La formation des enseignant·e·s en Belgique: entre tensions et devoir de mémoire

Jeudi 10 décembre 2020

Depuis les évènement liés au décès de Georges Floyd aux États-Unis, le débat sur la colonisation belge au Congo a ressurgi comme un sujet brûlant, dans les médias et dans la sphère publique. Preuve, une fois encore, que la lutte antiraciste est un champ bouillant, qui n’arrête pas de se justifier face à des actes et propos racistes de plus en plus répandus, provoquant çà et là des revendications et des réactions de manifestations, des jeunes issu·e·s de l’immigration et des militant·e·s antiracistes.

Il n’est point besoin de rappeler que nous vivons dans une société marquée par un fort passé colonial. Un passé colonial long et douloureux, qui débute en 1885, et qui pendant quatre-vingts ans a maintenu la souveraineté du Roi Léopold II, d’abord sur l’Etat du Congo, puis sur le Rwanda et le Burundi, d’anciennes colonies allemandes. Pour légitimer cette période coloniale, la mise en œuvre de la politique belge s’était accompagnée d’une forte propagande raciste. La douleur des atrocités, des assassinats politiques, du travail forcé, ont marqué la colonisation, œuvre dite «civilisatrice». Quand les voix s’élèvent en Belgique pour dénoncer l’assassinat de Georges Floyd, par le mouvement «Black Lives Matter», avec des milliers de personnes rassemblées devant une institution symbolique (le Palais de justice), c’est tout le passé colonial de la Belgique qui est invité au débat. Et la question du rôle de l’école se pose aussi. Si elle s’invite dans la discussion, c’est parce qu’«il existe des effets de domination qui perdurent malgré la fin des colonies (...) un héritage colonial multiforme que certains appellent la colonialité du pouvoir et du savoir. Parce que la colonialité demeure encore dans les formes dominantes du savoir et dans les imaginaires, la décolonisation reste inachevée»[1] Tout cela n’est pas nouveau. En effet, «depuis la fin des années 1990, les questions soulevées par le passé colonial de la Belgique ont fait un retour fracassant dans les débats politiques et médiatiques. Des controverses autour des violences du régime léopoldien aux révélations sur l’assassinat de Patrice Lumumba, en passant par la polémique concernant la propagande raciste véhiculée par Tintin au Congo, l’histoire de la colonisation est source de tensions qui n’épargnent pas les salles de classe.»[2]

Enseigner la colonisation belge à l’école, le premier pas du devoir de mémoire envers l’État congolais

L’histoire de la colonisation, des migrations, l’histoire de l’Afrique et de ses diasporas, ne figurent pas dans les manuels scolaires belges! La formation initiale des enseignant·e·s, quant à elle, ne contient pas un axe programmatique qui traite de la décolonisation et de la désaliénation dans la dispense des savoirs. Quant à la formation continue des enseignant·e·s, le constat est le même. En faisant un exercice de recherche thématique sur le site de l’IFC[3] , l’Institut de formation en cours de Carrière de la Fédération Wallonie-Bruxelles, nous avons obtenu les résultats de 0 à 1 formation pour les mots clés suivants, même en sélectionnant le bouton «Afficher les formations complètes, supprimées, passées», «discrimination», «racisme», «colonisation», «congo», «afrique». Seul le mot clé «stéréotype» a fait ressortir 8 occurrences. L’analyse de ces occurrences en lien avec le terme «stéréotype» révèle que la plupart des formations proposées traitent soit de la question du genre, de l’islam, de l’antisémitisme, du voyage culturel, etc. Aucune de ces occurrences ne traite de la question du racisme à proprement parler. Ainsi, nous faisons le constat que dans le système scolaire belge, la transmission mémorielle de l’histoire de la Belgique en lien avec son passé colonial est inexistante dans la formation initiale et continue des enseignant·e·s. Ce constat est d’autant plus vrai que les chercheur·se·s Amandine Lauro et Romain Landmeters tiraient la sonnette d’alarme (2018) en signalant l’urgence et la nécessité de se pencher sur «la transmission de la mémoire coloniale», postulant que si «les héritages du passé colonial se donnent à voir dans la complexité des rapports de migration ou dans les représentations des ‘Autres’, toujours à l’œuvre dans une série de discriminations actuelles - parce qu’ils peuvent se révéler des champs d’affrontements mémoriels et d’affirmations identitaires -, l’histoire de la colonisation constitue parfois un terrain miné pour les enseignants[4] ». Le Pacte pour un Enseignement d’Excellence, qui s’est inspiré des travaux réalisés en 2010 par les Assises sur l’interculturalité, ont noté l’importance de «la place de l’histoire de la colonisation et de l’immigration en Belgique (…) dans la formation géographique et sociale, ainsi que dans la littérature francophone[5] ». À ce jour, la mise en œuvre tarde à venir. L’histoire de la colonisation belge au Congo, ne fait toujours pas partie intégrante de la formation initiale et continue des enseignant·e·s en Belgique. Or, selon Antoine Prost[6], l’humain et l’histoire ne peuvent être détachés. Ce qui signifie, qu’on ne peut étudier l’histoire et ses évolutions, sous quelque facette qu’on l’analyse, sans prendre en compte l’ensemble des personnes qu’elle touche, notamment ici, les Congolais et les Belges. Particulièrement, quand ce passé participe à la construction de l’inconscient collectif, cet inconscient collectif en Belgique qui est émaillé de stéréotypes et de préjugés conduisant aux discriminations et au racisme. Contrairement à ce qu’écrivait Louwers O.[7], à propos de Léopold II dont: «Le génie, ce fut de saisir l’occasion, de prendre au vol la chance qu’offrait le destin de réaliser le grand dessein entrevu, caressé, mûri depuis tant d’années, sans qu’on pût apercevoir où il serait accompli», nous disons que ce discours, qui semble encore d’actualité dans l’inconscient collectif d’une partie des populations belges est un mensonge qu’il faut absolument déconstruire. En effet, nous continuons d’assister à l’instrumentalisation du passé colonial de la Belgique. Et quel meilleur espace que l’école, quelles meilleures manières que la formation initiale et la formation continue des enseignant·e·s pour «déconstruire ces stéréotypes et la propagande coloniale encore très présente dans les croyances et les mythes qu’on a vis-à-vis de cette colonisation[8] »?

Pour une pédagogie antiraciste inclusive dans la formation des enseignant·e·s

Frantz Fanon a dit: «[La colonisation est] une négation systématisée de l’autre, une décision forcenée de refuser à l’autre tout attribut d’humanité»[9] . Cette assertion, la série documentaire «Kongo[10]», outil à la disposition des enseignante·e·s depuis quelques années, l’a mise en lumière dans ses différents épisodes. Depuis plusieurs années, au MRAX, nous plaidons pour une école inclusive. Une école inclusive est un espace où l’égalité des chances pour tou·te·s n’est plus un vain discours. Décoloniser, oui, mais aussi désaliéner par l’information, la formation et l’éducation, en intégrant dans la formation des enseignant·e·s une démarche antiraciste. Le Baromètre de la Diversité, selon UNIA, «révèle d’ailleurs que les enseignants sont eux-mêmes demandeurs d’un plus grand soutien[11]» dans ce sens, avec pour objectif une meilleure professionnalisation dans la prise en charge des élèves provenant de diverses origines[12] et de cultures différentes. Pour le MRAX donc, «lutter contre le racisme, c’est avant tout combattre cette dangereuse illusion identitaire qui fige chacun de nous dans un monde culturel comme s’il existait des identités ou des traits de caractère naturels, donc éternels et irréconciliables. Le fameux ‘choc des civilisations’ de Samuel P. Huntington - ramassis d’assertions gratuites et d’inepties pseudo-philosophiques - tant vanté par une frange d’intellectuels américains, ne peut que nous conduire à une vision de l’humanité enfermée dans des catégories absolues leur attribuant des qualités et des défauts immuables et invariants[13].» Si l’école démocratique tant souhaitée et prônée met la liberté au cœur du processus, l’inclusion à laquelle nous faisons appel ici, suppose l’idée d’émancipation de la conscience individuelle et collective, en relation avec l’esprit critique, qui rompt avec la reproduction sociale des stéréotypes et préjugés, substrat des discriminations, intolérances et autres attitudes qui font le lit au racisme. Aujourd’hui, la formation des enseignant·e·s sur la problématique de la colonialité, la décolonisation et la désaliénation est sujette à débat et révélatrice de la tension entre l’école et notre société belge.

La pédagogie du MRAX

Aussi, face aux balbutiements institutionnels, le MRAX, organisation pluraliste et progressiste, a conçu sa pédagogie antiraciste, formulée dans son manuel «Le guide de l’antiracisme». Notre pédagogie est fondée sur les thématiques suivantes:

  1. La colonisation belge au Congo: le devoir de mémoire plus que jamais nécessaire;
  2. Le multiculturalisme ou la culture de la diversité: l’histoire de l’immigration en Belgique;
  3. La cohésion sociale.

Nos méthodes s’appuient sur les principes de pédagogie de l’éducation permanente. Un principe important dans la démarche consiste à élaborer la création d’un savoir collectif à partir des apports de chaque participant·e. Ces méthodes sont basées sur deux phases de déconstruction pour faire progresser les mentalités et les comportements vers l’émancipation, vers un mieux vivre ensemble. Le MRAX n’a eu de cesse de travailler de façon accrue sur ce volet pédagogique. Des classes de secondaires aux adultes impliqué·e·s dans les services publics et privés, notre organisation vise deux objectifs clés: - Faire prendre conscience d’abord, par la aire prendre conscience d’abord déconstruction des préjugés et discours légitimant la stratification de la société entre dominant·e·s et dominé·e·s. Il s’agit à la fois de mettre en lumière et de dénoncer la relation structurelle de domination qui régit les rapports sociaux et qui est à la source de toutes les formes du racisme et des discriminations; - faire agir ensuite dans une perspective de mobilisation des publics, afin qu’ils puissent être formés et informés pour réagir aux discriminations qu’ils subissent en vue d’un changement d’attitude chez les personnes. Cette démarche est fondée sur une méthode d’analyse Critique d’Auto Structuration. Elle est globale et systémique et se développe en quatre phases:

  1. Une phase critique d’imprégnation;
  2. Une phase critique de déconstruction;
  3. Une phase critique de reconstruction;
  4. Une phase critique d’auto évaluation.

De notre point de vue, connaitre réellement et profondément des cultures multiples peut mener à plus de respect mutuel, ce respect, qui appelle chacun·e de nous à le promouvoir et le renforcer en refusant les replis sur des appartenances naturalisées. Le refus du repli sur soi, identitaire ou communautaire, de l’extrémisme religieux ou dogmatique, ainsi que la montée et l’accroissement des extrémismes de droite de tout acabit qui s’étend à l’ensemble du continent européen, nous invite à adhérer à l’idée que toutes et tous, ensemble, nous pouvons créer et consolider un espace où l’expression du combat contre les discriminations et l’intolérance peut venir à bout du racisme. Ce racisme qui ne cesse de muter pour se changer en un «monstre» aux multiples facettes, toujours plus présent, pour saborder la lutte contre les inégalités, la construction de vraies justice et mixité sociales, ainsi que l’édification d’une cohésion sociale inclusive. Intégrer dans la formation initiale et continue la décolonisation de la pensée, des représentations et des savoirs, participera à la désaliénation des pratiques enseignantes et à une meilleure prise en charge des groupes de cultures divers qui composent les salles de cours des écoles. De plus, former à la pédagogie de l’antiracisme permettra à l’enseignant·e de se construire une identité en phase avec notre société dans laquelle de plus en plus les jeunes sont happés dans le tourbillon des discours de haine dont les réseaux sociaux sont les premiers relais. À Genève en 1968, à la Conférence (internationale) de l’instruction publique, une des conclusions était que «L’éducation doit contribuer à mieux faire connaitre aux jeunes le monde et ses habitants et à engendrer des attitudes qui développent chez eux, vis-à-vis des autres cultures, ( …) des autres modes de vie, un esprit d’appréciation et de respect mutuel. Tout en présentant de façon objective les différences qui existent notamment en matière de systèmes politiques, économiques et sociaux, elle doit insister sur les valeurs, les aspirations et les besoins communs à l’existence et à la conscience des différents peuples[14]». Dès lors, il est important de prendre en compte cette dimension de l’autre et de son rapport avec la Belgique, en intégrant dans le cursus initial et continu de la formation des enseignant·e·s, cette part de son histoire qui permet de faire de la pédagogie antiraciste, une pédagogie de l’émancipation pour ceux et celles qui dispensent les savoirs aux jeunes.

Francine Esther Kouablan, Directrice du MRAX

 


SOMMAIRE DU DOSSIER: Racisme à l'école

       


À propos du MRAX:

Le MRAX est une ASBL qui lutte contre toutes les formes de discrimination raciale depuis plus de 60  ans. L’association propose un service sociojuridique qui accompagne quotidiennement les personnes victimes d’injustice sociale. Chaque année, le service aide plus de 2000 personnes. Sa lutte contre la discrimination s’étend également dans le secteur éducatif en offrant des animations et des formations instructives sur l’antiracisme. MRAX (Mouve ment contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie):  Tél: 02 209 62 50 / Adresse: 37, Rue de la Poste – 1210 Bruxelles Site web: www.mrax.be Page Facebook: www.facebook.com/mrax.mrax


Les formations et animations du MRAX • Décolonisation et désaliénation • Histoire de la Colonisation • Études des Humanités Classiques Africaines • Formation «Racisme maladie du siècle» • Formation «Stéréotypes et préjugés» Pour plus d’informations, veuillez contacter: Malamine Fadiaba, Responsable des formations et animations Email: malamine.fadiaba@mrax.be Tél: 0494 74 15 58


[1] Revue Mouvements, Décoloniser les savoirs, La découverte, 2012. [2] Lauro, Amandine; Landmeters, Romain; Manger colonial ou végétal? les (vrais) enjeux de l’histoire de la colonisation. In: Eduquer. Tribune laïque, n° 133, p. 15-19. (novembre 2017) [3] IFC, in de http://www.ifc.cfwb.be/default. asp?pagetg=rechcfkc&insc=1&h=1, consulté le 20 novembre 2020 [4] . Lauro, Amandine; Landmeters, Romain; Manger colonial ou végétal? les (vrais) enjeux de l’histoire de la colonisation. In: Eduquer. Tribune laïque, n° 133, p. 15-19. (novembre 2017) [5] Fédération Wallonie-Bruxelles, Pacte pour un Enseignement d’Excellence. Avis n° 3 du Groupe central, 7 mars 2017, p. 285 [6] Prost, Antoine. 1996. Douze leçons sur l’histoire. Paris: Le Seuil [7] Institut Colonial Belge. Biographie coloniale Belge. 1948. Librairie Falk Fils [8] Stora, B. 2008. Préface. La France et «ses» guerres de mémoires. In: Pascal Blanchard éd., Les guerres de mémoire: La France et son histoire. Enjeux politiques, controverses historiques, stratégies médiatiques, pp. 7-13. Paris: La Découverte [9] Fanon, Frantz. 1961. Les damnés de la terre. Paris: Éditions Maspéro [10] Kongo, documentaire en 3 épisodes: Épisode 1 La course effrénée, Épisode 2 Les grandes illusions, Épisode 3 Le géant inachevé. Ekletik productions / Off World, 2010 [11] UNIA, Former les enseignants à la diversité: «Mettre la div ersité au cœur de la formation des enseignants». 16 décembre 2018 in www.unia.be [12] Op. cit [13] MRAX. Le guide de l’antiracisme, in www.mrax. be [14] Thành Khôhi, Lê. 1991. L’éducation: culture et société. Paris: Publication de la Sorbonne, p. 345.      

déc 2020

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