Trois dispositifs pour stimuler l’empathie chez les enfants

Lundi 13 mai 2024

Illustrations faisant partie de la série proposée dans les Ateliers de la Pensée joueuse.
Source: Yapaka.be. Illustrations: Ludovic Flamant.
Christine Acheroy, chargée de recherche et de formation au Centre d’Expertise et de Ressources pour l’Enfance - CERE

Comment éduquer les enfants à la bienveillance? Comment faire naitre chez eux l’empathie, cette faculté à reconnaître l’autre comme une possible version de soi? Portons un regard sur trois dispositifs, de prévention ou de restauration, visant à aider les enfants à reconnaître leurs émotions et celles des autres, à développer leur empathie et à opter pour des modes relationnels non violents.

Les Ateliers de la pensée joueuse, le Programme de développement affectif et social (ProDAS) et Éduquer par le corps à l’empathie à l’école sont des dispositifs qui peuvent être utilisés en prévention ou dans des processus de restauration de l’empathie quand elle semble absente. Le premier a été pensé pour des enfants de maternelle et primaire, le second pour tous les âges et le troisième pour des (pré)adolescents.

LES ATELIERS DE LA PENSÉE JOUEUSE

Les Ateliers de la pensée joueuse1 ont été conçus à partir du Jeu des Trois Figures (J3F), une activité théâtrale créée en 2006 par Serge Tisseron2 afin de développer l’empathie des jeunes enfants et réduire ainsi la violence. Ce dispositif prévoit des animations à long terme, sur l’année scolaire, au rythme d’une session par semaine. Chaque animation s’articule en deux temps: le premier est consacré à l’activité théâtrale – le jeu – et le deuxième aux échanges – la pensée –, moment où l’on invite les enfants à dépasser l’anecdote et à réfléchir sur une question relevant du scénario mis en scène.
Les séances se déroulent dans un cadre bienveillant et sans jugement, garanti par l’animateur ou l’animatrice qui, par ailleurs, énonce ou rappelle le cadre et ses règles à chaque début de séance: «Nous allons jouer comme au théâtre: au théâtre, on fait semblant (de se frapper, de s’embrasser, etc.); on ne se fait pas mal; chaque acteur joue tous les rôles (les filles jouent les rôles de garçons, les garçons jouent les rôles de filles), etc.»
Dans un premier temps, les enfants choisissent un dessin parmi une série proposée. À partir de cette image, ils construisent ensemble une histoire, en se mettant d’accord sur les actions (que se passe-t-il? où? quand? comment?), les dialogues (que disent-ils?) et les émotions (que ressentent-il? pourquoi ?).
Ensuite, des enfants, sur base volontaire, réalisent un jeu théâtral selon le scénario construit collectivement. Ce jeu est appelé originalement «des trois figures» car il met en scène trois personnages: l’agresseur, la victime et le tiers – témoin, redresseur de torts ou sauveur. Il se joue trois fois car les trois enfants jouent successivement tous les rôles, afin de pouvoir ressentir et exprimer les émotions liées aux différentes postures, notamment celles qu’ils ne prennent pas habituellement dans la vie, et pour faciliter des processus d’empathie.
Notons, suivant Omar Zanna3 , que les enfants spectateurs participent également, et peut-être même davantage de ce processus, car si ceux qui jouent vivent émotionnellement les situations de l’intérieur, les «spect’acteurs» seraient plus susceptibles de se trouver en détresse empathique face aux émotions vécues et transmises par les personnages du jeu.
La détresse empathique peut se présenter sous deux formes: une forme égocentrique et une empathie authentique. Dans les deux cas, l’individu fait la distinction entre les ressentis d’autrui et les siens, mais dans la forme égocentrique, il confond ses états intérieurs avec ceux d’autrui. Il essaie alors d’aider par le biais de ce qui servirait de réconfort à lui-même. Alors que dans la détresse empathique véritable, l’individu fait la distinction entre son propre état intérieur et celui d’autrui, et il cherche à aider l’autre selon ses besoins.
Un deuxième temps d’animation vise à permettre aux enfants de réfléchir et d’échanger sur ce qui s’est passé dans le jeu théâtral et à soutenir un cheminement individuel vers une pensée partagée. Pour clôturer la séance, l’animateur ou l’animatrice dresse un résumé des principaux arguments exprimés et du chemin parcouru par la pensée.  

«À la suite des Ateliers de la pensée joueuse, les enseignant·es ont remarqué un meilleur climat de classe, une meilleure entente dans les activités nécessitant une auto-organisation ainsi que la réapparition de jeux de faire semblant.»

Un meilleur climat de classe

D’après les évaluations menées sur une année scolaire dans trois classes de maternelle en France, ce dispositif favorise le changement de posture identificatoire chez les enfants, et particulièrement celle des enfants identifiés comme «agresseurs» ou «victimes». Il favorise également la posture de non-affrontement et le recours à un adulte comme régulateur des conflits.
Les enseignant·es ont par ailleurs remarqué «un meilleur climat de classe», une meilleure entente dans les activités nécessitant une auto-organisation, comme l’utilisation des vélos disponibles dans la cour, et la réapparition de «jeux de faire semblant», comme le jeu de la marchande ou celui de la maîtresse, dans des établissements où ils avaient disparu.

LE PROGRAMME DE DÉVELOPPEMENT AFFECTIF ET SOCIAL (ProDAS)

Le programme québécois ProDAS, développé dans les années 1980 par les psychologues Harold Bessel et Uvaldo Palomares ainsi que l’enseignante Géraldine Ballse, a été largement diffusé au Canada. En Belgique, il a été promu par Christian Bokiau et Peggy Noordhoff-Snoeck4 . Ce dispositif basé sur l’expression des ressentis peut se pratiquer dès l’âge de 4 ans. Il vise à «aider les personnes à se comprendre et se respecter elles-mêmes pour ensuite comprendre et respecter les autres», dans une perspective d’autonomisation et de responsabilisation.
Le ProDAS se déroule principalement à travers un «cercle magique», un cercle de parole où le cadre est garanti par l’animateur ou l’animatrice: écouter sans interrompre et sans juger, parler en «je», ne pas être obligé de parler, ne pas parler à l’extérieur de ce qui s’est dit dans le cercle, en sont les piliers.
Dans le cercle, on se dit, on s’écoute, on n’évalue pas, mais on accueille les paroles et les attitudes non verbales de l’autre. On apprend ainsi à «se mettre dans la peau de l’autre», sans lui donner tort ou raison. En même temps, «on se découvre en découvrant l’autre, on s’accepte en acceptant l’autre, on ne se juge pas parce qu’on ne se sent pas jugé». Le questionnement du ressenti des enfants et sa reformulation par l’adulte sont d’ailleurs essentiels pour permettre aux enfants de se centrer sur leurs émotions, les nommer et entendre celles des autres.
Chaque cercle s’articule autour d’un thème en rapport avec le développement humain. Notons qu’il s’agit d’un programme: les multiples thèmes s’articulent dans un ordre spécifique et progressif. Par ailleurs, ils peuvent être abordés selon les trois angles de la perception émotionnelle: le mode positif– ce qu’on trouve beau, bon ou juste–, le mode négatif ou le mode ambivalent.
Les thèmes s’inscrivent dans trois grandes sphères: la conscience de soi, la réalisation de soi et l’interaction sociale. Développer la conscience de soi, c’est tenter de répondre à la question «qui suis-je?» en apprenant à mettre des mots sur ses émotions, ses pensées et ses actions. Développer l’estime de soi, c’est découvrir ses capacités et comment les utiliser, mais aussi ses limites. Améliorer ses interactions sociales, c’est connaître les autres, prendre conscience des effets de ses comportements sur eux et de leurs comportements sur soi. Mais de quoi parle-t-on? On peut citer, à titre d’exemples: «un moment où je me sens bien», «quelque chose que je fais bien», «si j’étais un animal, je serais…», «j’ai dit quelque chose qui a blessé l’autre» ou «quelqu’un a dit ou fait quelque chose qui m’a blessé·e».

«Le ProDAS favorise les échanges, l’écoute et le non-jugement entre les enfants. Il permet l’acquisition ou le maintien d’une bonne estime de soi et l’accès à une meilleure compréhension des autres.»

Écoute et non-jugement

Selon une évaluation du dispositif réalisée dans deux écoles de Marseille avec des enfants de maternelle et de primaire, sur une période de deux années (2005-2007), le ProDAS favorise les échanges, l’écoute et le non-jugement entre les enfants. Il permet d’acquérir les moyens de se positionner face aux autres et favorise l’acquisition ou le maintien d’une bonne estime de soi. Il permet la rencontre et l’accès à une meilleure compréhension des autres.
Le programme facilite la prise de conscience et l’expression de ses ressentis. Les échanges permettent aux enfants de développer leur vocabulaire, leur capacité d’écoute et leur empathie. Les «petits parleurs» développent une plus grande confiance en eux et s’expriment beaucoup plus, alors que les « grands parleurs » développent des compétences d’écoute et d’attention.
L’ambiance générale de la classe s’améliore ainsi que les liens entre les enfants et entre ceux-ci et les enseignant·es. Une solidarité se développe entre les enfants: ils coopèrent, s’entraident et gèrent plus facilement les conflits par la parole. Le programme favorise également des relations plus respectueuses et plus égalitaires entre filles et garçons: une écoute plus égalitaire au sein du cercle de parole et une augmentation du partage de jeux dans la cour de récréation en témoignent.
Le programme permet aux enseignant·es de mieux écouter et connaitre les enfants, de les appréhender dans leur globalité et non uniquement dans une relation scolaire. Ils construisent des relations plus proches avec eux. De leur côté, les enfants perçoivent l’enseignant·e non seulement comme «le maitre» ou «la maitresse» mais aussi comme un adulte. La relation avec les parents s’en trouve également améliorée.

«Le dispositif Éduquer par le corps à l’empathie à l’école favorise une nette baisse du harcèlement et des phénomènes d’exclusion entre enfants, ainsi qu’une légère diminution des bagarres à l’école. Et les enfants éprouvent un sentiment de bien-être accru.»

ÉDUQUER PAR LE CORPS À L’EMPATHIE À L’ÉCOLE

Omar Zanna, suite à ses recherches et à la mise en œuvre de projets pilotes5 auprès d’enfants et d’adolescents, invite à «éduquer par le corps à l’empathie à l’école». Il s’agit, pour les enseignant·es formé·es, d’organiser régulièrement, sur une longue période, des activités ad hoc de «mise en scène collective des corps» avec les enfants ou les adolescents, dans le but de développer leur empathie et de «déplacer l’affrontement aux autres vers un espace où les conduites entre individus sont discutées et mieux comprises».
La «mise en scène des corps» est aussi une mise en scène collective des émotions qui s’expriment par des gestes, des expressions faciales, des regards, la voix et des paroles, favorisant la prise de conscience que «l’autre est toujours une version possible de soi». Elle favorise la «mise en scène des mots»: après chaque activité, les enfants ou les adolescents sont ainsi invités à réfléchir et à mettre des mots sur leurs ressentis et ceux des autres.
Les jeux proposés s’inscrivent dans quatre grandes catégories et répondent à une logique progressive: des jeux de distance, pour prendre la mesure d’autrui; des jeux de rôle, pour prendre la place d’autrui; du théâtre forum, pour se mettre à la place d’autrui et des jeux dansés, pour incarner autrui.
Une évaluation du projet pilote réalisé dans des classes de CM1 et CM2 (4e et 5e primaire) entre juin 2012 et décembre 2014 indique que le dispositif a favorisé une nette baisse du harcèlement et des phénomènes d’exclusion entre enfants, ainsi qu’une légère diminution des bagarres à l’école. Les enfants ont éprouvé un sentiment de bien-être accru, également partagé par les enseignant·es et les parents.  

Quelques-uns des résultats de l'évaluation sur 433 élèves interrogés. Données LERFAS, mars 2015.

Pour une éducation émotionnelle à l’école

Les trois dispositifs présentés ont en commun l’objectif de travailler avec les enfants et les adolescents l’écoute et l’expression des émotions, l’empathie et l’acceptation de l’autre dans sa différence. L’aspect collectif, présent dans chacun des dispositifs, met en évidence l’aspect relationnel des émotions. Le groupe permet à chaque enfant de réaliser un travail sur lui-même, dans un cadre sécurisant garanti par l’animateur ou l’animatrice du dispositif.  
Dans les Ateliers de la pensée joueuse, tout comme dans le programme élaboré par Omar Zanna, le point clé du dispositif est la mise en scène collective des corps par le jeu. C’est donc le corps en mouvement dans le jeu, théâtral ou autre, vécu en tant qu’acteur mais aussi «spect’acteur», qui constitue l’amorce du processus d’apprentissage de l’empathie, en facilitant l’accès des enfants et des adolescents à des ressentis émotionnels variés.
Cette logique de travail avec le corps est néanmoins mise en œuvre de manière spécifique en fonction des particularités de chacun des dispositifs. Ainsi, les Ateliers de la pensée joueuse permettent aux enfants acteurs d’expérimenter tous les rôles du jeu théâtral, aussi bien ceux qu’ils prennent dans la vie réelle que ceux qu’ils ne prennent pas, d’en ressentir les émotions associées, mais également de sentir celles d’autrui. Par contre, dans le programme d’Omar Zanna, les éprouvés émotionnels sont induits par la coopération entre les enfants ou les adolescents dans le jeu.
Contrairement aux deux dispositifs précités, dans le Cercle magique, le corps n’est pas le médiateur émotionnel essentiel, l’éducation et l’expression des émotions s’effectuant principalement par la parole au sein de l’espace du cercle. Dans le ProDAS, c’est l’écoute sans jugement qui libère la parole et induit la prise de conscience de sa propre réalité en même temps que celle des autres, induisant, par cette connaissance, l’acceptation de la diversité et l’empathie. Notons que la parole n’est pas absente des deux autres dispositifs, mais les échanges ont lieu dans un deuxième temps, ancrés dans l’expérience du corps.  
Ces trois dispositifs, mis en œuvre et évalués avec succès auprès de groupes d’enfants et d’adolescents, montrent l’importance de dédier, dès la petite enfance, des espaces-temps réguliers consacrés à l’éducation émotionnelle. L’école est le lieu privilégié pour leur mise en œuvre, d’autant plus si elle offre aux enfants des modèles relationnels respectueux et d’écoute, en cohérence avec les valeurs travaillées au travers de ces dispositifs.  

 

Illustration: Illustrations faisant partie de la série proposée dans les Ateliers de la Pensée joueuse. À gauche, une représentation du déracinement, à droite, du harcèlement. Source: Yapaka.be. Illustrations: Ludovic Flamant.

  • 1Pour plus d’informations et pour les formations, consulter http://www.yapaka.be/produit-a-telecharger/depliant-les-ateliers-de-la-…
  • 2Serge Tisseron est psychiatre, Docteur en psychologie habilité à diriger des recherches, membre de l’Académie des technologies, chercheur associé à l’Université Paris VII Denis Diderot (CRPMS). Un guide du Jeu des Trois Figures est disponible en ligne sur https://sergetisseron.com/IMG/pdf/guide3f_doubles_pages.pdf. Voir aussi la vidéo de présentation sur http://www.yapaka.be/video/video-de-presentation-le-jeu-des-trois-figur…
  • 3Omar Zanna est Docteur en sociologie et en psychologie, professeur en Sciences de l'éducation et sociologie à l'Université du Maine, responsable du laboratoire VIP&S-Le-Mans (Violences, Identités, Politiques et Sports). Il est notamment l'auteur de Cultiver l’empathie à l’école (avec Bertrand Jarry, Dunod, 2019), L’éducation émotionnelle pour prévenir la violence. Pour une pédagogie de l’empathie (Dunod, 2019), Le corps dans la relation aux autres (PUR, 2015), Apprendre à vivre ensemble en classe : Des jeux pour éduquer à l'empathie (Dunod, 2015) et Restaurer l'empathie chez les mineurs délinquants (Dunod, 2010).
  • 4Voir NOORDHOFF-SNOECK Peggy et BERNARD Anne. L’art de la rencontre. Une parole qui crée du lien et du sens, Chroniques sociales, Collection Savoir communiquer, Lyon, 2023.
  • 5Outre son travail avec des adolescents délinquants, Omar Zanna a développé le programme EPLUCHE, mis en œuvre en Sarthe, France. Plus d’infos sur https://psychologue-la-madeleine.fr/files/p/travail%20sur%20l%27empathi…

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