Face à la crise sanitaire que nous connaissons actuellement, les relations entre l’institution scolaire et le numérique font couler beaucoup de salive et d’encre. Dans des situations de confinements, et déconfinements, présences partielles au sein des établissements et nombreuses mises en quarantaine, l’école et ses acteur·trice·s ont dû mettre en place des dispositifs dans des contextes d’urgence, variés et inédits.
Le caractère quasi instantané et nouveau de cette installation, parfois sauvage et forcée, du numérique, soulève bien des interrogations. Inégalités socioéconomiques et scolaires, fracture numérique, autonomie des élèves, décrochage scolaire, continuité pédagogique…. Voilà bien de nombreux enjeux auxquels écoles et élèves doivent faire face. Si l’on a tendance à concevoir le numérique à l’école comme reposant uniquement sur les acteurs et actrices du monde scolaire, et les élèves, force est de constater qu’il s’agit en réalité d’une question beaucoup plus large qui implique bien d’autres protagonistes. Dès lors que l’école fait bouger ses lignes en s’invitant en dehors de ses murs, la question ne relève plus uniquement de l’élève mais fait rentrer en jeux la question des familles et d’autres structures potentielles. Parmi ces allié·e·s potentiel·le·s, les équipes de l’Accueil Temps Libre ont œuvré avec acharnement pour relever les défis. Karima Al Manzah (coordinatrice pédagogique) et Mohamed Samadi (responsable d’un atelier «numérique» personnalisé) nous invitent en immersion au sein de leur structure: Couleurs Jeunes. Depuis le début de la crise sanitaire, cette asbl a lancé un important chantier pour lutter contre la fracture numérique et ce, entre autres, à travers la mise en place d’ateliers numériques personnalisés à destination des familles. À travers leur analyse de la question du numérique à l’école, Karima et Mohamed proposent de partager une série d’interrogations et de réflexions.
Constats d’une situation qui soulève bien des interrogations
Depuis le début de la crise, au printemps 2020, nombreux sont les constats qui ont pu être tirés par l’équipe de Couleurs Jeunes: les familles plus précarisées (mais pas que) sont complètement désarmées face à l’accès au numérique et à l’usage du numérique. À ce sujet, les chiffres issus du Baromètre de l’inclusion numérique 2 publié par la Fondation Roi Baudouin appuient les expériences de familles accueillies chez Couleurs Jeunes et mettent en lumière des situations interpellantes[1]. La coordinatrice pédagogique, Karima, raconte d’ailleurs les difficultés vécues lors de la mise en place sauvage et improvisée des premiers mois de crise: «La majorité des parents de Couleurs Jeunes ne savait pas comment faire. Donc moi, j’avais demandé les liens des Drives, j’ai commencé à regarder, on a fait beaucoup d’impressions d’exercices, via les plateformes. En plus les commerces étaient fermés donc ça c’était encore autre chose. Les parents n’avaient même pas accès à des cartouches, enfin voilà c’était très difficile». Si les débuts étaient très complexes, une amélioration est toutefois à noter. La rentrée de septembre et la réflexion autour des «stratégies Covid» et de l’hybridation a permis des dispositifs un peu plus et mieux structurés: «Au début, les familles n’avaient pas d’ordinateurs ou de matériel informatique, donc nous, on a dû les équiper. On a fourni une partie de l’équipement ou mobilisé des ressources extérieures pour permettre l’équipement. La Fédération Wallonie-Bruxelles et les écoles ont également dégagé des ressources à ces fins. Il y a plus de choses qui se sont faites à ce niveau-là, on ne va pas mentir. Mais se pose alors une autre question: Comment tu utilises tout cela? Comment permettre aux publics plus démunis et pour qui les codes et attendus scolaires constituent déjà des barrières d’en faire l’usage adéquat?»
L’extrascolaire face à aux exigences du scolaire
Ainsi, très vite les structures extrascolaires comme Couleurs Jeunes se sont retrouvées face aux nouvelles exigences et modalités de fonctionnement du scolaire. Malgré les initiatives et énergies pour permettre à un grand nombre de jeunes d’accéder aux ressources matérielles, des difficultés persistent d’après Karima et Mohamed: «Même si certaines choses se sont mises en place, c’est quand même difficile. C’est comme les devoirs à domicile, on dit normalement que les devoirs à domicile doivent être faits sans aide, etc. Ici le travail en ligne, c’est un peu ça. On dit que le travail en ligne doit être fait par l’étudiant et que le parent n’a rien à voir là-dedans mais en fait c’est faux. S’il n’y a pas quelqu’un pour le soutenir là-dedans, c’est quasi impossible, surtout pour les plus petits. D’ailleurs, au niveau du premier degré du secondaire, les adolescents n’étaient nulle part. Ceux que nous suivons venaient avec les demandes de l’école. Ils nous envoyaient les codes et j’ai constaté qu’ils ne savaient pas exploiter les outils de l’établissement. Il y a désormais la plateforme de la Fédération Wallonie-Bruxelles, «Happi», et bien ce n’est pas si facile pour les jeunes. Tu fais une photo de ton travail, tu dois te l’envoyer par mail et puis tu dois l’envoyer sur la page du prof qui doit pouvoir voir que tu l’as déposée dans les bons délais. Déjà rien que ça, cela implique un geste de compréhension. C’est un exercice en soi quoi.» L’équipe de Couleurs Jeunes soulève ainsi la difficulté à manipuler les dispositifs numériques proposés aux élèves et met en évidence des lacunes de formation: «Les écoles n’ont pas eu le temps nécessaire pour former, tant les enseignants que les élèves, à pouvoir être autonomes face à l’outil.»
Une piste de réflexion indispensable
Face à ces obstacles d’autonomie des élèves, l’une des réflexions qui semble émerger repose sur l’intégration des outils informatiques au sein même des futurs enseignements: «Comment on intègre l’utilisation des outils informatiques dans les cours pour que les élèves deviennent autonomes là-dessus?». En attendant que cette réflexion se formalise davantage, l’urgence était à l’action et à l’identification de leviers potentiels pour contourner les difficultés actuellement rencontrées par les jeunes accueilli·e·s. C’est ainsi que de tous ces constats est née une initiative: la mise en place d’ateliers numériques personnalisés à destination des familles d’élèves
De la réflexion à l’action: un exemple d’initiative initiée par les familles
Depuis le mois d’octobre, plusieurs familles se familiarisent avec les outils numériques chez Couleurs Jeunes. La coordinatrice explique: «Au mois de juin, des familles nous ont sollicité en mentionnant vouloir apprendre la base: comment ouvrir un mail, envoyer un mail, comment ouvrir une plateforme, comment aller vérifier si leur enfant a des choses à faire pour l’école ou pas. Donc l’idée de l’atelier c’est ça. C’est vraiment de partir de ceux qui ont des difficultés, au niveau des parents, pour les outiller, pour qu’ils puissent exercer aussi leur rôle de parent de manière beaucoup plus affirmée face à l’école qui reste toujours très opaque au niveau de l’information. Même si certaines choses sont mises en place, c’est quand même difficile.» Concrètement, les familles se voient offrir trois heures par semaine d’initiation à l’usage du numérique. Ces moments de partage et d’apprentissage visent en réalités d’autres objectifs, beaucoup plus ciblés, que la «simple» idée de pouvoir manipuler des technologies.
Des ateliers numériques comme moteurs d’émancipation
L’équipe de Couleurs Jeunes insiste sur les objectifs d’émancipation des ateliers mis en place en s’inspirant d’une démarche issue de l’éducation populaire. Ces objectifs, elle les rattache aux vécus des familles qu’elle accueille et à des rapports parfois difficiles à l’institution scolaire. Elle souligne le décalage parfois violent avec les attendus et codes scolaires: «On projette sur les familles de milieux populaires le fait qu’ils ne peuvent pas rentrer là-dedans. En fait c’est de la bêtise. Si on met en place les dispositifs ils peuvent aller très loin», estime Karima. Mohamed réaffirme, à ce propos, la visée de ces ateliers et la volonté de rendre autonomes les familles à travers l’exploitation du numérique: «Pour nous l’idée est de ne pas leur donner le poisson mais de leur apprendre à pêcher. Ici, les ateliers informatiques sont la trame de fond mais le dispositif est beaucoup plus profond et vise à redonner confiance dans leur capacité à apprendre et à exercer leur rôle de famille parfois bradé par l’institution scolaire. C’est un travail de fond. On ne veut pas s’inscrire dans la logique d’un service, un atelier subventionné, redondant, cela n’a pas de sens pour nous.» Il mesure d’ailleurs déjà quelques effets intéressants de cette mise en place: «À très petite échelle, les effets sont de gagner en confiance, de se donner une image positive en tant que parent, de se dire ‘je suis peut-être capable d’apprendre des choses, je suis peut-être capable d’apprendre l’outil’.»
Des ateliers numériques qui vont au-delà de la question scolaire
La mise en place de ces ateliers repose sur une volonté de (re)donner confiance aux familles dans leur rôle quant à la scolarité de leurs enfants mais pas uniquement. La question de l’émancipation est ici beaucoup plus large: «Il s’agit également de démystifier cette machine qu’est l’ordinateur, se donner soi-même la possibilité de croire que l’on peut apprendre. Nous répondons à une demande des familles. Nous essayons de répondre aux besoins réels des parents, tant dans la scolarité mais aussi dans leur vie quotidienne. Payer une facture en ligne, faire des tâches qui peuvent soutenir dans le quotidien pour qu’ils puissent les faire seuls par la suite. Donc voilà, nous c’était à notre petit échelle, au-delà de la volonté de soutenir les adolescents dans le travail qu’on fait avec eux, nous avions la volonté de soutenir leurs parents là-dedans.» L’idée de l’atelier est de donner des clés de lecture de l’outil informatique et de l’utilisation de l’outil pour que les familles puissent non seulement se sentir plus à l’aise face à la scolarité de leurs enfants mais également pouvoir l’exploiter pour eux-mêmes.
La question du numérique, dans l’école/ hors de l’école, et l’importance du collectif
À travers cette expérience, l’équipe de Couleurs Jeunes insiste sur l’importance du collectif. Elle souligne les échanges de qualité possibles avec les acteurs et les actrices du monde scolaire et les bénéfices d’un travail en collaboration avec l’institution, les parents, les associations et autres structures extrascolaires au service du jeune.
Amina Talhaoui, enseignante en primaire, spécialisée en orthopédagogie
[1] Le Baromètre de l’inclusion numérique 2 publié début septembre par la Fondation Roi Baudouin remet en évidence la grande fracture numérique sur le plan de l’équipement («fracture du premier degré») et de l’usage (second degré). Ce baromètre rappelle d’ailleurs la position de la Belgique: «un des pays les plus inégalitaires en Europe en matière d’accès à internet en fonction des revenus.» Le baromètre estime ainsi que 40% de la population belge se trouve ‘en situation de vulnérabilité face à la numérisation croissante de la société.