L’évolution des espèces: un défi pour l’imagination?

Lundi 18 décembre 2023

Dmitry Grigoriev-unsplash
François Chamaraux, docteur en sciences, enseignant en mathématiques et sciences

Il semble qu’il existe, en sciences, des idées plus faciles à accepter par le bon sens que d’autres. «La matière est faite d’atomes», «la Terre tourne autour du Soleil», «nos ancêtres humains vivaient en Afrique»: tous ces faits n’ont pas été trop difficiles à intégrer, dans notre enfance, et il paraît en être à peu près de même pour les jeunes d’aujourd’hui.

Parmi les avancées scientifiques majeures, la théorie de l’évolution devrait selon nous être rangée parmi les plus difficiles à intégrer. Rappelons que cette théorie due en grande partie à Darwin, clef de voûte de la science moderne, stipule que les espèces se transforment graduellement, par un processus de sélection naturelle des organismes les plus aptes à la survie dans une descendance. Ainsi, depuis les origines de la vie, les bactéries se sont modifiées de mère en fille, jusqu’à devenir autre chose qu'une bactérie: un champignon, un animal, une algue et tous les vivants actuels.

Un défi pour l’imagination

L'origine des espèces Darwin

Se représenter vraiment l'évolution des espèces constitue semble-t-il un défi pour l’imagination. Comment imaginer une filiation continue entre une ancienne bactérie et le cabillaud que je mange, entre un reptile disparu et un ministre, entre une algue préhistorique et la glycine du voisin? C’est difficile, notamment parce que quand nous regardons autour de nous, nous concluons presque à coup sûr que le modèle de chaque espèce est immuable1 . Les pinsons et les hêtres que l’on peut observer au parc sont exactement semblables à ceux dessinés dans un livre des années 1900.

Cette fixité apparente constitue l’une des principales barrières pour accepter l’évolution par sélection naturelle, et elle reste donc l’un des arguments2 avec lesquels les antidarwinistes, créationnistes et néocréationnistes, notamment3 , convainquent leur auditoire. Présentons ici certaines clés très simples proposées par Darwin pour contrer cet argument, inspirées de son principal ouvrage L’Origine des Espèces4 .

L’âge de la Terre: une gifle narcissique

La Terre est vieille, très vieille! Entre la fin du XVIIIe siècle et la fin du XXe, les sciences (physique, géologie, astronomie, etc.) n’ont cessé de revoir l’âge de la Terre à la hausse. Abandonnant les estimations bibliques de 6000 ans, les scientifiques – dont Darwin – ont proposé des valeurs en dizaines de milliers, puis en millions, puis en centaines de millions d'années! Finalement, l’âge d’environ 4,55 milliards d’années recueille le consensus scientifique depuis cinquante ans5 .
Il s’agit bien d’un bouleversement dans la façon de voir le monde, comparable dans une certaine mesure à la révolution copernicienne, mais cette fois dans le domaine temporel. Avec le système héliocentrique de Copernic soutenu par Galilée, la Terre cesse de trôner au centre du monde6 et la place prise par l’humanité devient anecdotique. Avec une Terre vieille de milliards d'années, la place temporelle prise par l'histoire de l’humanité devient également minuscule. Spatialement et temporellement, l’humain n’est que poussière! La gifle narcissique que l’humanité a reçue en apprenant l’âge de notre Terre ressemble donc à celle concernant sa localisation, infligée par Galilée deux cents ans plus tôt.
Or Darwin nous explique que, justement, cette durée immense7 est une clé pour comprendre l’évolution. En effet, sur des millions d’années, une espèce peut évoluer substantiellement tout en semblant fixe à l’échelle d’une vie humaine, ce qui est impensable avec une Terre de 6000 ans.

Quatre milliards d’années, est-ce beaucoup?

Mais comment se représenter l’âge de notre planète ou celui de la vie, à peine inférieur (environ quatre milliards d’années)? Qu’est-ce que quatre milliards? Voici quelques réponses pour apprivoiser ce géant8 : le nombre de battements de cœur dans une vie humaine; de grains de sable dans un énorme sablier d’un demi-mètre de haut et de large; de gouttes d’eau dans une piscine olympique; d’épaisseurs de cheveu entre Bruxelles et Francfort. Il s’agit de nombres extrêmement grands, mais pas tout à fait hors de portée de l’imagination: on peut distinguer individuellement un grain de sable dans le sablier.
Quatre milliards d’années, c’est alors le temps nécessaire pour remplir la piscine olympique à raison d’une goutte par an ou pour aller à Francfort à la vitesse désespérante d’une épaisseur de cheveu par an. Ou encore la durée totale mesurée par notre énorme sablier à condition qu’il ne laisse passer… qu’un seul grain de sable par an!

Du mammaliaforme à la baleine, insensiblement

Voici un exemple plus concret des transformations radicales mais insensibles que l’évolution peut accomplir en des temps suffisamment longs. Nous, les mammifères, descendons tous et toutes d’un groupe de petits animaux appelés Mammaliaformes, qui ont vécu il y a quelques centaines de millions d’années. Cela signifie qu’il existe une filiation directe entre une sorte de petite musaraigne de 25 grammes et une baleine actuelle de 25 tonnes : une multiplication par un million de la masse en 200 millions d’années.
Posons-nous maintenant la question: cette énorme prise de poids, par quelle augmentation se traduit-elle sur une génération d’animaux? Et sur un millénaire? Le calcul9 donne la réponse: seulement 0,0001% de variation par génération ou encore 0,01% par millénaire, en moyenne10 . Il s'agit de modifications absolument minuscules et indétectables à l'échelle de l'histoire humaine et largement explicables par la variabilité naturelle d’une descendance. En effet, cette variabilité est couramment de l’ordre de quelques pourcents: il est tout à fait normal qu'une fratrie de souris comprenne des individus de 30, 31 ou 29 grammes, par exemple.
En résumé, ce calcul montre ceci: une infime variabilité dans la descendance suffit largement à expliquer que, durant des temps géologiques, une lignée animale voit sa corpulence multipliée par un million, tout en restant fixe à l’échelle d’une vie humaine. Finalement, on se demanderait même presque pourquoi l’évolution n'est pas plus rapide11 !
Mais il n'y a pas que le poids qui évolue: un tel raisonnement peut être tenu pour tout autre paramètre. La densité en poils, la concentration en globules rouges, le régime alimentaire: tout ou presque peut évoluer, nous dit Darwin, et, comme le montre ce calcul, plutôt facilement si on se donne quelques centaines de millions d’années. Ainsi, il écrit : «Je ne puis concevoir aucune limite à la somme des changements, de même qu’à la beauté et à la complexité des adaptations de tous les êtres organisés12 ».
On peut s'amuser à refaire ce genre de calcul avec une Terre de 6000 ans. On trouve alors que les caractéristiques des espèces devraient varier du simple au double en une vie humaine! On pourrait alors voir les animaux évoluer en quelques années. Et les livres des années 1900 décriraient des espèces très différents des espèces actuelles: renards herbivores gros comme des rats, plantes sans fleurs, pinsons incapables de chanter, etc. On voit ainsi très concrètement que seul le grand âge de la Terre permet de résoudre la contradiction entre la fixité apparente des espèces à l'échelle de la vie humaine et leur évolution sur des temps très longs.

Observer les professionnels du vivant

Mais Darwin nous dit justement que, dans certains cas, l’évolution par sélection peut aller extrêmement vite. Où donc? Pas dans les forêts tropicales lointaines, mais sous nos yeux, dans les fermes et les vergers! En effet, le terme qu'il a forgé, sélection naturelle, est calqué sur le terme sélection artificielle, qui vient du monde agricole. Car pour élaborer sa théorie, le grand biologiste est parti non seulement en voyage autour du monde, mais aussi à la rencontre de ceux qu’il considère, plus que les naturalistes, comme les véritables connaisseurs et connaisseuses de la reproduction et de la sélection du vivant: les éleveurs, éleveuses, cultivateurs et cultivatrices.
C’est entre autres en parlant à ces personnes, à qui il rend hommage pour leurs compétences supérieures («Pas un homme sur mille n’a la justesse de coup d’œil et la sûreté de jugement nécessaires pour faire un habile éleveur13 »), que Darwin a pris conscience du potentiel de changement d’une espèce par petites modifications successives. Il cite par exemple le fait suivant, confié par un professionnel: après seulement quelques dizaines d’années de processus de sélection rigoureux, une lignée de pigeons peut changer de couleur, arborer une queue deux fois plus longue, montrer un comportement nouveau! Quant aux poires, écrit-il, elles sont bien plus sucrées à son époque que du temps des Romains. Et il cite encore d’autres espèces modifiées par l’humain: chiens, vaches, choux, groseilliers, etc.

L’humain est un insecte comme un autre

La sélection artificielle modifie efficacement les espèces, nous dit donc Darwin. Mais, poursuit-il, ce processus de sélection peut également être exercé par l’environnement (climat, prédateurs, autres espèces concurrentes, etc.). Par exemple, de même que les humains choisissent et multiplient les poiriers portant les fruits les plus sucrés au détriment des arbres portant des poires acides, les insectes choisissent les fleurs d’orchidée les plus riches en nectar et contribuent ainsi à leur multiplication, au détriment des individus un peu moins sucrés. Dans les deux cas, on assiste au même mécanisme: la plante la plus apte à satisfaire les besoins en sucre d’un animal est celle qui survit. Et ceci même si l’humain se prétend plus rationnel que les insectes! Il existe une différence essentielle, cependant, à rappeler aux néocréationnistes: la sélection artificielle est généralement l’œuvre d’une intelligence, alors que la sélection naturelle opère par le seul hasard, sans planification14 .
Darwin rassemble donc ces différents arguments (durée, efficacité de la sélection artificielle, analogie entre sélection artificielle et naturelle) pour parvenir à sa conclusion. Réglant au passage ses comptes avec ses détracteurs, ces naturalistes qui connaissent finalement très mal les réalités de terrain, il écrit: «Les naturalistes, qui en savent bien moins que les éleveurs sur les lois de l’hérédité […], et qui, cependant, admettent que la plupart de nos races domestiques descendent d’un même type, ne pourraient-ils pas devenir un peu plus prudents et cesser de tourner en dérision l’opinion qu’une espèce, à l’état de nature, puisse être la postérité directe d’autres espèces?».

Contre le créationnisme, visiter les fermes

Après la lecture de L’Origine des Espèces, émettons cette hypothèse: si beaucoup de personnes (comme nous enfant) ont du mal à adhérer facilement à la théorie de l’évolution, une cause en est peut-être le manque de contact avec le quotidien agricole; plus précisément, avec les techniques anciennes d’amélioration des variétés par sélection. Souvent urbain·es15 , nous ne savons pas en quoi consistent ces techniques, qui de plus sont souvent confiées à des entreprises spécialisées16 . Qui, en 2023, connaît des personnes qui ont, au cours d’une vie, sélectionné et amélioré des espèces dans leur verger, potager ou ferme?17
Ainsi, se représenter ce que sont quatre milliards d’années, avoir un aperçu de ce que sont les techniques de sélection artificielle et de leur efficacité, faire le parallèle entre l’insecte et l’humain, permettent de retracer une partie du cheminement intellectuel de Darwin et de contrer la plupart des arguments antidarwinistes18 .
Bien sûr, il existe une foule d’autres barrières (d’ordre religieux ou philosophique évidemment19 ) à l’adhésion à la théorie de l’évolution, et il ne suffit sans doute pas de faire visiter une ferme ou un verger pour convaincre les créationnistes les plus sceptiques… Néanmoins, l’argumentaire historique de Darwin, qui s’adresse au bon sens et à l’expérience de tous les jours, nous semble rester d’actualité et gagner à être diffusé au même titre que la théorie elle-même.

  • 1Il existe des exceptions notables, comme la phalène du bouleau, petit papillon que l’on a vu évoluer en quelques dizaines d’années. Mais elles restent très marginales.
  • 2Il en existe d’autres, sur lesquels on ne revient pas ici, notamment celui de la «complexité irréductible», qui conteste la possibilité qu’un organe complexe comme l’œil ait pu émerger par sélection naturelle.
  • 3Il existe de nombreux courants antidarwinistes, selon le niveau de contestation de la théorie de l’évolution.
  • 4DARWIN C. L’Origine des espèces, Flammarion, Paris, 1992. Ce livre très didactique se lit facilement, presque comme un roman.
  • 5https://planet-terre.ens-lyon.fr/ressource/histoire-age-Terre.xml
  • 6Rappelons que la révolution copernicienne n’a rien à voir avec la sphéricité de la Terre, qui était alors acceptée depuis longtemps.
  • 7Lui-même avait estimé un paysage anglais à 300 millions d’années, une valeur très raisonnable.
  • 8Nous proposons ici des ordres de grandeurs et non des valeurs exactes, qui dépendent des détails de l'expérience.
  • 9Que l'on peut donner à faire à des élèves de sixième secondaire !
  • 10Il s’agit d’une moyenne : la réalité est sans doute plus complexe.
  • 11Des recherches récentes suggèrent justement une évolution plus rapide que ce que l’on pensait : https://theconversation.com/levolution-est-plus-rapide-quon-ne-le-pensa…
  • 12Ibid. p. 158.
  • 13Ibid. p. 77.
  • 14Ce que réfute le postulat pseudo-scientifique du «dessein intelligent».
  • 15Un peu plus de la moitié de l’humanité vit en ville.
  • 16Qui utilisent d’autres techniques, comme les OGM.
  • 17On retrouve encore ce souci de sélection chez certaines personnes passionnées de chiens, de plantes, de pigeons, etc. Mais aussi chez des virologues qui créent ainsi des virus plus pathogènes.
  • 18On parle ici d’arguments rationnels et non de postulats invérifiables (existence d’un «dessein intelligent» caché, etc.) et donc impossibles à réfuter.
  • 19Notamment le refus d’un monde entièrement livré aux lois de la physique, donc au hasard ; mais aussi la difficulté à ranger l’humain parmi les singes et, plus largement, parmi la vie animale ordinaire.

fév 2024

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Photo de Bárbara Fróes sur Unsplash

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