La «Zoom fatigue» - Quand le télétravail devient épuisant

Mardi 1 juin 2021

Bien sûr, les visioconférences existaient avant mars 2020, mais il s’agissait d’outils assez marginaux dans le monde du travail, utilisés surtout dans certains domaines internationaux: recherche, finances, grandes entreprises, etc. Depuis le printemps de l’année dernière, les confinements imposés en divers lieux du globe ont rendu les plateformes de visioconférence (Zoom, Teams, etc.) pour ainsi dire indispensables à de nombreux secteurs: écoles, universités, associations, petites entreprises de toutes sortes, mais aussi réunions familiales ou amicales… Le nombre de personnes utilisant Zoom, de façon modérée ou intensive (tout existe, de la conférence occasionnelle jusqu’à quarante heures par semaine!), s’élève à plusieurs centaines de millions, des chiffres faisant de cette plateforme l’outil emblématique du télétravail.

Le télétravail faisait rêver

Je me rappelle les années 90, lorsque le télétravail représentait une promesse utopique extrêmement attirante. On allait pouvoir travailler de chez soi! Finis les embouteillages! Sourires à la maison: confortablement installé dans un fauteuil du salon, chacun pourrait organiser le travail comme il le souhaite. Or, nous voici en 2021, et le télétravail, qui fait désormais partie du paysage (38% des travailleur·se·s belges télétravaillent au moins un jour par semaine[1]), ne fait plus autant rêver qu’il y a trente ans. Car on a dû assez vite se rendre compte, comme souvent, que la plupart des avantages peuvent se retourner en inconvénients. Sans rentrer dans les détails, pensons par exemple à la solitude sans collègue à qui parler, à l’absence de limite entre vie privée et travail, qui conduit des employé·e·s à ne plus savoir s’arrêter le soir ou le dimanche, ou à travailler alors qu’ils sont malades, etc. Mais revenons au phénomène qui nous intéresse ici, la visioconférence.

La «Zoom fatigue»: n’oublions pas que nous sommes des primates

Parmi tous les moyens utilisés pour le télétravail apparus plus ou moins récemment (fichiers partagés, drive, mails, etc.), Zoom (ainsi que les autres plateformes de visioconférences, mais Zoom est sans doute plus populaire) reste la nouveauté emblématique de 2020. Mais beaucoup de travailleur·se·s à distance, accumulant les «réunions Zoom», remarquent que «deux heures de visioconférences fatiguent beaucoup plus que deux heures devant un film». Il existe donc plus que le seul effet de l’écran avec les visioconférences: une fatigue spécifique, que l’on nomme Zoom fatigue en anglais[2]. Ce phénomène commence à intéresser les scientifiques, qui tentent même d’établir une échelle de mesure du niveau de «ZEF» (Zoom exhaustion and fatigue)[3]. Pour en comprendre les raisons, il faut d’abord rappeler une évidence, une visioconférence se différencie sur de nombreux points d’une vraie réunion: les personnes ne partagent pas un champ de vision commun, ni des odeurs communes, ni un bruit de fond commun; il manque les corps en-dessous des épaules; le son et l’image arrivent souvent avec un petit décalage; les visages apparaissent tous à la même taille, sauf l’orateur·trice qui est bien plus grand·e; l’orateur·trice, souvent, se voit en miroir; chacun·e peut quitter abruptement sans prévenir; on ne sait pas qui regarde qui; on ne peut pas parler en aparté avec un·e participant·e de son choix, mais on peut lui écrire confidentiellement[4], etc Après tout, si nous étions des robots, ou des purs esprits (ce qui est peut-être la même chose), ces différences resteraient sans doute peu gênantes. Mais n’oublions pas que nous sommes des primates, avec des codes, des besoins et des réflexes de primates, parmi lesquels: contact visuel, contact olfactif, signaux non-verbaux, besoin de mouvement, etc. C’est dans l’inadéquation entre ces codes et ces besoins d’une part, et ce qu’impose Zoom d’autre part, qu’il faut aller chercher les causes de la Zoom fatigue. Dans un article[5] paru dans Technology, Mind and Behavior[6], J. Bailenson, un scientifique s’intéressant à la psychologie des humains en contact avec le virtuel, identifie ainsi quatre causes possibles de la ZEF. Nous présentons ici un résumé de cet article, une des rares publications scientifiques sur ce sujet.

Qui peut supporter un regard insistant d’un·e inconnu·e à 50 centimètres de son visage? Personne, ou presque. Pourtant, avec Zoom, on doit soutenir des regards directs et des visages vus de près.

Questions de regard, questions de distance

Qui peut supporter un regard insistant d’un·e inconnu·e à 50 centimètres de son visage? Personne, ou presque. Pourtant, avec Zoom, on doit soutenir des regards directs et des visages vus de près. En effet, sur un ordinateur moyen, la taille apparente du visage correspond à un visage présent à une distance de l’ordre d’un demi-mètre, voire moins sur un gros écran. Notre cerveau interprète l’image de notre collègue comme étant à une distance intime, normalement réservée à la famille ou aux personnes aimées, ce qui est plutôt intrusif. De plus, tous ces gens paraissant proches nous regardent dans les yeux… Imaginons, par exemple[7], un groupe de neuf où chacun parle 10 minutes (une réunion qui dure donc 90 minutes): dans ce groupe, chacun·e, et donc pas seulement la personne qui parle, est regardé·e en face par huit paires d’yeux pendant une heure et demie. Une situation à comparer avec une réunion normale, où seule la personne s’exprimant est fixée par les huit autres, ce qui ne dure que 10 minutes. Ainsi, en Zoom, chacun·e est regardé·e en permanence, neuf fois plus longtemps que dans la réunion normale. Et encore, dans une conférence «présentielle», les regards vont et viennent (plafond, chaussures, fenêtre…), et l’orateur·trice est donc regardé·e encore moins que les 10 minutes de l’exemple: peut-être 5 ou 6. En somme, sur cet exemple courant, on s’aperçoit que chacun·e est visuellement fixé·e 15 à 20 fois plus que lors d’une réunion normale! Or se trouver regardé·e en permanence, qui plus est par un visage proche, est fatigant, ou met mal à l’aise. Qui supporterait, sans devenir nerveux, que, dans un métro bondé, dix personnes à moins d’un mètre nous regardent en permanence pendant une heure d’affilée? C’est pourtant un peu cela qui se produit pendant un meeting «Zoom», et nous autres, primates, supportons cela assez mal. Ajoutons pour compliquer le tout qu’en réalité, les regards en visioconférence se fixent rarement exactement dans les yeux: car lorsque je regarde les yeux de quelqu’un sur mon écran, cette personne voit mes yeux un peu vers le haut, puisque ma caméra est généralement au-dessus de l’écran. Ainsi, en visioconférence, les regards ne se croisent-ils finalement jamais vraiment…

Non-verbal mal décodé: source de malentendus, mais aubaine pour les autistes?

Ce qu’on appelle comportement non-verbal désigne l’ensemble très complexe des échanges n’utilisant pas la parole: lors d’une conversation, par exemple, il s’agit des gestes des mains, la posture, les regards, etc. En réunion Zoom, ces signaux sont plus difficiles à émettre et à percevoir, notamment à cause du retard de quelques dixièmes de seconde et de la qualité de l’image, rarement optimale. Combien de fois a-t-on commencé à parler parce qu’on n’avait pas compris que l’autre n’avait pas fini? On doit aussi se forcer à parler plus distinctement et plus fort, à faire des gestes pour dire qu’on veut parler, autant de comportements fatigants. Autre problème: imaginons une personne A émettant un signal non-verbal vers une personne B, mais ce geste est capté par une personne C à qui il n’était pas destiné. Autre malentendu classique: j’ai l’impression, sur la «mosaïque» des visages, que Monsieur C est en train de regarder durement Madame D, mais c’est une illusion due à l’organisation de la mosaïque, car en réalité Monsieur C destine ce coup d’œil réprobateur à son fils aîné, invisible pour les «zoomers». Difficile de ne pas capter ces signaux inconsciemment: difficile de ne pas se dire que Monsieur C a été bien dur avec Madame D, qui d’ailleurs n’a sans doute rien remarqué, car avec sa mosaïque à elle, Monsieur C regardait méchamment Monsieur E! Bref, avec ce non-verbal qui ne suit pas, il y a là matière à de nombreux malentendus[8] . On notera un fait étonnant: il semble que certains autistes, épuisés par des conférences normales, trouvent les visioconférences reposantes! La cause: le fameux retard, si énervant pour presque tout le monde, leur donne au contraire le temps de comprendre qui doit parler, et quand.[9]

Miroir, mon beau miroir…

Mis à part certains métiers particuliers (coiffure, et surtout danse classique), il n’arrive jamais que l’on se voie dans un miroir toute la journée! C’est pourtant ce qui se produit souvent sur Zoom, qui montre en permanence l’image miroir de l’utilisateur·trice. Or il a été prouvé que les personnes se voyant longtemps dans un miroir sont plus portées à s’évaluer, une auto-évaluation qui peut être source de stress[10]. S’il existe certes une option «cacher l’image de soi» sur Zoom, peu l’utilisent. Je pense qu’une des raisons est qu’il est toujours tentant de savoir comment les autres nous voient, et de contrôler l’image que nous donnons (coiffure, regard, posture, etc.). Je pense aussi que, sans l’image de soi présente à l’écran, on redoute de se laisser aller à oublier que les autres nous voient, avec les conséquences tragi-comiques que l’on sait (se lever et ainsi se montrer en pyjama, se déshabiller avant d’aller au lit, etc.).

Mobilité réduite

À une véritable conférence, on remue! On utilise le tableau, on ouvre une fenêtre, on se baisse pour attraper quelque chose dans un sac… Et cela n’interrompt pas le contact visuel. En Zoom, le contact visuel nécessite que les participant·e·s restent très fixes, bloqué·e·s dans le champ étroit de la caméra (un champ que l’on peut tout de même augmenter en s’éloignant de sa caméra). Or de nombreuses études montrent que les performances cognitives sont meilleures si les mouvements sont autorisés. Ainsi, les visioconférences sont généralement exceptionnellement statiques, une grosse source de fatigue identifiée par Bailenson[11].

«L’illusion merveilleuse du téléphone»

Voici donc plusieurs sources possibles de la Zoom fatigue. Des expérimentations devront confirmer ou infirmer ces hypothèses[12]. Que peut-on faire pour diminuer cette fatigue étrange? On l’a dit, supprimer l’image de soi, ou s’éloigner de la caméra pour pouvoir bouger plus. Mais, surtout… se poser la question: les participant·e·s à cette réunion doivent-ils/elles vraiment se voir? Dans la négative, on peut alors proposer une «audioconférence», où tout le monde couperait sa caméra. Ou bien tout simplement… Si l’on n’est que deux personnes essentielles (les autres ne pourront-ils pas être tenus au courant par un petit résumé?), le téléphone pourrait très bien faire l’affaire. À ce sujet, Bailenson explique en quoi le bon vieux téléphone pourrait posséder un avantage décisif pour la communication. Lorsque je téléphone, je ne vois pas l’autre personne, donc je ne vois pas qu’elle est, bien souvent, en train de faire autre chose en même temps qu’elle me parle (petit rangement de bureau, préparation d’un repas, petit griffonnage, etc.). Alors qu’en Zoom, il est très simple et souvent désagréable de se rendre compte que la personne en face se met manifestement à lire ses mails, à regarder rapidement des photos ou carrément à regarder par la fenêtre. Bref, la visioconférence détruit l’illusion téléphonique de l’interlocuteur «100% dévoué à la conversation»! Donc paradoxalement, une communication moins complète (le son sans l’image) donne une impression d’être entièrement à ce qu’on fait. C’est ce qu’il appelle «l’illusion merveilleuse du téléphone», qui avait fait prédire à l’écrivain Wallace, dans son inclassable roman d’anticipation Infinite Jest[13], que l’on se désintéresserait des visioconférences. Nous verrons bien dans quelques années si sa prophétie s’avère juste!

François Chamaraux, docteur en physique, enseignant en sciences


Sommaire du dossier: Covid: nouveaux enjeux autour de la formation en ligne

   


[1] www.teletravailler.be/en-chiffres/ [2] Nous notons zoom fatigue par commodité, mais naturellement elle peut apparaître en utilisant d’autres plateformes comme Skype ou Teams. [3] On peut servir de sujet pour cette recherche sur https://stanforduniversity.qualtrics.com/jfe/ form/SV_3f9xepi9ryP7WK2 [4] Sauf si l’organisateur·trice l’a interdit! [5] https://tmb.apaopen.org/pub/nonverbaloverload/release/1; l’article, théorique, mentionne que des expérimentations doivent être menées pour confirmer ces idées [6] Un journal à comité de lecture, publiant des études sur l’interaction humain-technologies) [7] Ibid. [8] Ibid. [9] www.nationalgeographic.com/science/article/ coronavirus-zoom-fatigue-is-taxing-the-brainhere-is-why-that-happens [10] https://tmb.apaopen.org/pub/ nonverbal-overload/release/1 [11] Ibid. [12] On peut d’ailleurs se prêter au jeu de l’évaluation de son niveau de ZEF sur le site https:// stanforduniversity.qualtrics.com/jfe/form/ SV_3f9xepi9ryP7WK2 [13] D. Wallace, Infinite Jest, Little Brown & Co, New York, 1996.  

mai 2021

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