La lecture à l’honneur dans les formations de la Ligue Lire un livre, c’est faire du sens

Mardi 19 décembre 2023

Planche de kamishibai réalisée par le groupe
Audrey Dion, secteur formation de la Ligue de l'Enseignement

Le catalogue de la Ligue compte depuis 2022 une rubrique de formations autour du livre. Regroupant aujourd’hui cinq modules, cette rubrique s’attaque à des questions et enjeux divers. Quel sens prend l’acte de lecture? Comment s’appuyer sur le livre pour favoriser l’expression d’un groupe? Comment jouer avec le rapport texte-image et quels effets ce jeu permet-il d’obtenir ? Comment profiter des clés de compréhension du monde que le livre, les bibliothèques et leur espace d’échange nous donnent?

Aujourd’hui, notre équipe décortique le travail de coanimation de Françoise Deppe et France Fontaine, et l’approche pédagogique particulière du module de formation qui découle de leurs pratiques communes, intitulé Lire un livre, c’est faire du sens: découverte ludique de l’acte de lecture.

La lecture, un point de départ judicieux

La lecture est un acte profondément porteur de sens: sans le lecteur ou la lectrice, le texte n’existe pas. La littérature, les livres ne prennent réellement vie qu’au moment où ils font l’objet d’une expérience littéraire: lorsque les lecteurs et les lectrices dévorent les histoires et se les approprient pour mieux construire la leur. Construire son histoire: retrouver un pouvoir de compréhension, de décision, un pouvoir d’action. Oui, travailler autour du livre dans le cadre de nos formations en éducation permanente nous parait décidément primordial!
Mais comment permettre à un public en difficulté avec la lecture et éloigné de l’écrit de se (re)familiariser au monde des mots? Comment amener notre public d’actrices et d’acteurs associatifs et leurs bénéficiaires à redécouvrir le livre en tant que porteur de récits et de mémoire, en tant qu’outil de représentation de notre société, en tant que vecteur de plusieurs formes de langage et d’expression? C’est autour de ces questions que la collaboration entre la Ligue, Françoise Deppe et France Fontaine a débuté.

Le développement d’un «troisième territoire»

Françoise Deppe est bibliothécaire. Lors de sa formation, elle choisit très vite de s’intéresser aux spécificités de la lecture publique. Son parcours au sein de différentes bibliothèques communales l’invite à vivre des expériences très diverses: dans la coordination d’abord, puis au contact direct des publics, des tout-petits jusqu’aux adultes en apprentissage du français. Ses expérimentations l’ont amenée à développer une approche très transversale de la médiation et du travail en bibliothèque.
France Fontaine est formatrice en alphabétisation et licenciée en histoire de l’art. A ses débuts, elle est chargée d’organiser le Centre de documentation en alphabétisation et en éducation populaire du Collectif Alpha en Belgique francophone. De fil en aiguille, de sollicitations en sollicitations, France est souvent amenée à conseiller des lecteurs et des lectrices, à coanimer avec des formateurs et formatrices, à créer et présenter des outils d’animation en Communauté française. Elle passe un jour le cap et devient formatrice alpha dans des groupes de niveau moyen à avancé. Elle s’intéresse beaucoup au livre, à la lecture et à la pédagogie du projet.
Grâce à plusieurs projets menés communément par la bibliothèque de Saint-Gilles et le Collectif Alpha, Françoise et France ont l’occasion de se rencontrer et d’échanger. Elles mettent en commun leur métier, leurs ressources, leurs compétences au service de ces projets. Très vite, elles réalisent qu’un même constat les préoccupe: les actions conventionnelles et désincarnées menées à l’époque par les bibliothèques avec un public adulte en apprentissage du français – accueillir les groupes une seule fois, sur une durée très courte, pour expliquer le fonctionnement d’une bibliothèque par exemple – ne fonctionnent pas.
Pour elles, la bibliothèque doit être un lieu où il devient possible pour ce public de vivre d’autres expériences: se rencontrer, se reconnecter à l’acte de lecture, conscientiser ses apprentissages. Elles convainquent alors leurs institutions respectives de l’utilité de réfléchir à un processus de prise en charge des groupes plus long, plus profond, plus régulier. Un processus où leur présence commune est indispensable. Un processus dont le groupe est lui-même acteur. Un processus qui créerait un nouveau terrain d’expérimentation, un «troisième territoire», composé des expertises, des ressources et des idées de chaque partie: ceux de la bibliothécaire, de la formatrice alpha et du public participant.
Des projets d’envergure, nécessitant préparation, animation, débriefing et évaluation sont alors progressivement mis en place. Ces projets portent comme objectifs de favoriser l’apprentissage du français, de l’écriture, de susciter le plaisir de lire, de rendre les apprenant·es autonomes vis-à-vis de ces apprentissages, mais aussi de les aider à développer de nouvelles pratiques culturelles.
Grâce au calendrier des cours de français donnés par France, les groupes se rencontrent de décembre à mai. Ils se rendent à la bibliothèque toutes les deux semaines, et le travail est aussi poursuivi par France lors de ses cours de lecture et d’écriture, à raison de plusieurs séances par semaine. Au terme de ces projets, leurs réalisations amorcent des changements de taille: à la fois pour les apprenant·es, désormais capables de conscientiser leurs apprentissages et de les présenter de manière claire, mais aussi pour le personnel de la bibliothèque, témoin du développement du pouvoir d’action de ces publics.

Lire, c’est faire du sens

Face à la nécessité de toujours mieux comprendre comment elles travaillent, comment leur public apprend, Françoise et France se forment également ensemble auprès d’Anne Moinet (IF Belgique) à la gestion mentale, une pédagogie des moyens d’apprendre qui cimente encore leur démarche commune.
Dans leurs animations, elles s’emparent rapidement des albums jeunesse, conscientes du potentiel qu’ils représentent dans le cadre de leur approche. En effet, les albums jeunesse permettent de se confronter à tout niveau et toute forme d’écriture, mais également à l’image qui, elle aussi, doit être lue. Au-delà du rapport texte-image et de tout ce qu’il implique, le contenu court, simple et illustré nous amène aussi à réaliser que nous sommes en permanence en train de lire: dans la rue, devant les médias, la publicité, etc. «Au fond, de quoi ne sommes-nous pas lecteurs et lectrices?», soulève ainsi Françoise avec pertinence lors de nos échanges.
«L’enjeu est de dépasser le côté purement scolaire que l’on place souvent derrière le fait d’apprendre à lire: certes, il est important de développer l’habileté à déchiffrer, d’arriver à lire un texte jusqu’au bout ou de répondre aux questions à travers des reformulations, mais nous privilégions le processus d’apprentissage. Dans la lecture, il y a un émetteur, un récepteur, et si on est passé à côté du contenu, peut-on vraiment dire qu’on a lu? Mais pour nous, ce n’est pas tant la restitution pure de la bonne réponse qui importe, même si la validation rassure; c’est plutôt la question du comment on a procédé: lorsqu’on réalise qu’on sait lire, peut-on se souvenir de comment on l’a fait?», renchérit France.
En travaillant sur l’acte, sur le geste de compréhension, ce qui peut paraitre long, difficile et décourageant devient alors un jeu: il s’agit de devenir explorateur ou exploratrice, de prélever des indices pour vérifier une hypothèse de lecture et construire du sens, de tout questionner, de tout s’approprier. De s’interroger aussi sur le résultat de cette exploration: quand les choses se mettent à faire du sens, elles suggèrent aussi des émotions. Une relation particulière au livre, aux autres peut alors exister.
Ainsi, en gestion mentale, certains albums sont qualifiés de «résistants»: ils portent une dimension qui rend la compréhension un peu moins accessible, plus réfractaire au fast thinking. Il est alors intéressant de comprendre les stratégies que nous mettons en place face à cette résistance. C’est le décodage de ces stratégies qui crée ensuite un lien vers le plaisir, l’échange, la discussion, mais aussi vers l’autonomie.

Une sécurité, une valorisation, un pouvoir d’agir

Au-delà de leurs objectifs pédagogiques et du challenge que représentent ces projets, Françoise et France veillent toujours à garantir un cadre de sécurité, dans lequel chacun·e a le droit d’essayer, d’échouer, de se questionner. L’erreur change de statut et devient une source d’apprentissage. Elles encadrent et construisent ce climat de confiance à deux, chacune avec ses spécialisations. Françoise, formée à l’art du clown, aime aussi travailler sur les corps, les voix, les émotions pour travailler la concentration et la mémoire mais aussi pour renforcer l’écoute et la cohésion. La lecture à voix haute, la gestion de la respiration ou encore des techniques d’improvisation, tout est bon pour injecter du rythme et créer du lien.
C’est ce cadre de sécurité relationnelle qui permet aux groupes d’aboutir, au terme de leurs ateliers, à de beaux moments de valorisation: une présentation, par les apprenant·es seul·es, des résultats obtenus et du processus traversé lors d’une représentation publique ou d’une exposition par exemple. Voir le groupe en capacité de lire en public, de tout expliciter, de répondre aux questions du public sans leur intervention est toujours, pour les deux formatrices, un instant très fort et magique.

L’exemple du projet Vivre (un poème pour)

Pour illustrer leur travail, Françoise et France évoquent un projet réalisé en 2012 autour de l’album de poésie de Benoît Jacques, Vivre (un poème pour). Cette année-là, elles ont envie d’aborder la poésie et se saisissent de ce bel objet à l’univers très particulier pour se lancer. Livre sans ponctuation, au vocabulaire riche, à l’univers graphique sensible… Le travail à fournir est immense.
Françoise et France débutent leurs ateliers par la lecture à voix haute du poème de 50 vers, puis par un échange autour des sensations: que nous reste-t-il dans l’oreille à l’issue de cette lecture? Il y a ensuite la construction avec le groupe d’une banque de mots ludique, pour provoquer dès le début une accroche aux mots, à leur sonorité. Le travail sur la ponctuation se révèle primordial, lui aussi: s’il n’y a pas de ponctuation, c’est au groupe de la proposer, au groupe de jouer! Comment articuler les mots et les phrases? Quel effet obtient-on si on coupe la phrase à cet endroit ou à un autre? Quelle histoire différente cela permet-il de raconter? Ainsi, au fur et à mesure des séances, le groupe décortique le poème, se l’approprie et l’apprend très vite par cœur, dans son entièreté!
Lors d’une séance, Françoise propose la lecture de l’album Le bonhomme Kamishibai d’Allen Say. Séduit par l’objet et le procédé, le groupe décide de réaliser des planches de kamishibai1 illustrant le poème de Benoît Jacques, puis de présenter ces planches lors d’une lecture publique à la fin de l’année et du projet. La représentation est un grand succès: tout est pensé dans les moindres détails, des planches réalisées par le groupe à l’aide de calligraphies, de collages, jusqu’à la distribution de bonbons dans le public pour rappeler la tradition japonaise. France raconte qu’encore aujourd’hui, s’il lui arrive de croiser par hasard une personne du groupe qui a participé à ce projet, cette personne est capable et fière de lui déclamer le poème par cœur, sans trembler!

Couverture de l’album de Benoit Jacques
Planche de kamishibai réalisée par le groupe

Le module conçu pour la Ligue

Pour construire leur module de formation Lire un livre, c’est faire du sens: découverte ludique de l’acte de lecture, France et Françoise se sont soumises au même exercice que celui qu’elles imposent habituellement à leurs groupes: questionner le comment! Comment travaillent-elles ensemble? Comment construisent-elles leurs animations? Quels sont les outils qu’elles ont développés et qu’elles peuvent aujourd’hui partager?
C’est d’ailleurs au travers de cette approche qu’elles proposent aux participant·es de la formation de travailler. Elles les amènent à questionner leurs pratiques, à remettre en cause leurs propres représentations et certitudes sur la lecture et l’acte de lire: au fond, comment définir le fait de lire, et le fait d’apprendre? Comment lit-on, comment apprend-on? Si France et Françoise partagent évidemment leurs différents outils et expériences, les participant·es ne repartent pas forcément avec une animation «clé sur porte». L’objectif de la formation est plutôt de savoir se poser de bonnes questions pour parvenir à adapter ces outils, à améliorer sa propre pratique. Ce processus peut être déstabilisant, mais il crée aussi énormément d’émulation et de cohésion. Les formatrices travaillent aussi beaucoup sur le faire ensemble, la coconstruction, la notion de territoire commun; après tout, c’est le berceau de leur méthodologie!
La formation propose un temps de réflexion précieux pour les actrices et acteurs de terrain, actifs dans le parascolaire, les écoles de devoir, les maisons de jeunes. Toutes et tous formulent les mêmes interrogations: face aux résultats négatifs de l’apprentissage de la lecture en milieu scolaire, comment rectifier le tir? Comment éviter de reproduire un système qui ne fonctionne pas? Comment captiver un public sans le capturer? Comment amener une dimension ludique, amusante dans l’effort intellectuel? Françoise et France sont là pour prouver qu’au-delà d’être un simple objet d’apprentissage, le livre peut être un véritable objet plaisir, et que le décortiquer ensemble peut être une vraie source d’épanouissement.

  • 1Kamishibai signifie en japonais «jeu théâtral en papier». C'est une tradition narrative d'origine japonaise basée sur des images que le conteur ou la conteuse fait défiler dans un petit théâtre en bois ou en carton appelé butai. Les images, sur planches cartonnées, racontent une histoire, chaque image présentant un épisode du récit. Le recto de la planche, tourné vers le public, est entièrement couvert par l'illustration, alors que le verso est réservé au texte, très lisible, avec une image miniature en noir et blanc reproduisant le dessin vu par le public. Les planches illustrées sont introduites par l’artiste dans la glissière du butai, dont l'arrière est évidé pour qu’il puisse lire le texte.

«Lire un livre c’est faire du sens: découverte ludique de l’acte de lecture»

Formation donnée à la Ligue les 15 et 16 février 2024

Objectifs

  • Se familiariser avec différents outils de décodage et de compréhension de l’acte de lecture.
  • Se familiariser aux différents gestes mentaux mobilisés durant la lecture.
  • Être capable de s’approprier et reproduire différents jeux, ressources et exercices autour de la lecture.
  • Développer un projet individuel concret et lié à son cadre de travail, permettant d’exploiter l’objet livre et la lecture dans ses animations.

Programme

  • Jeux de concentration et de mobilisation corporelle : braingym, activités brise-glace, exercices d’improvisation, lectures à voix haute, kamishibai, photos-langage, etc.
  • Découverte de la gestion mentale, pratique et analyses des gestes mentaux.
  • Découverte et analyse de différents types d’albums jeunesse et livres d’artistes.
  • Partage d’expériences menées par les formatrices avec des groupes d’apprenant·es en alphabétisation, réflexions autour de la coanimation et introduction à leur approche de « troisième territoire », territoire d’action commun entre les intervenant·es, les animateur·rices et le groupe.
  • Développement, au travers de séances en sous-groupes et de mises en commun, d’un projet personnel autour des livres et de la lecture.

Public

Cette formation s’adresse aux professionnel·les de l’animation, de la formation, du secteur socioculturel, liés à des structures dans lesquelles le livre occupe une place centrale: organismes de formation en alpha/FLE, bibliothèques, centres d’expression et de créativité, écoles de devoirs, etc. L’univers de l’alphabétisation sera particulièrement décortiqué lors de la formation, mais les échanges seront également transférables et adaptables à tout autre type de public fragilisé et éloigné de la lecture.

Inscriptions:

https://ligue-enseignement.be/formations/lire-un-livre-cest-faire-du-se…

 

Les ressources pour mieux connaître le travail de Françoise et France

 

fév 2024

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Photo de Bárbara Fróes sur Unsplash

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