Tabou social, manque de preuves, souffrances psychologiques, lourdeur de la procédure judiciaire. Porter plainte quand on est victime de viol relève du parcours du combattant.
«7.000 viols de mineurs sont officiellement recensés chaque année, soit presque 20 par jour» et «la moitié des victimes de viols et d’agressions sexuelles ont moins de 12 ans. Seulement 2% des cas donnent lieu à une condamnation» (L’Obs, 21 octobre 2018). Ces chiffres sont français. Ils ont été rappelés par des personnalités d’horizons divers dans une pétition adressée au président français Emmanuel Macron. En Belgique, nous ne disposons pas de données chiffrées sur la question. Mais le constat est le même: peu de victimes portent plainte et un nombre infime de dépôts de plaintes pour agressions sexuelles aboutit à une condamnation, comme le rappelaient plusieurs intervenant·e·s dans le domaine de l’aide aux victimes dans une carte blanche au Vif «Violences sexuelles: alerte à la banalisation et au déni» en avril dernier.
Parler, c’est prendre un risque
Plusieurs freins expliquent que le fait de porter plainte relève du parcours du combattant pour les victimes. Dans les cas d’inceste, majoritaires quand on parle de viols sur mineurs, «il est extrêmement difficile pour les victimes de dénoncer des membres de leurs familles, dont elles dépendent. L’enfant,et/ou l’adolescent.e, est pris/pris.e dans des conflits de loyauté qui lui apparaissent bien souvent inextricables, explique Lily Bruyère, coordinatrice de SOS Inceste, association basée à Bruxelles qui accompagne les victimes d’inceste. «Il faut aussi tenir compte de chantages et des menaces exercés sur l’enfant, ajoute-t-elle, parler, c’est prendre un risque, c’est briser une omerta familiale et sociale». Selon le rapport de l’Association internationale des victimes de l’inceste, 90% des victimes ne portent pas plainte. De plus, les enfants abusés sexuellement peuvent développer un «oubli durable des faits subis». Si bien que quand ils veulent porter plainte, des années se sont écoulées et il est parfois trop tard… C’est la raison pour laquelle SOS Inceste voudrait rallonger le délai de prescription aujourd’hui fixé à 15 ans, dès la majorité. Il existe aussi dans le secteur de l’aide à l’enfance en danger un processus de «déjudiciarisation». «Il n’y pas d’obligation légale pour nos équipes de signaler les faits si elles peuvent assumer seules ou avec l’aide d’un tiers la protection de l’enfant» , explique Aurore Dachy, gestionnaire de projet au service SOS Enfants de l’ONE, venant en aide aux enfants victimes de maltraitance. Sauf si l’enfant est en danger. Ceci explique aussi pourquoi un tas de situations ne se retrouvent jamais judiciarisées via les équipes SOS Enfants. Comment se mesure alors le danger? «On est parfois face à des mères (la moitié des situations qui parviennent à SOS enfant le sont via des non-professionnels (la majorité des cas concerne des mères), le reste par des professionnels comme le SAJ, le PMS, mais aussi les hôpitaux) qui refusent de porter plainte car l’auteur des faits est son mari. Dans ce cas, l’équipe pourrait être amenée à déposer plainte car la mère n’est pas protectrice. Dans d’autre cas, on remarque que nos équipes peuvent être en mesure de faire un travail psycho-social avec la famille ou les auteurs». Les professionnel·le·s se mettent alors en contact avec des services du secteur médico-psycho-social ou le SAJ.
Un dispositif d’accueil particulier pour les mineur·e·s
Si le rôle de la police en terme d’accueil de la victime est souvent montré du doigt dans le cas des violences conjugales - la banalisation et la minimisation des violences, la responsabilisation de la victime, ou encore
méconnaissance et non-reconnaissance des violences (lire à ce sujet l’enquête de Vie féminine: Violences faites aux femmes: pourquoi la Police doit jouer son rôle, 2018), en est-il de même pour les mineur·e·s? «La situation est différente, explique Jean-Pierre van Boxel, collaborateur à la Direction de la Police de Proximité, Jeunesse, Mœurs et Prévention, «c’est exceptionnel qu’une victime se présente directement, ou que quelqu’un se présente avec une victime. En général, les personnes qui viennent aux commissariats viennent dénoncer des faits». Le parquet mandate alors un policier spécialisé. «La victime ne se retrouve donc pas directement face à un officier de garde qui pourrait manquer de connaissances et d’expériences sur ces problématiques sensibles», poursuit-il. Pour les plaintes de mineur·e·s, un schéma particulier a été mis en place depuis une vingtaine d’années: l’audition audio-filmée. Elle est obligatoire pour les enfants de moins de douze ans, au-dessus ils peuvent choisir. Cette audition se déroule dans un local spécialisé où tout est enregistré. La personne qui réalise l’entretien - formée et sur base volontaire- doit le faire de la façon la plus respectueuse et la moins suggestive possible. L’enfant est seul ou accompagné par une personne de son choix, membre de la famille ou assistant social. «L’intérêt d’un tel dispositif est qu’on entend les victimes une seule fois, qu’on ne doit pas faire répéter l’enfant, comme ça pourrait être le cas lors d’une déposition normale. C’est pour éviter la victimisation secondaire», explique JeanPierre van Boxel, qui ajoute que cela permet aussi «de montrer cette vidéo au procès sans que la victime ne doivent se présenter». Et ainsi donc éviter une potentielle emprise de l’agresseur. Une méthode approuvée par Lily Bruyère, qui déplore en revanche le recours à la médiation dans les services d’aide à la jeunesse, c’est-à-dire la confrontation auteur-victime. «Une façon de faire ancestrale, surtout dans les cas d’inceste», déplore Jean-Pierre van Boxel. «Un seul regard peut faire changer d’avis l’enfant», souligne Lily Bruyère.
L’importance des preuves
Une fois que la victime porte plainte, encore faut-il des preuves… Pour la raison de l’écart entre temps psychologiques et temps judiciaires évoquée ci-dessus, cellesci sont bien souvent absentes. Dans le cas des viols, le prélèvement doit se faire dans les 72 heures, et l’enfant arrive bien souvent au-delà de cette échéance dans les services compétents. Nous sommes donc souvent en présence de situations où c’est la parole de l’enfant contre la parole de l’adulte. Par conséquent, le doute peut s’inviter (voir à ce sujet le reportage Viol incestueux, La parole à Zoé, TF1, 20 janvier 2019. Les journalistes ont suivi les enquêteurs de la brigade de protection des mineur·e·s de Grasse) Comme l’explique la sociologue Véronique Le Goaziou interrogée dans ce dossier, «il existe une alternance de périodes où l’on accordait une forte crédibilité à la parole de l’enfant et de périodes où au contraire l’on suspectait des mensonges pouvant conduire à de faux crimes. Ces controverses qui peuvent sembler anciennes sont loin d’avoir disparu aujourd’hui et la question de la parole de l’enfant, en matière de violences sexuelles, demeure controversée». Le fantôme de l’affaire Outreau plane encore sur les institutions judiciaires. La parole des proches, en majorité des femmes, peut également être mise en doute par le syndrome d’aliénation parentale, théorie élaborée par psychiatre américain Richard Gardner en 1985 selon laquelle un parent aliénant endoctrine son enfant en vue d’obtenir la garde. Totalement décriée pour son caractère sexiste[1] et non scientifique, cette théorie - très appréciée des pères masculi nistes, «influence des magistrats français et les amène à punir celles et ceux qui signalent les agressions sexuelles sur mineurs et à blanchir les agresseurs», dénonçait Patrick Jean, auteur et réalisateur spécialiste de la domination masculine[2] . La procédure judiciaire s’avère longue et lourde. Avec une forte probabilité que l’auteur ne soit pas condamné au bout du compte. Selon Aurore Dachy, «sans pour autant considérer que la judiciarisation est inutile, nous remarquons qu’il est parfois violent de faire tout le parcours et de voir que la personne qui a commis les faits n’est pas condamnée». Un constat qui n’est pas partagé par JeanPierre Van Boxel. «C’est une question d’ordre public: Je pense évidemment au mal-être de l’enfant - et à l’importance d’un suivi psycho-social - mais je pense aussi que si le suspect n’est pas signalé, il pourra faire d’autres victimes». En l’absence de preuve comme l’ADN, «les équipes se tournent vers des témoignages, enquêtent sur l’ambiance familiale», ajoute l’inspecteur. Et d’ajouter que si la charge est insuffisante dans un dossier, «les dossiers peuvent s’accumuler à l’encontre d’un auteur». Pour Lily Bruyère, qui accompagne des victimes en justice, la reconstruction ne passe pas seulement par la condamnation, mais il est important que soit reconnu aux victimes d’inceste «qui ressentent souvent un sentiment de culpabilité et /ou de honte» leur statut de victime. «Il est essentiel qu’un interdit, celui de la Loi, leur soit signifié» ajoute la coordinatrice de SOS Inceste Belgique ASBL. Les acteur/trice/s rencontré·e·s s’accordent tous en revanche pour une amélioration de la prise en charge, tant psychosociale que judicaire. Une «prise en charge globale et coordonnée» par les différents services concernés, qui pourrait par exemple passer par une systématisation des examens gynécologiques des enfants reçus aux urgences ou dans les services spécialisés comme SOS Enfant. «Aujourd’hui, cela dépend encore du bon vouloir du professionnel», observe Aurore Dachy. Du côté de la police, on demande plus de moyens: «La formation est meilleure qu’avant, mais les équipes famille et jeunesse manquent de personnel», déplore Jean-Pierre van Boxel. Les projets mis en place à Gand, Liège et Bruxelles il y a un an, de Centre de Prise en charge des Violences Sexuelles proposant une prise en charge médicale, médico-légale ainsi qu’un un soutien et un suivi psychologique aux victimes de violence sexuelle sont vus comme bonne piste.
Manon Legrand, journaliste
[1] «Gardner se base aussi sur une théorie ouvertement sexiste», ont souligné Oriana Simone et Gaëtane de Crayencour, membres de Fem& Law, association d’avocates et de juristes féministes, à l’occasion de la journée d’étude sur «le traitement judiciaires des violentes faites aux femmes» organisée à l’Université des femmes le 9 novembre 2017. «Pour lui, 90 % des parents aliénants sont des femmes car les femmes, en tant que ‘sexe faible’ ne supporteraient pas la rupture et utiliseraient les enfants», ont dénoncé Oriana Simone et Gaëtane de Crayencour. [2] Lire Le Syndrome d’Aliénation Parentale, un négationnisme de l’inceste validé par les tribunaux français, HuffPost, 2 juin 2016. Lire aussi Patrizia Romito, MicaelaCrisma, Les violences masculines occultées: le syndrome d’aliénation parentale, Empan 2009/1 (n° 73), p. 31-39. Illustration: image extraite du fi lm Polisse, de Maïwenn , 2011.