Fabrice Derzelle est enseignant et fondateur de l’association Végétik. Résistances face au végétarisme ou véganisme, enjeux électoraux, discussions en classe avec les élèves, convergence des luttes… Voici le menu!
francophone dont l’objectif est d’informer, de
conscientiser les citoyen·ne·s autour des problèmes engendrés par la surconsommation
de produits animaux. Ils sont nombreux, et
seule une approche transdisciplinaire permet
d’en discerner les différents enjeux. Compte
tenu de cette complexité, l’asbl publie des informations destinées au grand public, organisent des conférences, des animations dans
les écoles, tient des stands d’information et
enrichit un site internet qui devient, peu à
peu, la référence
Belge dans ce
domaine.
www.vegetik.org/
Éduquer: Depuis combien de temps existe l’association Végétik et quelle est son action?
Fabrice Derzelle: L’association existe depuis 11 ans. On s’était rendu compte qu’en Belgique francophone, il n’y avait pas d’équivalent de l’association flamande EVA. J’aimais son approche gradualiste, «un jour sans viande». De plus, leur communication autour du végétarisme est très positive. On a créé cela pour le côté francophone, mais avec un peu plus de mordant quant à la dénonciation des élevages industriels. On fait de l’éducation permanente, des guides, un magazine en ligne, des conférences, des animations; on tient des stands d’information…
Les gens ont des idées préconçues sur l’alimentation végétale, c’est pour cela que certaines personnes ont des difficultés à franchir le pas.
Éduquer: Réchauffement climatique, Covid-19, souffrance animale, etc. Autant d’éléments qui nous poussent, si ce n’est à supprimer, au moins à réduire notre consommation de produits animaux. Pourtant, le végétarisme n’est absolument pas la norme aujourd’hui. Quelles sont les résistances?
F.D: Les gens ont des idées préconçues sur l’alimentation végétale, c’est pour cela que certaines personnes ont des difficultés à franchir le pas. La première idée, c’est qu’il y aurait un manque de protéines dans les végétaux. Pourtant, les légumineuses en contiennent suffisamment, on ne connait aucun végan ou végétarien qui souffrirait d’une quelconque carence en protéines. C’est très ironique qu’on enseigne aujourd’hui encore cette idée autour du manque de protéines dans les écoles de nutrition, dans un pays où le problème, ce n’est pas le manque de protéines, mais au contraire l’excès de protéines. Les hôpitaux sont remplis de gens qui souffrent de maladies chroniques: hypertension, obésité, diabète, certains cancers… Manger trop de protéines, cela décalcifie et abime les reins. Une autre idée reçue, c’est que beaucoup de gens, principalement des hommes, ont peur d’avoir faim. C’est une sorte de pensée magique qui associe la viande à la force. «Un bœuf, c’est fort alors si je le mange, je vais absorber sa force»; ça, c’est une croyance, parce que les fibres dans les légumineuses apportent tout autant une sensation de satiété. Les gens croient aussi aux vertus de certains élevages, les animaux ne souffriraient pas et seraient tués avec respect. Enfin, il y a cette idée que manger de la viande est naturel pour l’humain, nous serions des prédateurs. La grande question est: est-ce que c’est nécessaire de manger de la viande pour les êtres humains? S’il n’y pas de réponse en ce sens avec des arguments scientifiques, ça devient une question éthique, les gens doivent alors dealer avec ça. Des études épidémiologiques vastes et nombreuses disent que ce n’est pas nécessaire. Il est même observé que l’espérance de vie des végans n’est pas inférieure à celle des omnivores, elle serait même un peu plus longue. Aujourd’hui aux USA, les omnivores essaient de prouver que si les végé vivent plus longtemps, ce n’est pas grâce à l’alimentation végan, c’est parce qu’ils sont plus éduqués, qu’il y a plus de femmes, donc plus sensibles aux questions de nutrition. Le raisonnement est vraiment retors.
Éduquer: Dernièrement, l’Académie Royale de Médecine de Belgique a «proscrit le régime végétalien chez les femmes enceintes ou allaitantes ainsi que chez les enfants en bas âge». En réponse, une centaine de scientifiques ont récusé ces conclusions, en passant au crible toutes les études citées par l’ARMB. Qu’en pensez-vous?
F.D: Oui, le rapport était mal fait. Les références scientifiques utilisées par l’ARMB ont été réalisées à partir de très peu de cas. Encore une fois, c’est ironique, combien de familles omnivores ont détruit la santé de leurs enfants à coup de chips et de coca?
Éduquer: D’une certaine façon, en s’attaquant à l’assiette, le végétarisme touche à l’identité des gens… Est-ce pour cela que le message passe difficilement?
F.D: Oui, tout à fait. Par exemple, moi, je viens d’une famille italienne, et la cuisine, c’est souvent ce que l’on garde lorsque la famille est déracinée. Effectivement, c’est lié à l’identité, par exemple, lorsqu’on insulte les gens qui viennent d’autres pays, on part de ce qu’ils mangent: les rosbifs, les macaronis, les froggies… C’est très symbolique. Et puis dans les campagnes, il y a la fierté des produits, le rapport à la terre. En Wallonie, il y a une hyper spécialisation dans l’élevage bovin, une disproportion entre ce qu’on mange et ce qu’on produit. On est aujourd’hui dans un rapport de forces, les politiques utilisent ce conflit pour des raisons électorales. On ne peut pas toucher à l’élevage, c’est sacré. Il y a des régions où on ne peut pas être élu sans être un fervent défenseur de l’élevage à la wallonne. Mais étrangement, c’est moins le cas en Flandres, puisque les quatre présidents des plus grands partis ont déjà fait les 40 jours sans viande. Ici, en Belgique francophone, le conflit entre végans et producteurs permet de récolter des voix. On cible les végans et les végétariens pour récolter les voix des 2 millions d’électeurs en Wallonie. À Bruxelles, c’est différent, les choses évoluent. Dernièrement, par exemple, j’ai fait une conférence devant les échevins du bien-être animal d’Anderlecht et de Saint-Gilles. Ils sont intéressés parce qu’ils sont moins impliqués dans la production de produits d’origine animale. Il n’y a pas d’élevages à Bruxelles, alors cela pose moins de problèmes. On considère d’ailleurs à Bruxelles qu’il y a 15% de flexitariens, ce sont eux qui tirent le mouvement.
Éduquer: Vous êtes aussi enseignant, est-ce qu’il vous semble que les choses évoluent dans les cantines à l’école?
F.D: Non, je n’ai pas l’impression que cela avance beaucoup. Dans certaines cantines, quand on parle repas végé, on sert des raviolis au fromage fondu, ce qui n’a aucun intérêt au niveau nutritionnel et au niveau de l’impact environnemental. On n’est pas dans l’esprit du végétarisme. Par ailleurs, il y a un problème de formateurs en Belgique francophone, il n’y a aucun prof de cuisine végétarienne. Et dans la formation de base des cuisiniers, il n’y a pas grand-chose. On nous dit aujourd’hui que cela coute trop cher d’embaucher des formateurs végé pourtant, on aimerait avoir le soutien des décideurs des programmes, des institutions… Mais le problème de fond, c’est surtout: «qu’est-ce que je mange si je ne mange pas de viande»?
Éduquer: En tant qu’enseignant en philo et religion, comment abordez-vous cette thématique en classe?
F.D: Je raconte aux élèves mon chemin, comment je suis sorti de la caverne de Platon (je suis prof de philosophie). Dans le cadre d’études en dentisterie, j’avais fait de la dissection, ce qui m’a obligé à faire le lien entre la viande que j’avais dans mon assiette et l’animal. Par ailleurs, les trois grandes crises sanitaires des années 95: vache folle, fièvre aphteuse, et poulet à la dioxine m’avaient énormément choqué. Moi qui ne connaissais pas tellement le milieu de l’élevage, je me suis informé, j’ai tiré sur la pelote de laine, et j’ai découvert des choses abominables, surtout au niveau de l’élevage intensif. J’explique aussi aux élèves que je ne suis pas quelqu’un qui aime spécialement les animaux mais que lorsque je vois ce qu’on leur fait, j’ai honte d’être humain, honte que cela se passe chez moi, dans mon pays. Je me tiens aussi pour responsable de cela. En plus de cela, je reviens sur le parcours d’un cochon, d’une poule, j’essaie de faire comprendre les logiques de rentabilité. J’évoque aussi une autre chose, que les gens connaissent peu, une origine de la souffrance animale qui est pourtant centrale: la sélection génétique. Par exemple, un bœuf «bleu blanc belge» porte 150 kilos de muscles sur le dos, ce qui détruit ses vertèbres, ses articulations; les races de poules actuelles grandissent trop vite, elles sont décalcifiées, c’est peu connu mais c’est monstrueux… Parfois, les ados ne savent pas qu’il faut prendre le petit d’une vache pour avoir du lait. Je reste dans le factuel, je ne les culpabilise pas.
Éduquer: On parle beaucoup actuellement d’une convergence des luttes entre végétarisme, féminisme, anti-racisme…
F.D: Oui, en effet. Il y a un livre qui m’a beaucoup marqué: «Un éternel Treblinka» de Charles Patterson. C’est un professeur d’histoire qui explique qu’une grande part des militants de la défense des animaux sont des personnes issues de familles qui ont subi la Shoah. Dans le même ordre d’idées, Isaac Bashevis Singer, prix Nobel de littérature, qui a été dans les camps de concentration, dit que pour les animaux, tous les humains sont des nazis. Quand on voit les images qui datent de la fièvre aphteuse, les 230 000 animaux dans les tranchées, même pas malades, qui ont été tués et recouverts de chaux vive, ou alors les animaux que l’on gaze dans des hangars parce qu’il y a des virus, c’est difficile de ne pas faire le parallèle. Les processus de domination entre les animaux et les femmes sont sensiblement les mêmes. Dans «Un éternel Treblinka», il est montré que toutes les structures de domination que subissent les être humains se font toujours en rabaissant les êtres humains au niveau des animaux. Quand on veut spoiler les droits d’une minorité, on les traite de «sales», de «bêtes», d’«idiots», pour les rapprocher de la nature. Les femmes sont toujours poussées du côté de la nature, avec la «féminité», l’essence, l’instinct, l’irrationnel alors que la raison est du côté des hommes. Ce sont exactement les mêmes procédés, si vous voulez vous en prendre à une communauté, dites qu’ils sont comme des animaux.
Juliette Bossé, responsable de la revue Éduquer
ASBL:
L’A.S.B.L Végétik est une association belge francophone dont l’objectif est d’informer, de conscientiser les citoyen·ne·s autour des problèmes engendrés par la surconsommation de produits animaux. Ils sont nombreux, et seule une approche transdisciplinaire permet d’en discerner les différents enjeux. Compte tenu de cette complexité, l’asbl publie des informations destinées au grand public, organise des conférences, des animations dans les écoles, tient des stands d’information et enrichit un site internet qui devient, peu à peu, la référence belge dans ce domaine. Plus d’infos : www.vegetik.org/ EVA œuvre de différentes manières pour une augmentation de la production et de la consommation d’aliments végan, en remplacement des aliments d’origine animale. De cette manière, EVA contribue à une société respectueuse des humains, des animaux ainsi que de l’environnement. EVA est aujourd’hui devenue la deuxième organisation végétarienne d’Europe Plus d’infos : www.evavzw.be/fr
Définitions
Flexitarisme ou semi-végétarisme: pratique alimentaire dont la base quotidienne est végétarienne, mais qui autorise une consommation occasionnelle de viande. Végétarisme: pratique alimentaire qui exclut la consommation de chair animale. Sa définition la plus large correspond à l'ovo-lacto-végétarisme, qui consiste à consommer des végétaux, des champignons et des aliments d'origine animale (comme les produits apicoles, les œufs, le lait ainsi que leurs produits dérivés). Végétalisme: pratique alimentaire excluant les produits animaux, aussi bien issus d'animaux morts (viande, poisson, crustacés, mollusques, gélatine, présure, etc.) que d'animaux vivants (produits laitiers, œufs, miel, etc.). Véganisme ou végétalisme intégral: : mode de vie qui refuse l'exploitation des animaux, et exclut donc la consommation de produits d'origine animale.
Podcasts
«Bouffons» numéro 118 En finir avec le véganisme blanc
Depuis quelques années, le végétarisme, le végétalisme et le véganisme prennent leur place dans la société: des rayons en vrac sont nés, les cafés et restaurants proposent de plus en plus de menus végétariens et végans et nous pouvons trouver dans les supermarchés de plus en plus de propositions de plats végétaux. Dans l’imaginaire collectif, ces régimes alimentaires sont largement associés à une préoccupation moderne de personnes citadines, écolos, aisées…mais connaissez-vous les racines de ces formes d’alimentation? Vous êtes-vous déjà dit que l’appropriation culturelle pouvait également exister dans les assiettes excluant la chair animale? Plus d'infos: https://nouvellesecoutes.fr/podcast/bouffons/
«Les couilles sur la table»
Nourrir son homme: le bon steak et le joli morceau
Pourquoi associe-t-on spontanément la virilité à la consommation de viande? L’idéologie sexiste - la domination des hommes sur les femmes - a-t-elle des liens avec le rapport de domination que l’humanité entretient avec ce qu’on appelle les animaux, et qui nous permet de trouver normal qu’on tue chaque année des milliards de vaches, cochons, poulets, moutons, poissons pour les manger? Plus d'infos: www.binge.audio/podcast/les-couilles-sur-la-table/nourrir-son-homme-le-bon-steak-et-le-joli-morceau-2-2
Viande et virilité
«La viande, nourriture nourrissante par excellence, forte et donnant la force, la vigueur, du sang, de la santé, est le plat des hommes, qui en prennent deux fois, tandis que les femmes se servent une petite part: ce qui ne signifie pas qu’elles se privent à proprement parler; elles n’ont réellement pas envie de ce qui peut manquer aux autres, et d’abord aux hommes, à qui la viande revient par définition, et tirent une sorte d’autorité de ce qui n’est pas vécu comme une privation; plus, elles n’ont pas le goût des nourritures d’hommes qui, étant réputées nocives lorsqu’elles sont absorbées en trop grande quantité par les femmes, peuvent même susciter une sorte de dégoût.» Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement. «Ce lien entre la virilité et la viande témoignerait d’une représentation datant de l’époque victorienne où l’alimentation carnivore est considérée comme peu féminine.» Selon l’écoféministe américaine Carol J. Adams, cette idée serait encore plus ancienne: elle trouverait son origine dans un passage de la Bible où la viande sacrificielle est seulement cuisinée pour les prêtres et les fils d’Aaron. Quoi qu’il en soit, les recherches en psychologie sociale confirment la prégnance de cette croyance. Joop de Boer montre ainsi dans une étude que la consommation de grandes quantités de viande constitue un marqueur de masculinité, reflétant ainsi des notions traditionnelles et patriarcales de pouvoir et de performance. Les publicités et magazines contemporains contribuent grandement à diffuser cette idée si moderne selon laquelle «les vrais hommes mangent de la viande», à l’instar de la revue Beef! qui est explicitement destinée aux «hommes qui ont du goût». La viande, cet aliment éminemment viril, constituerait ainsi un moyen de «réconcilier l’homme avec la cuisine», lui rappelant sans doute ses chasses d’antan…». Source: «L’alimentation et les rapports de genre – De l’outil de coercition au levier de révolution» par Dounia Tadli / Centre Permanent pour la Citoyenneté et la Participation, page 11 et12. http://www.cpcp.be/wp-content/uploads/2019/01/alimentation-genre.pdf
Sommaire du dossier: Demain des écoles végé?
- Quand le végétarisme touche à l’identité
- Changement climatique et notre assiette: osons mettre les pieds dans le plat
- L’exploitation des animaux n’a plus aucune justification valable
- Des cantines scolaires moins carnées?
- Regards d’enfants végé
- Le saviez-vous?