L’alimentation est un droit universel, non une marchandise
Lundi 3 avril 2023
L’accès à une alimentation adéquate et nutritive est un droit humain fondamental et universel. En cela, il constitue une obligation contraignante pour les États, reconnue en droit international, et il implique des réponses structurelles. Rencontre avec Jonathan Peuch, promoteur d’une sécurité sociale de l’alimentation.
Éduquer: Quel a été le cheminement de votre réflexion?
Jonathan Peuch: Il y a trois ans à peine, on ne parlait pas d’accès à l’alimentation. C’est donc une notion très récente. On pensait que l’alimentation était facilement disponible, que la surproduction était permanente. Il est vrai qu’en Europe, 30% de la production alimentaire finit à la poubelle! La crise du covid et la guerre en Ukraine ont vu une explosion de la pauvreté. Rien qu’en Belgique, la Fédération des services sociaux estime que 600.000 personnes ont eu recours à l’aide alimentaire en 2021, alors que dans le même temps, les multinationales de l’agroalimentaire engrangeaient des milliards d’euros de bénéfices. Et à côté de cela, la production alimentaire est soutenue par la politique agricole commune européenne (PAC), qui subsidie les agriculteurs afin de leur permettre de vendre à perte!
Quels sont vos constats?
J.P : La PAC a été mise en place pour des raisons historiques – une Europe dévastée après la Deuxième Guerre mondiale – et économiques liées à la concurrence mondiale. Une part très importante des revenus agricoles proviennent des subsides. En France, elle est de 74%1
. Les prix qui sortent de la ferme n’incluent pas le salaire du fermier ou de la fermière car sans cela, ils ne seraient pas concurrentiels. La PAC subventionne donc un modèle agricole qui n’est rentable ni sur le plan économique ni sur le plan sociétal. Car ce système recouvre aussi des coûts cachés, ce qu’on appelle les externalités négatives. Ce sont tous les coûts indirects sur la santé et sur l’environnement, ainsi que les coûts plus directs sur le monde paysan.
Ces coûts cachés ont-ils été chiffrés?
J.P : Au plan international, on estime que les coûts en termes de santé publique et d’atteinte à l’environnement sont équivalents. En Belgique, les coûts des soins de santé liés à la malnutrition sont connus2
: 4,5 milliards d’euros par an! On peut donc extrapoler un impact environnemental à hauteur de 5 milliards d’euros. Il faut se rappeler qu’en étant responsable de 30% des émissions, le système alimentaire actuel est le premier émetteur de gaz à effet de serre. Les sources sont aujourd’hui bien identifiées: déforestation, émission de méthane des ruminants, pollution pétrolière avec les pesticides, les emballages et le transport. Du côté de la paysannerie, on assiste depuis les années 1960 à une destruction des emplois liée à la mécanisation, au recours aux engrais, à l’uniformisation des semences et à la sélection des races animales pour leur rendement. Le nombre de fermes a été divisé par trois en Belgique, passant de 110.000 fermes en 1980 à 37.000 en 2021, avec toutes les conséquences en termes de chômage et de disparition de la vie économique et rurale. Et depuis les années 1980-1990, le secteur agricole s’est encore appauvri, avec des revenus inférieurs de 44% par rapport au revenu moyen. Il s’agit d’un accaparement de la valeur économique au détriment de ce secteur.
" Seuls 12% des Européen·nes consomment les cinq portions de fruits et légumes recommandées par jour et 33% n’en mangent aucun. "
Ce modèle européen serait donc obsolète?
J.P : La PAC coûte très cher à la société. L’industrialisation agricole ne bénéficie in fine qu’à une poignée de gros acteurs (comme par exemple les multinationales Cargill, Unilever, Mondelez, Ferrero, Coca-Cola, Nestlé pour ne pas les nommer). Ils ont engrangé des bénéfices records en 2021, bénéfices qui ne sont pas assez taxés puisqu’ils disparaissent à l’étranger. C’est notre souveraineté alimentaire3
qui est en jeu. Parallèlement, beaucoup de gens ont faim! Ils ne mangent pas assez ou se rendent malades avec de la nourriture de mauvaise qualité. Même les gens aisés mangent mal, par facilité, par manque de temps. Autant se faire livrer des plats puisque l’industrie cuisine à notre place! Les dernières statistiques d’Eurostat sont à ce titre édifiantes: seuls 12% des Européen·nes consomment les cinq portions de fruits et légumes recommandées par jour et 33% n’en mangent aucun. Pourtant, on peut manger bien et pour pas cher, mais cela demande toute une organisation et du temps.
" Aujourd’hui, il est très facile de mal manger, or il est très compliqué de bien se nourrir. "
Comment bien se nourrir dans ce contexte?
J.P : Aujourd’hui, il est très facile de mal manger, or il est très compliqué de bien se nourrir. Mais certain·es paysan·nes disent: «On peut s’en sortir en circuit court, par la vente directe à la ferme ou au village, on peut maitriser les coûts dans le respect de l’environnement. Ce faisant, nous nous écartons de notre vocation qui consiste à nourrir le plus grand nombre et devenons des acteurs économiques ne s’adressant qu’à une niche de consommateurs hyper aisés». C’est une source de grande insatisfaction dans le monde paysan car cette situation ne rencontre pas leur but moral. Avec le projet de la sécurité sociale alimentaire (SSA), nous proposons de faire coïncider les intérêts de tous les acteurs de la chaîne: les acheteurs précarisés, les consommateurs qui mangent mal et les producteurs. Chaque partie prenante doit y trouver son compte.
" Par la création d’une huitième branche de la sécurité sociale, la SSA vise à la fois la réduction des inégalités et la durabilité. "
Quel est le principe de la sécurité sociale alimentaire?
J.P : L’idée est de créer une institution publique fédérale qui s’inspire de la sécurité sociale de la santé: cotisation proportionnelle aux revenus, redistribution universelle et conventionnement de produits durables, justes et en circuit court. Concrètement, chacun se verrait octroyer une allocation mensuelle de 150 euros par adulte (50% pour les enfants) pour compléter son budget habituellement consacré aux dépenses alimentaires. Cette somme lui serait versée automatiquement sur une carte et servirait à l’achat de produits préalablement conventionnés. On le voit, cette huitième branche de la sécurité sociale vise à la fois la réduction des inégalités et la durabilité. Elle permet d’améliorer l’accès à une alimentation de qualité, tout en finançant la transition des systèmes alimentaires car elle sécurise la demande. Ce sont des ambitions très largement partagées mais pourtant difficiles à mettre en œuvre sur le plan politique, parce que les secteurs de la pauvreté et le monde paysan ne se parlent pas forcément…
Comment voyez-vous sa mise en place?
J.P : Nous envisageons une mise en place progressive, tout simplement parce que le système va coûter cher et que l’offre de produits de qualité n’est pas encore suffisante (le bio ne représente aujourd’hui que 5% des dépenses des Belges). Il faut penser un système – assez technique il est vrai – par lequel chaque citoyen·ne va recevoir une somme proportionnelle à l’offre qu’il/elle va rencontrer. Il faut dix ans pour devenir obèse? Nous prévoyons dix ans pour que cette proposition optimiste – nouveaux droits, lutte contre la précarité, transition écologique de la filière agricole – sorte pleinement ses effets et que l’on observe les retombées positives sur la santé.
Etes-vous optimiste?
J.P : Je me bats au quotidien contre le narratif de la responsabilité individuelle et du choix personnel. De quel choix je dispose quand on me propose d’acheter un paquet de chips à tous les coins de rue? Plutôt que de faire reposer les choix alimentaires sur les individus, nous voulons des réponses publiques structurelles. Il existe aujourd’hui une taxe sur la malbouffe de 3 cents du litre sur les boissons très sucrées. Il suffirait de la porter à 30 cents du litre pour que la SSA soit financée. A l’horizon des élections de 2024, nous ambitionnons que chaque parti se positionne clairement sur la sécurité sociale alimentaire et, pour la majorité d’entre eux, l’intègre à son programme.
- 1https://www.inrae.fr/actualites/comment-pac-soutient-elle-revenu-agricu…
- 2Données Sciensano 2013-2017
- 3«La souveraineté alimentaire est le droit de chaque pays à maintenir et développer sa propre capacité de produire son alimentation de base, en respectant la diversité des cultures et des produits. Nous avons le droit de produire notre propre alimentation sur notre propre territoire. La souveraineté alimentaire est une condition préalable d’une véritable sécurité alimentaire». Via Campesina, «Déclaration pour la souveraineté alimentaire», Rome, Sommet mondial de l’alimentation de la FAO, 1996.
Jonathan Peuch
Depuis son plus jeune âge, Jonathan Peuch a baigné dans le monde agricole, notamment grâce à sa famille militant aux côtés de José Bové dans la Confédération paysanne, un important syndicat paysan français s'opposant à l'agriculture productiviste et l'industrie agroalimentaire.
Après des études de sciences politiques à l’ULB, il poursuit des recherches sur le droit au logement et, en 2022, il obtient un doctorat en sciences juridiques à l’UCL en travaillant auprès d’Olivier De Schutter, ancien rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation.
Jonathan Peuch est, depuis trois ans, chargé de plaidoyer chez FIAN Belgium. Il y soutient activement la création de la sécurité sociale alimentaire (SSA).
FIAN: pour le droit à l’alimentation
FIAN Belgium est la branche belge d’une ONG internationale promouvant «le droit fondamental qu’a toute personne d’être à l’abri de la faim et d’avoir accès à une nourriture de qualité». L’organisation lutte contre toutes les pratiques injustes et oppressives empêchant les communautés et les individus de se nourrir.
Plus d’infos: www.fian.be et www.fian.org/fr/
CréaSSA: de la réflexion à l’action
FIAN joue un rôle important dans l’organisation du Collectif de réflexion et d’action sur la sécurité sociale de l’alimentation (CréaSSA) qui réunit une soixantaine d’organisations.
Ses axes d’action principaux sont:
- L’éducation permanente via la sensibilisation, la rencontre de médias, l’organisation d’événements.
- La structuration d’activités et la construction de relais politiques.
- Le travail de terrain en soutien à des projets concrets comme la Ferme du Chant des Cailles implantée au milieu de logements sociaux à Boitsfort, le supermarché coopératif BEES coop à Schaerbeek ou la cantine durable La Turbean à l’ULB.
Plus d’infos: www.collectif-ssa.be/