Le Mythe de la «dématérialisation»

Lundi 14 décembre 2020

François Chamaraux, docteur en sciences, enseignant en mathématiques et sciences

C’était il y a quelques mois, pendant un cours d’optique en secondaire. Je disposais d’un peu de matériel: miroirs, lentilles, écran, crayon, et, par la fenêtre, la vue sur la ville ensoleillée. Je montrai aux étudiant·e·s le procédé de la «caméra obscura»: en plaçant une lentille dans un trou pratiqué dans les rideaux, je projetai une image du paysage sur l’écran et montrai comment, en repassant au crayon sur l’image, des peintres pouvaient de cette façon obtenir un tableau aux proportions parfaites. J’expliquai alors qu’en remplaçant l’écran par une surface sensible à la lumière et en mettant le tout dans un boîtier, des personnes astucieuses avaient mis au point l’appareil photo argentique (cf Eduquer 149). Je mentionnai enfin que l’appareil photo numérique repose sur le même principe: une lentille, une surface sensible à la lumière, le tout dans un boîtier.

La matière obsolète?

C’est alors qu’un étudiant s’exclama: «Mais non, maintenant c’est numérique, il n’y a pas besoin de matière!».

Passé le premier moment de surprise, je me suis aperçu que beaucoup de camarades partageaient cet avis. En enquêtant, j’entendis par exemple que les photos et les vidéos qu’on télécharge se situent «nulle part», «là», disponibles «sur internet», «dans l’air», «c’est des ondes!». Pas de support matériel. Pas de papier, pas de métal, pas de plastique, pas de bâtiment!

Ce cri sincère, presque scandalisé (« pas besoin de matière! »), me semble très symptomatique de ce qu’on peut appeler le Mythe de la dématérialisation[1]. En effet, si un mythe se définit comme « un récit explicatif du monde partagé par une communauté humaine[2]», alors la « dématérialisation » en constitue un bon exemple. Voici ce récit : « Les activités humaines (la communication, les transactions, les démarches administratives, les images, les entreprises, l’école, etc.) vont être dématérialisées. Nous aurons donc besoin de moins de matières premières ; L’ère industrielle, avec son fer, sa crasse et son charbon, se terminera, et un monde meilleur, propre, sobre, y succèdera : communications immédiates, fin de la pollution, plus de justice, d’instruction et d’autonomie pour tous les humains. La dématérialisation constitue d’ailleurs la seule issue aux diverses crises qui viennent ».

Verre, cuivre, béton, silicium… la matière de la «dématérialisation»

Il paraît urgent de déconstruire ce mythe. Car la «dématérialisation» requiert énormément de ressources, naturelles et humaines.

Prenons par exemple l’appareil photo numérique. Que faut-il pour fabriquer un appareil photo? Une lentille pour fabriquer l’image et un capteur (désormais numérique) pour fixer cette image sur un support stockable. La lentille est constituée de verre, plastique ou autre matériau transparent. Le capteur contient divers matériaux (entre autres, du silicium) dans lesquels circulent des électrons et des photons, les messagers de notre monde moderne.

Si je désire envoyer cette photo, j’utilise un objet connecté contenant des plaques de silicium, des fils de cuivre et d’or, des aimants au néodyme, des batteries au lithium et au coltan; l’information numérique passera dans des fibres optiques en verre gainées de plastique, ou des câbles métalliques; elle sera stockée dans des centres de données ultra-sécurisés en acier et béton (armé) défendus par des vigiles (armés également). Car contrairement à ce que sous-entend le Mythe, les données sur internet ne sont pas «nulle part», mais bel et bien stockées sur des plaques de silicium, derrière de solides murs quelque part dans le monde. Il n’existe aucun moyen physique de faire autrement

Et, last but not least, à tous les niveaux du numérique, une grande quantité d’eau et d’énergie est requise, l’énergie provenant (selon les lieux) d’uranium ou de combustibles fossiles (pétrole, gaz ou charbon) rejetant des gaz à effet de serre, ou encore, dans certaines régions, d’éoliennes métalliques ou de panneaux photovoltaïques. Encore une fois, il n’existe aucun moyen physique de faire autrement.

Or finalement, qu’est-ce que l’eau, le cuivre, l’or, le lithium, le verre, l’uranium, le pétrole, les gaz à effet de serre, le béton, le vigile, les armes, sinon de la matière?

Tenter un bilan des ressources de la «dématérialisation»

Certes, diront les prophètes du Mythe, «la dématérialisation consomme de la matière, mais tout de même moins que tout le papier et l’essence économisés en envoyant des mails et organisant des visio-conférences! Une tonne de papier est remplacée par une mémoire d’un milligramme et un peu d’électricité!».

Mais comparer une tonne de papier et un milligramme de matériaux high-tech n’est pas si simple: pour dresser le bilan complet de ce milligramme, il faudra prendre en compte la matière, l’énergie, les moyens humains mis en œuvre pour sa fabrication. Combien de litres d’eau potable, combien de grammes de silicium et de cuivre, combien de grammes de déchets divers, combien de kWh électriques? A ces consommations traditionnelles il faut ajouter les ressources exotiques dont le numérique est friand, comme les fameuses «terres rares» (comme l’yttrium et le néodyme), qui posent de gros problèmes d’approvisionnement et de géopolitique: la Chine en extrait une grande partie, voire en détient un quasi-monopole pour certains, extraits dans des conditions écologiques et sociales désastreuses[3]. Quant au tristement célèbre coltan, exploité parfois par des enfants, il est à l’origine d’un conflit meurtrier en Afrique Centrale[4].

Ensuite, la circulation sécurisée de l’information à l’échelle planétaire nécessite des bâtiments et surtout des moyens humains considérables. On pourrait allonger la liste, en mentionnant des consommations, des pollutions, des industries à d’innombrables niveaux.

Une «dématérialisation» orwellienne

Ainsi, un bilan des ressources exigées par la «dématérialisation» devrait intégrer l’aspect politique, écologique et social, le caractère renouvelable ou non de ces ressources, etc. Tâche ardue, qui inclut des aspects globaux: plus que l’arbitrage d’un simple duel «papier vs clé USB», il faut finalement tenter de dresser le bilan de tout un mode d’organisation très gourmand en ressources de toutes sortes. À ce compte-là, il n’est plus du tout certain que le monde supposément dématérialisé soit plus sobre que le monde pré-internet, avec sa circulation de papier et de personnes.

Mentionnons par exemple qu’on estime à 20% la part d’électricité mondiale consacrée au numérique en 2025 (10 à 15% aujourd’hui). L’envoi d’un mail d’un Mo (une image moyenne) émet environ 20 grammes de C02 (l’équivalent de 200 mètres en voiture)[5]. Et un employé actuel rejette plus de gaz à effet de serre par son simple travail de bureau qu’un citoyen des années 60 en produisait par la totalité de ses activités![6]. Autre gouffre énergétique, l’industrie du bitcoin exige des quantités d’électricité colossales[7]. On le voit, la sobriété énergétique n’est pas au rendez-vous.

Ainsi, la «dématérialisation», si elle économise du papier et des déplacements (on devrait plutôt parler de «dépapiérisation»!), ne fonctionne que grâce à une quantité colossale de cette bonne vieille… matière. Le mot semble tout droit sorti d’un dictionnaire de novlangue: de même que le terme «ministère de la Vérité» de 1984 décrit une institution produisant des mensonges, celui de «dématérialisation» se réfère à un ensemble de techniques fort consommatrices de… matière.

Pourquoi le succès du Mythe?

Mais au fait, comment expliquer le succès du Mythe, y compris – surtout - dans des milieux très éduqués? On peut trouver au moins quatre raisons.

Première raison évidente: l’invisibilité des flux numériques. Ces électrons et photons, qui transmettent sons, images et textes dans les câbles, sont remarquablement discrets et silencieux, en comparaison avec un camion chargé de papier! La sensation de non-matérialité me semble quasi-inévitable quand on envoie, en un clic, l’équivalent des œuvres complètes de Shakespeare à l’autre bout de la Terre.

Ensuite, l’industrie du numérique rend ses consommations peu visibles par les consommateurs occidentaux ou urbains: data-centers loin des villes, mines en Afrique ou en Chine, ouvriers du numérique en Asie, câbles transatlantiques arrivant sur une plage en Espagne ou en Vendée[8]. Ainsi, l’étonnement face aux ressources consommées par le numérique ressemble un peu à celui d’une personne habitant au centre-ville, qui apprend avec une surprise sincère qu’il existe des handicapé·e·s, des psychotiques ou des grabataires dans sa commune: elle ne les avait jamais vus, pour la bonne raison qu’on les cache plus ou moins habilement dans des bâtiments souvent excentrés.

Plus subtil: il existe dans le récit mythique de la supposée dématérialisation des termes puissants pour alimenter l’imaginaire de l’immatériel, comme «cloud» (nuage): tout un vocabulaire qu’il serait intéressant d’analyser en détail. Prenons par exemple le mot «virtuel». Quel terme incroyable, qui suggère tout de même qu’un document numérisé n’existe pas! Remplaçons-le par «gravé sur une plaque de silicium» ou «stocké dans un data-center bétonné»: l’effet sera différent.

Dans l’adhésion au Mythe, je vois aussi la tentation de renouer avec la croyance très ancienne en un monde parallèle sans matière. Ce fantasme platonicien puis chrétien, celui d’un monde propre, sans la salissure de la matière et du corps, un monde d’idées ou d’«âmes» où on ne rencontre pas la pénible résistance de la matière, bref, un monde libéré des contraintes de la physique, possède quelque chose de très attirant. Malheureusement, un tel monde n’a jamais été trouvé; jusqu’ici, les limitations liées au monde physique s’imposent impitoyablement à toutes et tous les habitant·e·s de notre planète.

On peut même se demander si le Mythe ne pourrait pas conduire à une sorte de «culte du numérique», comme le décrit l’historien Y.N. Harari dans un chapitre de son livre Homo Deus[9] . Nous nous dirigeons peut-être, dit-il, vers une religion (qu’il appelle avec humour le «dataïsme») où l’obligation de faire circuler librement toutes les données numériques deviendra un devoir sacré. Tous les documents, objets, personnes, devront être connectés en permanence au «Grand Tout Numérique», une immense puissance de calcul capable d’optimiser les itinéraires, les choix, et finalement les vies: une sorte de version futuriste du Dieu immatériel et tout-puissant. Science-fiction? Sans doute, mais l’illusion du numérique efficace et dématérialisé nous y prépare peut-être.

À qui (ne) profite (pas) le Mythe?

De façon évidente, le Mythe de la «dématérialisation», qui donne une aura de respectabilité écologique et sociale (non-polluant, rapide, procurant autonomie et culture pour toutes et tous, facilitant l’accès à l’emploi), profite aux acteurs principaux du numérique: GAFA (États-Unis) et autres BATX (Chine). Pour beaucoup de citoyen·ne·s et d’institutions, il donne bonne conscience et nous fait sincèrement espérer un monde meilleur libéré des contraintes physiques («finis les temps d’attente avec les services en ligne», par exemple).

Mais, donnant une importance démesurée au secteur de l’information, il fait passer l’agriculture, l’artisanat et l’industrie traditionnelle (celle qui fabrique des vêtements, des habitations et des outils) pour des secteurs vieillots, sales, polluants. Des pans entiers de l’activité humaine se trouvent relégués dans un angle mort, peu attractifs pour les jeunes, mal considérés par les pouvoirs publics. Cette dévalorisation a de quoi préoccuper: face aux crises écologiques et sociales qui arrivent, une société donnant un tel prix au numérique plutôt qu’aux secteurs vraiment vitaux fait penser à un équipage menaçant de naufrager sur une île déserte, qui s’accrocherait à ses ordinateurs plutôt qu’à une cargaison de vivres et d’outils de construction.

Choisir?

Le choix d’un monde plus numérique, plus «dépapiérisé», pourquoi pas? Mais ne l’appelons pas «dématérialisé», ce qui entretient la confusion d’une libération des contraintes matérielles. Redonnons aux secteurs traditionnels vitaux une importance plus grande, que l’industrie du numérique ne devrait pas éclipser. Et surtout, interrogeons-nous sur les conséquences de ces choix d’avenir en termes sociaux, politiques, économiques, plutôt que d’entretenir le mythe mensonger d’un paradis immatériel.

François Chamaraux, Docteur en physique, enseignant en sciences et mathématiques


[1] www.consulendo.com/2019/07/enquete-la-dematerialisation-est-une-illusion-qui-nous-aide-acomprendre-la-realite-du-numerique/ [2] Ibid. [3] https://ecoinfo.cnrs. fr/2010/08/06/4-quels-impacts/ [4] www.liberation.fr/planete/2019/07/28/en-republique-democratique-du-congo-le-controle-desmetaux-a-mauvaise-mine_1742574 [5] Laure Cailloce, «Numérique: le grand gâchis énergétique», CNRS Le Journal, 16 mai 2018 [6] https://jancovici.com/publications-et-co/articles-de-presse/la-dematerialisation-de-leconomie-mythe-ou-realite/ [7] https://fr.wikipedia.org/wiki/Minage_de_cryptomonnaie#Consommation_%C3%A9lectrique [8] www.latribune.fr/technos-medias/telecoms/lultra-puissant-cable-sous-marin-dunant-estarrive-en-vendee-842029.html [9] Y N Harari, Homo Deus, Albin Michel, Paris, 2017 (chapitre 11)  

déc 2020

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