Questionner chaque mot et rouvrir le débat

Dimanche 2 avril 2023

On ne peut pas accueillir toute la misère du monde
Noémie Emmanuel, chercheuse doctorante en sociologie

Jean-Charles Stevens est entrepreneur en bâtiment et juriste spécialisé dans le droit des migrants. Pierre Tevanian est philosophe, animateur du site lmsi.net et professeur de lycée. Ensemble, ils ont écrit « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». En finir avec une sentence de mort, un ouvrage dans lequel ils démontent, quasi mot à mot, cette ritournelle en apparence anodine.

La rengaine est présente à différentes échelles de la société, dans les sphères privées, médiatiques et politiques, et elle sert à clore tout débat sur la manière dont on organise les politiques migratoires. L’essai de Jean-Charles Stevens et Pierre TevanianSTEVENS Jean Charles et TEVANIAN Pierre. «On ne peut pas accueillir toute la misère du monde». En finir avec une sentence de mort, Paris, Anamosa, 2022, 80p. s’ancre dans les réalités française et belge. Entretien sous forme de mode d’emploi.

Le langage est l’un des domaines les plus pollués en ce moment. On peut dire que c’est faire œuvre d’écologie, d’écologie langagière que de travailler à rétablir la vérité.

À qui s’adresse votre ouvrage?

Jean-Charles Stevens
Jean-Charles Stevens

J.-C. Stevens: Je dirais que le livre s’adresse d’abord à ceux qui entendent cette phrase et qui veulent aller plus loin. Les mots sont importants, ils véhiculent des vérités, du vécu, mais aussi des mensonges. Il y a des choses qui ne sont pas à dire, parce qu’elles parlent mal du sujet, et non seulement elles ont des conséquences sur les gens, en l’occurrence sur les migrantes et les migrants, mais ont aussi sur celles et ceux qui les entendent. Les mensonges nous salissent, nous polluent quand ils sont dits, mais également quand nous acceptons de les entendre. J’ai entendu une auteure à la radio dire que le langage est l’un des domaines les plus pollués en ce moment. On peut dire que c’est faire œuvre d’écologie, d’écologie langagière que de travailler à rétablir la vérité. Décortiquer cette phrase, dénoncer les mensonges qu’elle véhicule doit permettre aux gens qui l’ont trop entendue de se soigner de l’intérieur.

Quand le consensus est très puissant, la charge de la preuve et de l’intelligence est toujours du côté de celles et ceux qui défendent le point de vue dominé.

Pierre Tevanian
Pierre Tevanian

P. Tevanian: Pour ma part, j’ai envie de dire que dans l’idéal, le livre s’adresse au plus grand nombre parce que, pour nous, c’est une question dont tout le monde devrait s’emparer. Dans la réalité, il y a à ce jour quelques milliers de personnes qui l’ont acheté, et parmi ces personnes, je crois qu’il y a d’abord des gens déjà convaincus, parfois même militants, mais qui ont besoin malgré tout d’affiner leur argumentaire, d’avoir les chiffres les plus précis possible, de disposer de nouveaux angles d’attaque parce que, quand le consensus est très puissant, la charge de la preuve et de l’intelligence est toujours du côté de celles et ceux qui défendent le point de vue dominé. Au-delà de ces convaincu·es, il y a aussi toutes les personnes qui doutent: celles qui peuvent être impressionnées, intimidées par cette petite phrase, son apparence de constat anodin, mais qui au fond d’elles-mêmes éprouvent un malaise persistant face à la brutalité, à l’inhumanité de ces politiques d’immigration. Ces gens qui doutent sont une cible importante du livre. Les xénophobes viscéraux·ales, en revanche, ne voudront évidemment pas le lire.

Proposez-vous un mode de lecture particulier?

P. Tevanian: Il y a plusieurs modes d’emploi. Le premier, c’est de dévorer le livre pour se faire du bien et reprendre de la force. Parce que, même quand on est «déjà convaincu», tout est fait pour nous décourager, nous intimider. C’est bien le but d’une phrase aussi lapidaire, facile à répéter. Face à cela, on a toutes et tous besoin de reprendre confiance en soi, confiance en la légitimité de nos ressentis, de nos convictions, pour repartir au combat. Et puis il y a un deuxième mode de lecture, c’est de l’annoter, d’aller chercher le chiffre ou le sujet sur lequel on n’était peut-être pas au point, ou l’angle d’attaque auquel on n’avait pas encore pensé pour affiner un argument et l’utiliser dans des discussions. Nous espérons en ce sens avoir fabriqué un outil d’éducation populaire. Et puis enfin, je dirais qu’il y a une troisième manière de l’utiliser, c’est de l’avoir toujours sur soi, et de le faire lire, quand la discussion vient sur ces questions et que la fameuse phrase finit par arriver, ou de l’offrir aux personnes qui reprennent cette rengaine mais qu’on estime ouvertes à la remise en question.

J.-C. Stevens: Pour moi, c’est un livre qui peut se lire d’une traite; un voyage en train d’une heure et demi et le livre est lu. C’est un ouvrage qu’on peut mettre dans sa poche, qu’on transporte et qu’on transmet facilement: «Tiens, j’ai lu un petit truc, ça pourrait t’intéresser». C’est vraiment un objet de circulation. Il propose des chiffres, des statistiques, des arguments, mais aussi une réflexion sur ce que signifie l’hospitalité, le droit, la solidarité. Donc pour moi, on peut utiliser ce livre comme une boite à outils, à la fois d’autodéfense intellectuelle mais aussi de construction de dialogue, où l’on peut puiser des références, des réflexions, des outils, à diffuser le plus largement possible.

Ce livre sert à questionner les citoyennes et citoyens que nous sommes. Il interroge ce que cette phrase dit de nous, de notre manière d’accepter cette distinction entre le «nous» et le «elles/eux».

Quels buts sous-tendent votre essai?

J.-C. Stevens: À ce que la phrase «On ne peut pas accueillir toute la misère du monde» cesse d’être une manière de clore le débat. Cette phrase, une fois qu’elle est proférée, a l’air tellement vraie, de relever du bon sens, qu’elle produit un effet de sidération. La pensée est annihilée, la discussion aussi. En fait, l’idée de ce livre, c’est de refuser cela et de faire de cette phrase non un point de clôture mais un point de départ. Le livre propose de s’arrêter sur chaque mot, de questionner ce qu’il signifie vraiment et à quoi il renvoie. C’est une manière de déconstruire la phrase, de la démolir, de montrer qu’elle ne tient pas debout, sans qu’on puisse disqualifier notre propos en nous renvoyant à de l’idéologie. Si on s’arrête sur chacun des mots, on déconstruit la phrase, on donne à chacun des mots son poids, on arrive à l’horreur de ce qui est vraiment dit.

Et puis, ce livre sert aussi à questionner les citoyennes et citoyens que nous sommes. Finalement, le livre interroge ce que cette phrase dit de nous, de notre manière d’accepter cette distinction entre le «nous» et le «elles/eux», entre ce «nous» et cette prétendue «misère». Parce que cette distinction, c’est la première des discriminations, celle qui fait des différenciations au sein de l’humanité. Or c’est fondamental de casser cette distinction et de rétablir le lien. Nous ne sommes peut-être pas tou·tes les mêmes mais nous sommes toujours lié·es par notre humanité. C’est un positionnement éthique, quant à qui nous sommes et comment nous considérons ceux et celles qui nous entourent.

P. Tevanian: Ce livre doit servir à rouvrir un débat verrouillé. En apportant des outils aux un·es et en proposant une expérience de pensée aux autres: êtes-vous prêt·e à entendre d’autres approches, d’autres arguments que ceux qui sont matraqués quotidiennement depuis des décennies sur la «misère du monde» et l’impossibilité de l’accueil? Il s’agit de bousculer les consciences, d’ouvrir le débat démocratique pour, le plus vite possible, transformer des politiques d’immigration aujourd’hui meurtrières. La non-assistance à personne en danger est pratiquée à grande échelle, par des États et des structures politiques qui auraient les moyens d’accueillir, et avant cela de secourir les migrant·es quand ils/elles se noient en Méditerranée, et qui choisissent en connaissance de cause de ne pas le faire.

Il n’y a pas que le «faire mourir», le «laisser mourir» est une autre modalité du crime politique.

Il n’y a pas que le «faire mourir», le «laisser mourir» est une autre modalité du crime politique. Or actuellement, il y a un véritable travail politique et médiatique au service de ce «laisser mourir», qui est réalisé depuis des dizaines d’années et dont, d’une certaine manière, cette petite phrase sur la «misère du monde», d’apparence anodine, est l’emblème. Elle sert à verrouiller le débat en faisant comprendre à toute personne qui questionne, qui critique, qu’elle est dans l’irréalisme et l’irrationnel, du côté des sentimentaux, des doux rêveurs, voire des irresponsables qui menacent nos équilibres économiques, sociaux, culturels ou identitaires. Tout est fait pour que le débat démocratique n’ait pas lieu, or l’histoire a montré que les petits ou grands bouleversements arrivent grâce à des mouvements sociaux. Le but de ce livre, à sa toute petite échelle, c’est donc de contribuer à tout ça, en redonnant de la force, du courage, des outils théoriques, de la motivation pour entrer en lutte, pour à terme en finir avec cette sentence et la politique de mort qu’elle vient soutenir.

 

Eduquer 177 alimentation durable

Avr 2023

éduquer

177

Du même numéro

Nature

L’alimentation est un droit universel, non une marchandise

L’accès à une alimentation adéquate et nutritive est un droit humain fondamental et universel. Rencontre avec Jonathan Peuch, promoteur d’une sécurité sociale de l’alimentation.
Lire l'article
La Turbean © Gaelle Henkens

La Turbean à l’ULB: une cantine durable et engagée

Projet inspirant labellisé par Good Food Brussels, la cantine durable située à l’ULB fournit aux étudiants des repas sains, savoureux et accessibles.
Lire l'article
Photo de Johannes Plenio sur Unsplash enfer paradis

Dernière chronique (inter)culturelle avant la prochaine: Critères d’accession au paradis et autres concours de vertus

Discutant métaphysique sous Orval avec un ami récemment, il me demanda en riant si j’étais vraiment sûre de pouvoir un jour rejoindre le paradis. Longue interrogation, léger doute quand même… Ça passe...
Lire l'article

Articles similaires