Longtemps considérés comme des adultes miniatures, les enfants n’ont acquis un statut spécifique qu’à partir du 18e siècle. Depuis, différents textes juridiques les protègent.
En 1960, dans un texte novateur pour l’époque et portant sur un thème qui avait rarement été traité, Philippe Ariès avançait qu’après des siècles d’indifférence à l’égard des enfants, notre monde était devenu «obsédé par les problèmes physiques, moraux, sexuels de l’enfance». La question de l’enfant fut longtemps inexistante, mais progressivement et sur fond d’un nouveau modèle familial, de la limitation des naissances et de progrès matériels rendant moins tolérable la souffrance, un sentiment de l’enfance devait émerger. L’idée principale et novatrice de ce mouvement fut que l’enfant ne pouvait plus seulement être considéré comme un adulte en miniature, moins fort, moins raisonnable ou moins intelligent, mais comme un être doté de caractéristiques propres. C’est dans l’espace ouvert par cette absence d’équivalence entre l’enfant et l’adulte qu’est venue se loger à partir du 18e siècle la nécessité à la fois d’éduquer et de protéger les enfants. Et c’est au cours du 19e siècle que le champ pluriel de ce que l’on nommera bientôt la protection de l’enfance va s’élaborer. Notamment dans le secteur médical, avec la naissance de la pédiatrie et de la puériculture. Et dans le domaine légal: fixation de seuils d’âge pour le travail des enfants, lois permettant de destituer les pères de leur puissance paternelle, multiplications des interventions administratives ou judiciaires dans les affaires intrafamiliales, etc. En pratique toutes les familles et tous les milieux ne furent (et ne sont toujours) pas également concernés. Ainsi les premières enquêtes du travail social naissant seront surtout effectuées dans les milieux populaires, certes pour relever ce qui pouvait menacer les enfants mais également ce qui pouvait les rendre menaçants à travers la figure anxiogène du jeune criminel ou du jeune délinquant.
La prise en compte des violences
La protection de l’enfance ne trouva pas sa traduction immédiate sur le plan des violences sexuelles et les mentalités évolueront même très lentement sur ce sujet. Lorsque l’enfance martyre devint un thème à la mode à la fin du 19e siècle, l’on vit se multiplier des récits sur les maltraitances et les sévices subis par des enfants. Mais à cause des tabous qui pesaient sur la sexualité, les violences sexuelles demeurèrent longtemps cachées ou à peine suggérées et il faudra du temps pour qu’elles soient formulées publiquement. Et dans la mesure où ces actes étaient - et sont encore aujourd’hui - souvent commis par des proches (notamment des membres de la famille), leur dévoilement fut lent. Sur le plan judiciaire l’écart entre les textes de lois et les pratiques des tribunaux était patent. Sauf dans les cas les plus graves, les auteurs de violences sexuelles (sur enfants) étaient rarement poursuivis et rarement condamnés. Au 19e , les accusés pouvaient échapper à la sanction des tribunaux et le taux d’acquittement était élevé, tant les magistrats ou les jurys populaires (dans les pays où il en existait) répugnaient à prononcer des peines trop lourdes pour ce type d’agissements. En France, il faudra attendre les années 1850-1860 pour que la courbe des plaintes et des procès commence à décoller. Mais le mouvement de pénalisation ne sera pas continu et l’on verra une alternance de périodes où l’on accordait une forte crédibilité à la parole de l’enfant et de périodes où au contraire l’on suspectait des mensonges pouvant conduire à de faux crimes. Ces controverses qui peuvent sembler anciennes sont loin d’avoir disparu aujourd’hui et la question de la parole de l’enfant, en matière de violences sexuelles, demeure controversée. L’on peut à ce sujet rappeler l’affaire d’Outreau qui a opposé d’un côté ceux qui ont affirmé qu’un enfant ne saurait mentir et de l’autre ceux qui ont dénoncé une hystérie dénonciatrice et une instrumentalisation des jeunes victimes.
Relations consenties?
Il se trouva même quelques séries d’années où la pédophilie trouva des défenseurs. Ainsi au cours des années folles (1920-1930) en France, des écrivains en particulier ne percevront pas la pédophilie comme un abus commis par l’adulte mais comme une relation consentie par l’enfant et toute une littérature visera à faire entrer la relation sexuelle entre un adulte et un enfant (ou un adolescent) dans le périmètre du désir partagé. Cette plaidoirie pédophile fera son retour dans les années 1970 au cours desquelles, plus largement, la question de la liberté sexuelle des jeunes sera posée. Les défenseurs de la pédophilie feront valoir que l’enfant est une personne ou qu’il est comme une personne et qu’il a dès lors droit à une sexualité propre: le désir de l’enfant ou de l’adolescent ne saurait plus être ignoré.
Des lois sont votées
La cause pédophile ne fit pas long feu, combattue à la fois par des mouvements féministes qui entendaient inscrire la notion de consentement et de volonté au cœur des débats et par les institutions de défense des droits des mineur·e·s. L’équivalence supposée entre les enfants et les adultes fut à nouveau rejetée. L’enfant, auquel des droits furent progressivement reconnus - la Convention internationale des droits de l’enfant a été signée en 1989 - doit toutefois être protégé dans la mesure où il n’a pas la capacité suffisante pour exercer ses droits. L’enfant, même s’il est une personne, n’est pas un adulte et il importe de poser des interdits et d’ériger des frontières afin d’éviter toutes sortes de confusions.
Le parti-pris pédophile des années 1970 ne fut en réalité qu’une courte parenthèse car dans toutes les sociétés humaines, il a toujours existé des formes diverses de séparation entre les adultes et ceux qui ne l’étaient pas encore.
Et dans de nombreux textes de loi l’âge des victimes ainsi que dans la jurisprudence, l’écart d’âge entre les auteurs et les victimes de violences sexuelles ont été pris en compte. Et ces mêmes textes de loi ont instauré (au moins depuis le 19e siècle) des seuils de majorité sexuelle, de façon directe ou indirecte dès lors que sont interdites les relations sexuelles entre des adultes et des mineurs (moins de 11 ans, de 13 ans, de 15 ans ou même de 18 ans selon les législations dans les pays européens).
Lutter contre les violences sexuelles
L’idée que les relations sexuelles entre un adulte et un enfant font (nécessairement) du mal à ce dernier et que les abus sur les enfants produisent de graves et durables séquelles pour ceux-ci est devenue un quasi lieu commun, tant dans les espaces professionnels qui œuvrent autour de l’enfance que dans le débat public. Et nos sociétés qui réprouvent fortement les abus sexuels sur mineur·e·s et les considèrent comme des actes très graves, en appellent à une plus forte protection des victimes et à une plus forte punition des auteur·e·s: campagnes d’information et de prévention, incitations au signalement, levée du secret professionnel en cas de maltraitance ou de suspicion d’abus, création de cellules ou de groupes spécialisés sur ces questions dans les services de police, durcissement des législations, mise en place d’appareils procéduraux spécifiques, etc. C’est un véritable armement administratif et judiciaire que la plupart des pays européens ont mis en place pour lutter contre les violences sexuelles faites à nos jeunes.
Des affaires complexes
Il convient toutefois de prendre garde à ce que cette volonté de protéger les enfants ne mène ni à une frénésie dénonciatrice ni à une nouvelle police des pratiques (sexuelles). La première court le risque de se heurter à des principes fondamentaux du droit - et de la démocratie -, à savoir la présomption d’innocence et les droits de la défense. La seconde néglige le trouble inhérent au désir et l’émoi des apprentissages sexuels où le licite et l’interdit sont parfois ou le plus souvent méconnus et confus. Pour cela il convient de sortir des oppositions binaires et réductrices qui écartèlent la parole des enfants ou des adolescent·e·s entre la vérité du oui et la vérité du non. L’examen d’affaires à caractère sexuel mêlant des adultes et des mineur·e·s - ou des mineur·e·s entre eux - peut révéler une complexité inouïe que la voie pénale ne saurait à elle seule résoudre ou lever. La justice ne s’y trompe d’ailleurs pas lorsqu’elle sollicite les éclairages des professionnel·le·s du soin, de l’éducatif ou du social pour comprendre les faits et, en complément ou en place d’une peine, pour traiter et accompagner tant les auteurs que les victimes de ces affaires. Et la justice pénale n’est sans doute pas l’unique, ni même parfois la meilleure voie pour intervenir dans ces affaires. Elle peut - elle doit - s’entourer de toutes celles et ceux qui entendent et portent la parole des enfants et des jeunes et tentent de ne pas (toujours) plaquer la violence sexuelle sur le seul univers de la faute. En cette matière cependant, bien du chemin reste à parcourir. Véronique Le Goaziou, sociologue Véronique Le Goaziou est titulaire d’un DEA de philosophie, d’une licence d’ethnologie et d’un doctorat en Sciences Sociales. Elle est chercheuse associée au Laboratoire méditerranéen de sociologie (LamesCNRS) à Aix-en-Provence. Elle a fondé en 2000 l’Agence de Sociologie pour l’Action Illustration: Image extraite du film Festen, de Thomas Vinterberg, 1998.
Quand des intellectuel·le·s défendaient la pédophilie
Après 68, «certains journaux se transforment en tribune, vantant toutes les sexualités alternatives, parmi lesquelles la pédophilie trouve sa place, aux antipodes de la réprobation et de la condamnation»[1] . Ainsi, paraissait dans le journal Le Monde une tribune signée par nombre de personnalités telles que Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Gilles Deleuze, Patrice Chéreau, Philippe Sollers, Louis Aragon, etc. qui demandait la relaxe de trois hommes poursuivis pour des rapports sexuels avec des filles et des garçons de 13 et 14 ans. Le texte à l’époque parlait d’«enfants consentants». Au même moment, Libération diffusait plusieurs articles prenant le parti de pédophiles, ce qui valut au journal des inculpations pour «outrages aux bonnes mœurs et incitations à la débauche». À cette époque, comme l’explique, en 2001, le journaliste Sorj Chalandon dans Libération: «l’interdiction, n’importe laquelle, est ressentie comme appartenant au vieux monde, à celui des aigris, des oppresseurs, des milices patronales, des policiers matraqueurs, des corrompus». L’historienne Malka Marcovich évoque aussi une autre raison[2] : «Imprégnés de théories freudiennes, beaucoup pensent à l’époque que les enfants sont des séducteurs, on mélange tout, au nom de la reconnaissance du droit à la sexualité enfantine, et la question du consentement et du pouvoir des adultes n’existe pas». [1] Un siècle de pédophilie dans la presse (1880-2000): accusation, plaidoirie, condamnation. [2] L’Autre Héritage de 68. La face cachée de la révolution sexuelle, Ed. Albin Michel, 2018.