerce en ligne livré à domicile augmentent également notre impact environnemental[2], sans parler des nouvelles habitudes en matière de tourisme (city trip…).
D’autres éléments sont à l’œuvre pour permettre une croissance infinie des consommations: l’obsolescence programmée qui diminue la durée de vie physique de nos biens de consommation et nous pousse à les remplacer davantage.
Fixer des règles de marché et réimposer l’arbitre
Mais le fait de vouloir toujours plus (une plus grande maison, avec plus d’objets et des vacances plus éloignées…) n’est-il pas inhérent à l’Homme? C’est un débat philosophique qu’il n’est pas possible de trancher. Notons toutefois que si l’individu n’est pas capable de se limiter individuellement, il est capable de déléguer à la collectivité la responsabilité de fixer un cadre qui ne favorise pas, voire qui régule ses comportements. Cela vaut à fortiori pour les entreprises à condition qu’elles soient toutes soumises aux mêmes règles. Notons également que la capacité individuelle de se réguler face à une situation de danger est indéniable. Le respect des règles de confinement suite à la crise sanitaire du Covid-19 est l’illustration récente de notre capacité à accepter une limitation de nos libertés pour l’intérêt collectif. Ce constat plaide pour un retour progressif de l’État. Hélas celui-ci a perdu sa capacité d’arbitrage et de régulation des comportements suite notamment aux révolutions néolibérales des années 80. Mais il a aussi loupé le train de la mondialisation. Les entreprises transnationales se sont développées, jouant la carte de la concurrence entre États et choisissant pour faire leurs affaires les mieux-offrants au niveau fiscal, social ou environnemental. Il est donc crucial dans le nouveau système à la fois de rationaliser les chaines de production (mettre fin aux crevettes ostendaises décortiquées en Afrique…) mais aussi d’accepter une meilleure régulation coordonnée entre les États. La fin du chacun pour soi semble hélas loin avec un Trump ou un Bolsonaro, voire un Xi Jinping… Cela doit nous pousser à accepter la question de l’efficacité de l’appareil étatique dans la réalisation de cette tâche, et à mener, conjointement à la transition écologique, une réflexion profonde sur la gouvernance.
Nous devons sortir du dogme de la croissance
«Une croissance indéfinie est impossible, nous n’avons qu’une seule Terre, mais une civilisation du bonheur est possible. Les solutions existent, mais l’opinion les ignore car les structures actuelles et les détenteurs du pouvoir économique et politique s’y opposent», expliquait le sociologue et agronome René Dumont. Si l’impact d’une croissance infinie de nos consommations de biens matériels et de services sur l’environnement ne fait pas de doute, un consensus de plus en plus marqué souligne le lien entre dégradation environnementale et croissance du produit intérieur brut (PIB). Dès 1972, le rapport Les Limites à la croissance a établi des projections de PIB et de pollutions tout à fait alignées avec ce qui fut observé, corroborant ainsi la justesse de l’analyse[3]. Ce constat a amené des auteurs comme Tim Jackson[4] à préconiser une émancipation de cet indicateur. Car il s’agit bien d’un simple indicateur économique! Le problème n’est dès lors pas tant le PIB mais plutôt la place (hyper) centrale qu’il occupe dans le fonctionnement de nos sociétés. Par exemple, une entreprise qui demande un crédit ne la recevra uniquement que si elle accroît son chiffre d’affaires, un État ne sera aidé que moyennant l’augmentation de son PIB, et jusque nos régimes de solidarité (sécurité sociale, chômage, pensions) tablent sur une croissance infinie...
La sur-libéralisation des échanges pointée du doigt
La mondialisation de l’économie a également amplifié la dégradation de notre environnement. À titre d’illustration, le fret mondial représente à lui seul plus ou moins 8% des émissions globales de gaz à effet de serre. Or beaucoup de ces échanges commerciaux ne sont possibles que parce que le prix des carburants est bien trop faible par rapport à ces impacts environnementaux. À nouveau c’est parce que le kérosène des avions n’est pas ou peu taxé qu’envoyer des crevettes se faire décortiquer en Afrique pour les ramener ensuite est économiquement viable. Il ne s’agit pas de retourner à des économies autarciques mais de repenser les échanges internationaux en intégrant d’autres critères que les seuls coûts de production: l’impact sur l’environnement bien sûr, mais aussi des critères de respect de standards sociaux... La solidarité avec les pays du Sud doit clairement faire partie de cette réflexion. Comme l’ont montré la récente crise du Covid-19 et notre incapacité à disposer de biens aussi basiques que des masques médicaux, cette rationalisation des échanges doit aussi permettre de rendre nos sociétés plus résilientes.
La pensée économique d’un monde en transition reste à construire
À New York, en septembre 2019, Greta Thunberg déclarait, devant une assemblée de chefs d’État, «Nous sommes en train de vivre une extinction massive, et tout ce qui vous préoccupe c’est l’argent et la croissance économique. Comment osez-vous?». Au final, se poser la question du modèle social et économique devient dès lors une question centrale de la lutte environnementale. Les sciences sociales et notamment les sciences économiques doivent intégrer l’environnement dans leurs équations pour penser un nouveau modèle.
Sans la préservation d’un environnement sain sur le long terme, une société prospère et harmonieuse socialement est impossible. Nous devons dès lors nous projeter au-delà d’une vision traditionnelle du développement durable qui met les trois niveaux économique, social et environnemental sur un pied d’égalité. Le modèle à construire doit être vu comme une évolution des modèles de social-démocratie libérale qui ont émergé au cours du XXe siècle et qui ont permis l’amélioration des conditions de vie matérielle d’une part grandissante de l’humanité. Tout en annihilant ces excès. Il faut surtout intégrer la «limite» fixée par la disponibilité finie de ressources naturelles et la dégradation des écosystèmes. C’est un défi de taille, car la poursuite de l’équité devra non plus s’envisager dans un monde aux richesses matérielles infinies mais plutôt en diminution. La réflexion a connu ces dernières années des avancées majeures. Dans le seul monde francophone, une nouvelle pensée économique voit le jour poussée par des économistes comme Thomas Piketty, Pierre-Yves Gomez, Gaël Giraud ou à des initiatives plus locales comme Rethinking Economics[5]. Ces dernier mois la crise du Covid-19 a sans doute joué un rôle d’accélérateur de ces réflexions. En Belgique, des économistes comme Géraldine Thiry pensent de plus en plus en dehors du modèle existant et cette réflexion infuse jusque dans les élites économiques du pays[6]. La perspective de créer le nouveau modèle économique et social d’une société vivant dans les limites de son environnement, tout en préservant un niveau de prospérité élevé pour tous peut être le projet collectif fédérateur qui manque à l’Europe depuis sa création…
Arnaud Collignon, Chargé de mission Énergie à Inter-Environnement Wallonie
SOMMAIRE DU DOSSIER: Enjeux environnementaux: un modèle de société à réinventer
- Une crise comme opportunité
- D’une crise à l’autre, il n’y a qu’un pas
- Échec des politiques envisagées pour sortir de l’impasse
- Repenser notre modèle économique est devenu la première urgence environnementale
- De la crise sanitaire à la décroissance?
- Pour aller plus loin
[1] Définition Wikipédia. [2] Le site d’ecoconso souligne l’augmentation des transports, des emballages et la tendance à la surconsommation. Lire la page dédiée sur www.ecoconso.be/fr/content/vente-en-ligne-quel-impact-sur-lenvironnement [3] Confronter Halte à la croissance? à 30 ans de réalité; Graham Turner, Global Environmental Change, août 2008. [4] «Prospérité sans croissance» [5] http://rethinkingeconomics.be/ [6] Lire notamment la carte blanche du patron des patrons wallons Jacques Crahay déjà mentionnée ou l’initiative comme le plan SOPHIA de reconstruction post-Covid.