Pédagogie Reggio: démocratie et coopération au cœur de l’école

Née dans l’Italie de l’après-guerre, la pédagogie Reggio repose sur l’idée que chaque enfant est, par nature, créatif et intelligent, et qu’il convient de développer pleinement ses potentialités à travers toutes les formes créatives dès son plus jeune âge. Quelle est cette pédagogie alternative qui se base sur une vision humaniste de l’être humain et dont la culture, la démocratie et la liberté sont les piliers de base?

Aux lendemains de la seconde guerre mondiale, la population de la ville de Reggio Emilia dans le nord de l’Italie, traumatisée par la barbarie du fascisme, se réunit avec la volonté de ne plus reproduire les horreurs du passé et de construire un avenir meilleur pour ses enfants. Convaincue que seule l’éducation permet de lutter contre l’autoritarisme et l’ignorance, la population entame dès 1946 une réflexion sur les compétences du petit enfant et imagine une nouvelle pédagogie centrée sur la création, l’épanouissement et le développement de la pensée critique.

Indignation populaire et démocratie participative

En 1963, afin de concrétiser leur pensée pédagogique, les habitant·es de la ville créent, en autogestion, l’école Robinson: ce sera le premier jardin d’enfants municipal de Reggio Emilia pour les enfants de trois à six ans, qui sera suivi en 1964 par l’école Anne Frank1 . Le mouvement de création de jardins d’enfants municipaux sera consolidé en 1971 avec l’introduction de crèches (pour les enfants de trois mois à trois ans) gérées comme un service mixte, corporatif et territorial (suivant la loi italienne sur la maternité qui prévoit des crèches d’entreprise).
La coconstruction d’une approche pédagogique par les habitant·es d’une même ville est alors inédite. En effet, dans la pédagogie Reggio Emilia, l’école est conçue comme un lieu ouvert où tous les acteurs et actrices de la société ont leur rôle, font partie intégrante de l’équipe éducative et participent à la vie scolaire dans un processus de dialogue et de collaboration. L’école permet alors de devenir le lieu de l’exercice de la démocratie.

De la participation collective au courant pédagogique

La démarche participative et d’écoute réciproque de l’ensemble des citoyen·nes confère à la pédagogie Reggio Emilia une conception forte de la coéducation et une dimension démocratique fondamentale. Selon Carla Rinaldi, grande figure reggiane: «On peut dire que Reggio Emilia est un mouvement social pour l’éducation et que ses écoles sont les nouvelles places publiques où s’exerce la démocratie»2 . La pédagogie Reggio Emilia reste donc aujourd’hui, et depuis ses origines, «une œuvre communautaire, populaire et en constant mouvement»3 .
Enthousiasmé par le succès de cette pédagogie développée dans la ville de Reggio Emilia, l’instituteur et psychologue Loris Malaguzzi (1920-1994), fortement impliqué dans le mouvement reggian, souhaite transformer l’expérience locale en courant pédagogique à part entière. C’est alors qu’il conceptualise «l’approche reggiane», avec une volonté de partager sur la scène internationale cette nouvelle manière de concevoir l’éducation des enfants. Loris Malaguzzi était et restera une figure de référence de la pédagogie reggiane.

Cette pédagogie se fonde sur neuf grands principes:4 :

• L’ENFANT, UN SUJET DE DROITS

Basée sur le plaisir d’apprendre, la découverte, l’expérimentation et l’exploration libre de l’enfant, la pédagogie reggiane part du principe que chaque enfant est un sujet de droits, un citoyen à part entière et non un adulte en devenir explorant sa créativité et son autonomie. La liberté d’expression de l’enfant est donc un fondamental. Dans ce cadre, l’adulte doit rester à l’écoute des enfants et de leurs besoins dans une démarche de respect, et ce dans un processus de communication et d’écoute réciproques.

• L’ENFANT BÂTISSEUR DE SES APPRENTISSAGES

Par ailleurs, l’enfant est, par nature, créatif, intelligent et doté d’un potentiel d’apprentissage extraordinaire qui s’exprime dans un échange incessant avec le contexte culturel et social dans lequel il évolue. L’enfant n’est donc pas un être passif et vide qu’il faut éduquer par le savoir des adultes, mais bien un être doué, compétent, acteur et constructeur de son savoir5 . Il convient dès lors de laisser à l’enfant la liberté d’étancher sa soif d’apprendre en toute autonomie et en fonction de ses intérêts du moment, sans lui imposer des activités définies à l’avance6 .

• L’AUTONOMISATION DES APPRENTISSAGES

Comme elle considère que l’enfant est le bâtisseur de ses apprentissages à travers l’exploration libre, la pédagogie reggiane laisse l’enfant libre et acteur de ses apprentissages: il les construira selon ses intérêts et ses découvertes. L’enfant y évoluera selon son propre rythme et s’appropriera les savoirs par essais et erreurs et par résolution autonome. Cette autonomisation de l’appropriation des savoirs sera de mise tout au long du processus d’apprentissage de l’enfant.

• L’ADULTE COMME COMPAGNON

En réponse au principe d’autonomisation et de liberté de l’enfant dans l’acquisition de ses apprentissages, l’adulte jouera un rôle d’accompagnant et de soutien dans ses découvertes. En tant que compagnon, il aidera les enfants à se poser les bonnes questions, les laissera libres de leurs mouvements et réunira les conditions optimales afin de développer pleinement leur créativité7 . Dans ses activités, il n’imposera pas de consignes ni de temps imparti pour les réaliser.

• LES CENT LANGAGES DE L’ENFANT

La pédagogie Reggio s’illustre par la métaphore des «Cent langages»8 , qui exprime la multiplicité des moyens d’expression qu’a un enfant pour communiquer. Selon cette vision, l’enfant disposerait de cent langages, cent manières de penser et de s’exprimer. Loris Malaguzzi insiste sur la richesse et l’importance de dépasser les langages classiques – la parole, l’écriture – exploités dans l’enseignement traditionnel, pour explorer un plus vaste champ d’expression, d’autres langages tels que le langage graphique, corporel, symbolique, sensoriel, digital, scientifique ou architectural. Selon Malaguzzi, tous ces langages doivent être exploités, combinés et ils sont tous de même importance, de même dignité, la richesse se trouvant dans la diversité. En considérant la pluralité des langages d’expression comme source d’apprentissage, l’approche reggiane offre une pédagogie riche, respectant la diversité de tous les enfants, visant ainsi à plus d’équité.

• LA CULTURE ET L’ART AU CENTRE DES APPRENTISSAGES

En écho aux cent langages de l’enfant, dans la pédagogie reggiane, l’art est un médium de choix permettant l’émergence des savoirs, car sa pluralité d’expression permet à l’enfant de trouver un support adapté à sa sensibilité, de s’exprimer et donc de rendre l’acquisition des apprentissages plus concrète. «Selon Loris Malaguzzi, l’art, la créativité est primordiale dans l’éducation parce qu’elle permet d’emprunter des chemins différents pour arriver à l’acquisition d’un apprentissage, selon les sensibilités de chacun. Il n’y a pas un seul chemin pour arriver à destination, mais une multitude de routes, autant qu’il y a d’élèves9 .» Grâce à l’accompagnement de l’atelierista (un·e artiste qui accueille les enfants dans l’atelier, un local de l’école entièrement dédié à l’art), l’enfant pourra exprimer ses talents en fonction des différents supports artistiques mis à sa disposition, tels que la musique, la peinture, le dessin ou encore la construction.

• EXPÉRIENCE, RECHERCHE ET PROJETS

Dans la pédagogie Reggio, la recherche est perçue comme «une attitude nécessaire pour interpréter la complexité du monde, et constitue un puissant outil de renouveau dans l’éducation»10 . Elle fait partie intégrante du quotidien des éducateurs, des éducatrices et des enfants.  
Concrètement, cette préoccupation se traduit dans une pédagogie par projet. Chaque projet initié repose sur des questions émanant des enfants et de leur vécu. Menés individuellement ou à plusieurs, ces projets se concrétisent par des travaux de recherche dans lesquels les enfants vont se documenter, mener des activités créatives en lien avec la thématique choisie, jouer, discuter. Une fois la recherche avancée, les enfants vont présenter les résultats de leur travail auprès d’autres enfants et d’éducateurs ou éducatrices de l’école, afin d’en débattre et de faire évoluer leur pensée et les résultats de leur analyse. A travers son attitude de chercheur, l’enfant devient producteur de savoirs11 .

• DOCUMENTATION ET FORMATION

La production documentaire est un élément structurel des théories éducatives et didactiques reggianes. Cette documentation est alimentée par des notes rédigées par les membres de l’équipe éducative lors des activités menées en classe. Dans un premier temps, cette «trace» du travail réalisé sert de base de discussion avec les enfants et permet d’évaluer l’avancement de leur bon développement et de leurs intérêts. Dans un deuxième temps, elle permettra de créer un outil de recherche pédagogique pour l’équipe éducative afin de mieux accompagner les enfants et de corriger, si besoin, leur approche pédagogique12 . L’ensemble des «traces» récoltées sera ensuite précieusement conservé dans la salle de documentation de l’école où chacun·e pourra avoir accès pour faire évoluer sa pratique.
Par ailleurs, chaque membre de l’équipe éducative suivra dans sa vie professionnelle une formation continue, organisée et prise en compte dans ses heures de travail. Cette importance accordée à l’évolution, à l’évaluation et à la formation est à l’image de la pédagogie reggiane: observer, écouter, partager, évoluer et s’adapter, pour une école démocratique répondant à la réalité de terrain et donc en constante évolution.

• LA PARTICIPATION DES FAMILLES

Tout comme l’équipe éducative, les parents occupent une place centrale dans la pédagogie Reggio. Insistant sur l’importance d’une continuité entre l’école et la maison dans l’acquisition des savoirs, la pédagogie Reggio considère les parents comme les premiers enseignants de leurs enfants. Accompagnant leurs enfants depuis leur naissance, les parents sont en effet les mieux placés pour connaître leurs sensibilités et leurs talents et donc, in fine, les soutenir dans leurs apprentissages. Le parent devient alors un guide pour l’enfant, il le conseille et lui offre les meilleures conditions pour développer ses talents en toute autonomie.

La pédagogie Reggio… une utopie?

Pour certains, la pédagogie reggiane serait davantage un idéal qu’un courant pédagogique exportable en dehors de la ville de Reggio Emilia. En effet, cette pédagogie a émergé dans un climat d’après-guerre, en réaction au fascisme et à la barbarie des totalitarismes, dans une ville où toute la population s’est mobilisée en vue de construire un avenir meilleur. Outre cet aspect historique, l’organisation des écoles reggianes engendre un coût financier non négligeable (rappelons que chaque classe dispose de deux éducateurs ou éducatrices auxquels s’ajoutent l’atelierista, le pedagogista et un environnement scolaire soigneusement travaillé).
La pédagogie Reggio est-elle donc adaptable à toutes les cultures et dans tous les contextes socioéconomiques? Connaît-elle un succès international? Au fil du temps, elle a connu un large engouement dans les pays anglosaxons et elle s’est aisément exportée en Asie et dans les pays scandinaves. Elle reste pourtant encore peu connue en France et en Belgique.

Au-delà de sa représentation au niveau mondial, la pédagogie reggiane est un mouvement pédagogique intéressant à plus d’un titre: à travers ses fondements démocratiques, ses principes de coopération, ses valeurs de respect des différences, de solidarité, de tolérance, de dialogue et de débat. Elle reste une source d’inspiration riche en termes humains et pédagogiques, apportant respect, pluralité et équité, faisant de l’école un lieu de l’exercice de la démocratie où se développent l’esprit critique et l’implication citoyenne des enfants. Bref, un enjeu de taille pour toutes les écoles à travers le monde.

• 1https://www.reggiochildren.it/reggio-emilia-approach/timeline/
• 2RINALDI C. In dialogue with Reggio Emilia. Listening, researching and learning, Roudledge, Londres-New York, 2006, p.14.
• 3DENY Madeleine et PIGACHE Anne-Cécile. Le Grand guide des pédagogies alternatives, p.70.
• 4https://www.reggiochildren.it/reggio-emilia-approach/valori/
• 5DUBOIS Emilie. «Une utopie éducative en Emilie-Romagne», Le Télémaque 2012/1 (n°41), p. 151-161. https://www.cairn.info/revue-le-telemaque-2012-1-page-151.htm
• 6DENY M. et PIGACHE A.-C. Op. cit., p.78.
• 7DENY M. et PIGACHE A.-C. Op. cit., p. 79.
• 8Métaphore issue du poème «Les cent langages de l’enfant» de Loris Malaguzzi.
• 9https://monbazarcolore.com/wordpress/2018/09/aout-notre-mois-reggio/
• 10https://www.reggiochildren.it/reggio-emilia-approach/valori/
• 11DENY M. et PIGACHE A.-C. Op. cit., p.78.
• 12DENY M. et PIGACHE A.-C. Op. cit., p.80.