Phobie scolaire: une responsabilisation parentale exagérée

Lundi 4 novembre 2024

​©Lykka Houbrechts​
Caroline Leterme, chargée de recherche et de formation au Centre d’Expertise et de Ressources pour l’Enfance, asbl)

Dans notre société où l’école constitue la norme et le parcours quasi obligé pour les enfants et adolescents, rien ne prépare les parents à l’irruption de la phobie scolaire. D’autant que peu de dispositifs existent afin d’aider concrètement et rapidement les familles qui y sont confrontées. Cerise sur le gâteau: tout en se trouvant démunis face à la souffrance de leur enfant, les parents doivent souvent faire face à l’incompréhension ou au jugement.

La méconnaissance qui entoure le phénomène de phobie scolaire et qui pèse sur le quotidien des parents concernés peut avoir de lourdes conséquences: «Des familles se voient régulièrement considérées comme responsables de l’incapacité de leur enfant à se rendre à l’école, et [peuvent voir] remettre en cause leur autorité parentale par les entités mêmes auprès desquelles elles étaient venues chercher aide et assistance1 ». Signalons d’emblée qu’il n’existe pas de statistiques officielles concernant la phobie scolaire en Fédération Wallonie-Bruxelles. L’estimation la plus courante est de 5% d’enfants et jeunes en âge scolaire touchés, soit environ un enfant par classe. Ce chiffre est parfois ramené à 1 à 2%2 .
Quel peut donc être le ressenti des parents, vis-à-vis de qui les préjugés et attendus – implicites ou explicites, en provenance des proches ou des professionnel·les – peuvent être importants et parfois largement injustifiés, car s’appuyant sur de tenaces (fausses) croyances couramment associées à la phobie scolaire? Quelle est la dimension sociétale de la phobie scolaire, communément associée à une responsabilisation parentale exagérée?

Le ressenti des parents

«Quand le jeune ou l’enfant, du jour au lendemain, n’est plus capable d’aller à l’école, on est dans une incompréhension en tant que parent […]. Dans nos expériences personnelles, nous avons parfois été jugées par l’entourage et avons reçu des conseils du genre: “Il suffit d’être plus ferme et de l’obliger à aller à l’école”3 .» L’Anatole, une association qui propose à Bruxelles des groupes de parole et de soutien destinés aux parents ou proches de jeunes confrontés à la phobie scolaire, rappelle une évidence: «Les parents sont la première ligne de soutien aux jeunes en souffrance scolaire anxieuse. Ce sont eux qui apportent au quotidien, à leur enfant, le cadre pour supporter le passage dans cette crise douloureuse.» Face à la phobie scolaire, les parents éprouvent généralement «du désarroi, de la solitude, de l’isolement et une détresse importante», ainsi que différents autres sentiments comme «de la honte, un sentiment d’incompétence et de l’anxiété, parfois renforcés par l’entourage et/ou le milieu scolaire4 ».
Évoquer la phobie scolaire de son enfant devant autrui peut en effet s’avérer culpabilisant. Dans les contacts avec l’école et l’entourage, il est parfois difficile pour les parents de trouver des interlocuteurs et interlocutrices qui sauront écouter et percevoir, sans jugement, toute la complexité de la situation. Car nombreuses sont les personnes qui s’empressent de vouloir comprendre et interpréter, réconforter ou conseiller5 … Or «l’apparition d’un refus scolaire anxieux est un phénomène complexe et multifactoriel. Il est vain de rechercher des causes simplistes, linéaires et réductrices», prévient Marie Gallé-Tessonneau, docteure en psychologie et psychothérapeute6 .

Pression sociale et manque de sensibilisation

Dans une question en Commission de l’Éducation à la ministre Caroline Désir au sujet de la prise en charge des élèves souffrant de phobie scolaire, un député témoigne du fait que «les parents confrontés à cette situation sont en grande difficulté et peinent à trouver des solutions face à un phénomène qui n’est pas toujours reconnu dans le milieu scolaire, sans compter la pression sociale et la mise à la marge de l’obligation scolaire». Ainsi, poursuit-il, «il n’existe aucune procédure spécifique par rapport à ce problème et les parents qui y sont confrontés sont souvent démunis et ne savent pas réellement vers qui se tourner7 ».
Lui-même confronté à la phobie scolaire de son enfant, Manu Disabato partage enfin l’interpellation suivante: «Il est très dur d’accepter de ne pas avoir de solution face à cette situation. C’est un véritable problème. Il faut penser aux gens qui sont moins proches des institutions que nous et qui ont encore plus de difficultés. Et je ne parle pas du regard social! On a tendance à vouloir forcer son enfant. Je reconnais moi-même avoir aussi un peu poussé pour que ma fille aille quand même à l’école. Je me suis ensuite rendu compte que ce n’était pas du tout la bonne attitude. C’est pourquoi l’identification de la problématique me semble le premier travail à faire8

Causes et déclencheurs du refus scolaire anxieux

Outre l’impuissance et le manque de solutions proposées, ce témoignage laisse également transparaitre le problème des fausses croyances liées au refus scolaire anxieux. Marie Gallé-Tessonneau accompagne depuis plus de dix ans les enfants en refus scolaire anxieux. Elle insiste sur la distinction entre les causes (l’origine du trouble) et les déclencheurs (les facteurs précipitants). Au rayon des causes se retrouvent des facteurs biologiques, le tempérament et la physiologie – nous ne sommes pas identiques en termes de réponse au stress –, des facteurs psychologiques liés à la sensibilité émotionnelle, aux schémas de pensée et aux croyances, différents d’une personne à l’autre, et des facteurs sociaux comme l’entourage, le modèle éducatif, la catégorie socioprofessionnelle, la culture, les loisirs pratiqués, l’école fréquentée, etc.9 .
D’après les études, les contextes d’apparition (déclencheurs) privilégiés du refus scolaire anxieux sont les rentrées scolaires et les changements de cycles, les événements à valeur de rupture (séparations, décès, déménagements, maladies, etc.), des difficultés relationnelles (conflits avec les pairs ou avec des enseignant·es, situations d’humiliation ou d’isolement) ou encore des exigences académiques ressenties comme trop fortes10 .
«Ce sont tous ces ingrédients qui, mis bout à bout, peuvent conduire à la survenue d’un refus scolaire anxieux11 », explique la spécialiste, tout en précisant qu’«un événement qui peut être perçu comme anodin par son entourage peut être vécu de manière plus intense par un enfant». Parmi les adolescents phobiques se retrouvent «quantité de jeunes qui pendant des années se sont adaptés, adaptés, adaptés… et qui un jour n’y arrivent plus», relate pour sa part une pédopsychiatre que nous avons rencontrée.

Interprétations psychanalytiques et fausses croyances

©Lykka Houbrechts

Malheureusement, de nombreuses fausses croyances associées à la phobie scolaire sont encore largement répandues, notamment parmi les professionnel·les. Par exemple l’idée très freudienne des bénéfices secondaires inconscients: «L’adolescent reste à la maison, en l’occurrence avec sa mère […]. Du coup, c’est un peu comme si tout le monde était bien content: l’adolescent, il reste à la maison, il n’y a pas de séparation avec les parents, pas de séparation avec la mère… […] tout cela est largement inconscient, bien sûr12 ».
Véhiculer de telles interprétations – d’un autre âge, comme en témoigne ici la place dévolue à la mère – tout en évoquant la commode nébuleuse de «l’inconscient» pour les justifier, concourt très inopportunément à une sur-responsabilisation parentale, d’une part, et à une large sous-estimation du rôle de l’institution scolaire, d’autre part…
C’est aussi l’avis d’Antoine Olivier, enseignant et référent pédagogique français, qui se dit frappé par «un constat majeur et paradoxal: le rôle de l’école dans le déclenchement du refus scolaire anxieux et dans l’échec ou la réussite de sa prise en charge est largement sous-estimé!13 ». Le pédagogue expose sa perplexité quant aux deux explications principales à la phobie scolaire données par la majorité des sources françaises, qui restent encore très influencées par la tradition psychanalytique:
«Il s’agirait grosso modo ou bien d’une “anxiété de séparation”, c’est-à-dire d’une impossibilité pour les jeunes d’être éloignés de leurs parents, ou bien d’une “anxiété de performance”, c’est-à-dire d’une impossibilité pour eux de se confronter à des situations d’évaluation qui mettent en péril leur image d’eux-mêmes…»
Puis, il pointe un biais important et particulièrement irrationnel du raisonnement de la plupart des spécialistes de la question en France, qui ont tendance à dissocier la question de la phobie scolaire du contexte… scolaire14 . C’est ainsi que des raccourcis problématiques perdurent chez un certain nombre d’auteur·es et de thérapeutes: «Les deux plus graves sont la responsabilité systématique attribuée aux familles et l’incapacité à écouter la parole des enfants.» Pourtant, «des études sérieuses15 montrent que dans près de la moitié des cas de refus scolaire, les familles ont un fonctionnement parfaitement sain et normal – ce qui n’implique pas, d’ailleurs, que les autres [soient] profondément dysfonctionnelles16 ».

Une pathologisation excessive

En tant que psychologue clinicienne, Inès Weber se dit «en première ligne pour témoigner de l’usage de plus en plus abusif qui est fait de la pathologisation», l’un des trois principaux modes de sanction contre la non-conformité à la norme (les deux autres étant la marginalisation et la criminalisation). Elle donne deux exemples similaires de cette pathologisation excessive: le syndrome d’épuisement professionnel (burnout) et les phobies scolaires, qui se multiplient de façon inquiétante ces dernières années17 .
Or les échanges qu’elle a pu avoir avec les jeunes qui ne parviennent plus à aller à l’école nous ont permis de comprendre ensemble qu’ils expriment par là leur refus de se soumettre à une situation qu’ils ressentent comme mauvaise pour eux. Leur refus porte soit sur un cadre trop général et normatif dans lequel ils ne se sentent pas libres ni pris en compte dans leur singularité. Ou bien il s’agit pour eux de se préserver de modes relationnels leur faisant violence18 .
Nous voici, avec cette thérapeute qui sait se mettre à l’écoute de ses jeunes patient·es sans présupposés biaisés, bien loin de la théorie figée d’angoisse de séparation d’avec la mère… Et Inès Weber de conclure judicieusement en ces termes: «De nos jours donc, il est considéré comme anormal et pathologique de ne pas réussir à s’adapter à toutes les situations approuvées par la culture dominante, même celles qui sont nocives ou injustes. Au lieu de considérer qu’il devrait être normal et sain d’offrir à tous des conditions d’apprentissage et de travail soucieuses de leur épanouissement et respectueuses de l’intégrité complète de leur personne19

Éviter la sur-responsabilisation parentale

Quel parent ne se sent pas responsable de son enfant et ne souhaite pas contribuer à son bien-être? Dans la prise en charge autour de l’enfant ou de l’ado traversant une phobie scolaire, il est essentiel de s’appuyer sur le postulat que les parents feront de leur mieux pour l’accompagner, y compris – cela est d’ailleurs presque inévitable – se remettre en question.
Ceci rejoint pleinement l’invitation de Guy Ausloos20 à «se laisser pénétrer par le mystère de la famille compétente plutôt qu’à rechercher des recettes pour traiter la famille dysfonctionnelle. Les difficultés et les mutations des statuts parentaux, la perte des valeurs traditionnelles, la violence sociale, l’incertitude quant à l’avenir devant le chômage et la maladie, l’évolution des modèles professionnels, etc., déstabilisent les familles qui ont aujourd’hui besoin d’être confortées dans leur parentalité pour accompagner leurs enfants vers l’âge adulte21 ».
Se dégage alors une posture propice à l’accompagnement des familles, qui vise à les soutenir et les soulager, sans les surcharger d’interprétations ni d’injonctions parfois culpabilisantes, presque toujours hyper-responsabilisantes. Par ailleurs, il revient à la collectivité (en particulier aux instances éducatives) de prendre urgemment la mesure du mal-être que rencontrent un nombre croissant d’enfants et d’ados dans leur scolarité. Celles et ceux qui basculent dans la phobie scolaire lancent un signal fort en direction des adultes ainsi que de l’école et de la société dans lesquelles ils et elles sont forcées de fonctionner, parfois jusqu’à l’épuisement et au décrochage.
La question du sens et de la compréhension de ce phénomène dépasse largement les dimensions individuelle et familiale. Dès lors, tâchons d’écouter les jeunes, leurs parents et les professionnel·les de terrain pour avancer dans une saine et nécessaire réflexion sur les modalités et les finalités de l’institution scolaire…

 

  • 1PROFESSEUR O (OLIVIER Antoine). «Refus scolaire anxieux et haut potentiel: le rôle de l’école», 29 juin 2022: https://www.youtube.com/watch?v=a3wznaOnVp4
  • 2«La phobie scolaire touche environ 5% des jeunes en âge d’aller à l’école», bx1, 19 septembre 2022: https://bx1.be/categories/news/la-phobie-scolaire-touche-environ-5-des-…
    et «FWB – Enfant et phobie scolaire», Question écrite du 3 mars 2021 de Sabine Roberty à Caroline Désir, Ministre de l’éducation : https://sabineroberty.be/fwb-enfant-et-phobie-scolaire/
  • 3FLOOR Anne (propos recueillis par). «Soutenir les parents ou les proches d’élèves atteints de phobie scolaire», Les Parents et l’École n° 110, 2021: https://www.ufapec.be/en-pratique/projets-en-cours/infos-covid-19/covid…
  • 4https://www.lanatole.be/lanatole/groupes-de-parole
  • 5Souvent, les sentiments d’incompréhension et de culpabilité n’en seront que renforcés, même si c’est tout le contraire qui était visé. Notons que ces «pièges à la communication» sont bien connuset décryptés, notamment dans les approches de la Communication NonViolente et de la Communication efficace (Thomas Gordon).
  • 6GALLÉ-TESSONNEAU Marie. «Les causes et les déclencheurs du refus scolaire anxieux», ÊTREPROF, 24 janvier 2024: https://www.youtube.com/watch?v=L9Oun64EQTo
  • 7«Question de M. Manu Disabato, intitulée “Phobie scolaire”», Commission de l’Éducation du Parlement de la Communauté française, session 2022-2023, 28 mars 2023. Compte rendu intégral, séance du mardi 28 mars 2023 (après-midi), p.66: https://archive.pfwb.be/1000000020d40eb
  • 8Ibid., p. 69.
  • 9GALLÉ-TESSONNEAU Marie. Op. cit.
  • 10Ibid.
  • 11Ibid.
  • 12«Phobies scolairesà l’adolescence, symptôme de notre modernité?», Entretien avec Michèle BENHAIM, psychologue, yapaka.be, 29 novembre 2019: https://www.yapaka.be/video/video-phobies-scolaires-a-ladolescence-symp…
  • 13PROFESSEUR O. Op.cit.
  • 14Par exemple, la phobie scolaire est décrite dans l’ouvrage de Nicole Catheline, Psychopathologie de la scolarité, 2012, comme «une pathologie qui ne concerne en rien l’école»... Cité par PROFESSEUR O. Op.cit.
  • 15Par exemple, KEARNEY C.A. et SILVERMAN W.K. «Family environment of youngsters with school refusal behavior: A synopsis with implications for assessment and treatment», American Journal of Family Therapy, 1995. Cité par PROFESSEUR O. Op.cit.
  • 16PROFESSEUR O. Op.cit.
  • 17WEBER Inès. Être soi. Une quête essentielle au service du monde, Gallimard, Paris, 2023, p. 60-61.
  • 18Ibid., p. 61-62.
  • 19Ibid., p. 63.
  • 20Pédopsychiatre belge (1940-2023) spécialisé dans la thérapie des familles.
  • 21AUSLOOS Guy. La compétence des familles. Temps, chaos, processus, éd. Érès, Toulouse, 2019.
    Citation extraite de la présentation sur https://www.cairn.info/la-competence-des-familles--9782865863648.html?c…

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