«Nobel d’économie»: vrai ou faux prix?

Jeudi 7 novembre 2024

Esther Duflo, prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel en 2019
François Chamaraux, docteur en sciences, enseignant en mathématiques et sciences

«Jag undertecknad Alfred Bernhard Nobel förklarar härmed efter moget betänkade min yttersta vilja» («Je, soussigné, Alfred Bernhard Nobel, après mûre réflexion, déclare ici mes dernières volontés»)… Avec ces quelques mots débute le plus mythique de tous les testaments1 . À partir des intérêts de son immense fortune «divisés en cinq parts égales», le célèbre Suédois inventeur de la dynamite demande d’attribuer une récompense importante «à ceux et celles2 qui au cours de l'année écoulée auront rendu à l'humanité les plus grands services».

Presque chaque 10 décembre depuis 1901 sont décernés les prix Nobel suivants: physique, chimie, physiologie ou médecine, littérature, paix. Le prix pouvant être attribué conjointement à deux ou trois personnes. Comme l’a fait remarquer Frédéric Lebaron3 , les prix Nobel, décernés sans considération d’orientation politique ni de nationalité, récompensent les valeurs universelles que sont le Vrai (physique, chimie, médecine), le Beau (littérature) et le Bien (paix).
Ainsi, les «nobélisés», dans l’imaginaire collectif, sont des hommes et des femmes exemplaires4 , qui ont mis leur talent et leur travail au service du bien commun. Comme le dit l’économiste Assar Lindbeck, c’est grâce au prix Nobel qu’on montre au «grand public au moins une fois par an qu’il y a d’autres “héros” dans le monde que les athlètes, les artistes, les pop stars, les politiciens et autres groupes d’animateurs et de décideurs qui dominent l’actualité des mass media5 ».

Un immense capital sympathie

Le prix Nobel représente ainsi une institution populaire au très fort «capital sympathie». Si l’on se concentre sur les trois disciplines scientifiques, nous constatons que, pour de nombreuses personnes qui ne s’intéressent pas ou peu à ces matières, le prix Nobel reste la seule distinction connue, une sorte d’équivalent scientifique de la Coupe du Monde de football, des Oscars ou de l’Eurovision. Partie émergée, visible et populaire, de l’iceberg mystérieux de la science fondamentale, la cérémonie Nobel reste le moment principal où la science quitte sa tour d’ivoire pour s’incarner brièvement en des visages représentés dans les grands médias.
Ses récipiendaires les plus célèbres bénéficient d’une aura quasi mythique, comme Marie Curie, Albert Einstein, Francis Crick. Dans notre pays, Christian de Duve (médecine, 1974), Ilya Prigogine (chimie, 1977), François Englert (physique, 2013) restent certes moins connus, mais leurs noms furent mis en lumière en partie grâce au prix Nobel.

Un sixième prix ?

Mais… n’a-t-on pas oublié dans cette liste un sixième prix? Si, bien sûr! Le «prix Nobel» d’économie, associé à des noms comme Milton Friedman, Friedrich von Hayek ou, plus récemment, Esther Duflo. Sur la page du site officiel www.nobelprize.org/prizes/, nous trouvons en effet les six catégories côte à côte, sur un pied d’égalité. Mais pourquoi donc existe-t-il six prix, alors qu’Alfred Nobel demanda à partager les intérêts de sa fortune en cinq parts égales, sans jamais mentionner l’économie?
La réponse n’a rien de mystérieux: les personnes gagnant le «prix Nobel» d’économie reçoivent une somme d’argent sans rapport avec la fortune de Nobel. Cette récompense provient de la Banque de Suède depuis que, dans les années 1960, son gouverneur Per Asbrink eut l’idée de créer un prix «en mémoire d’Alfred Nobel». Lui et trois économistes prestigieux parvinrent à convaincre l’Académie royale des sciences de Suède, plutôt réticente, d’attribuer ce prix avec les mêmes modalités que ceux de physique et de chimie.
La Fondation Nobel accepta également de remettre ce nouveau prix au cours de la même cérémonie solennelle du 10 décembre. Affaire conclue: c’est ainsi que le «prix de la Banque centrale de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel» fut rapidement raccourci en «prix Nobel d’économie» et accéda, dans l’esprit du plus grand nombre, au statut de sixième prix Nobel (et quatrième prix Nobel scientifique). Comme l’a dit l’un des descendants d’Alfred Nobel: «La Banque royale de Suède a déposé son œuf dans le nid d’un autre oiseau, très respectable, et enfreint ainsi la “marque déposée” Nobel6

Opération respectabilité

Pour comprendre en quoi cette opération est à la fois très habile et problématique, livrons-nous à ce qu’Einstein appelait une expérience de pensée, et posons-nous la question: telle économiste lauréate du «prix Nobel» d’économie que l’on voit à la télévision et que l’on interroge sur la validité d’un programme politique, lui accorderait-on le même crédit si elle était lauréate du Prix Keynes d’économie? L’aurait-on d’ailleurs interviewée à une heure de grande écoute? Rien n’est moins sûr.
Autre question: imaginons un géologue lauréat du prix Craaford expliquant quelque point délicat sur le réchauffement climatique. N’accorderait-on pas plus de poids à ses paroles s’il était «prix Nobel de géologie» ? De même, telle spécialiste des graminées ne gagnerait-elle pas en popularité si elle était estampillée «prix Nobel de botanique»? Ne serait-elle pas, dans les jours suivant le 10 décembre, respectueusement interrogée sur les plateaux de télévision pour parler, par exemple, des problèmes posés par l’industrie agroalimentaire?
Ainsi, il nous semble clair que toute discipline associée au nom Nobel gagne en prestige, en scientificité et en visibilité auprès des médias. Symétriquement, les disciplines exclues du testament (biologie7 , mathématiques, zoologie, écologie, notamment) restent d’une certaine façon inférieures aux trois «grandes sciences» que sont la physique, la chimie et la médecine. Il est très révélateur que, dès qu’un journaliste évoque un·e lauréat·e du prix Abel ou du prix Craaford, il précise presque automatiquement que ce prix est « l’équivalent du Nobel» en mathématique ou en géologie.
On comprend dès lors que l’économie, qui, grâce à cette opération de la Banque de Suède, se hisse au niveau des trois disciplines scientifiques «nobélisées», décroche d’un coup la totalité de ce qu’on pourrait appeler le «package promotionnel Nobel»: le décorum, la solennité de la cérémonie, le capital sympathie, la scientificité, la supériorité vis-à-vis d’autres sciences humaines (sociologie, par exemple). Quant aux lauréat·es, désormais sur un pied d’égalité avec les chercheurs et chercheuses en physique, médecine et chimie, ils accèdent à l’exemplarité, à la médiatisation, au statut de gardien·ne de la vérité: pour une majorité écrasante de journalistes et de simples citoyen·nes, si un «prix Nobel d’économie» donne son avis sur l’avenir d’un programme politique, alors il a raison, exactement au même titre que Roger Penrose (prix Nobel de physique 2020) a raison lorsqu’il dit quelque chose sur l’avenir des trous noirs.

Où est le problème?

Où est le problème, après tout? Certes, Nobel n’a pas voulu d’économiste pour toucher annuellement une fraction de ses intérêts, mais il n’a pas voulu non plus de botaniste ni de mathématicienne. On pourrait se réjouir que le prix Nobel s’élargisse à d’autres sciences. L’économie en 1969, et pourquoi pas l’écologie en 2026 et la botanique en 2030?
Hélas, l’arrivée de l’économie parmi les sciences «nobélisées» pose à nos yeux au moins deux problèmes8 . D’abord, le prix est distribué par une banque. Donc un travail critiquant en profondeur le système économique actuel semble difficilement récompensable. C’est ainsi que les prix reviennent en grande partie à des économistes de l’orthodoxie libérale, de l’école dite de Chicago9 . De façon révélatrice, en 2006, ce n’est pas le «prix Nobel d’économie» qu’a reçu Muhammad Yunus, l’économiste non orthodoxe qui a promu le microcrédit (pour ses «efforts pour promouvoir le développement économique et social à partir de la base»), mais bien le prix Nobel… de la paix!

L’économie, une science humaine inhumaine ?

Ensuite, la scientificité, ou le degré de scientificité, de l’économie, fait débat. En sciences, une loi propose une relation mathématique valable entre différentes quantités mesurables, relation permettant notamment de faire des prédictions, ce qui fonctionne plutôt bien avec des atomes, des planètes et des bactéries, qui obéissent à des lois naturelles. Ainsi, lorsque le site officiel du prix Nobel place l’économie aux côtés des trois grandes sciences de la nature, il contribue à accréditer l’idée que les humains seraient soumis à des lois économiques naturelles les dépassant, au même titre que les lois de la physique.
Or, les «lois» concernant les flux d’argent, les relations entre la croissance et le chômage, entre taux d’intérêt et épargne, etc., ne sont justement pas au-dessus des citoyen·nes: contrairement aux lois physiques ou chimiques avec lesquelles nous devons composer (par exemple: «en sautant par la fenêtre à 5 mètres, on finit au sol à 35 km/h»), on ne peut pas parler en économie de loi naturelle au-dessus des lois humaines. Par exemple, la hausse des loyers dans les villes, poussée par la «loi» de l’offre et de la demande, n’est pas une fatalité comme la loi de la pesanteur: elle peut tout à fait être limitée, voire stoppée, par une décision politique.
Par conséquent, traiter les «lois» économiques comme aussi inéluctables que la gravitation ou l’électromagnétisme, traiter les humains échangeant des biens et services comme des atomes échangent des photons ou des planètes attirent des météorites, c’est donner à l’économie une aura de science de la nature, surplombant l’humanité, qu’elle ne devrait pas avoir. Une telle économie au-dessus des êtres humains, hors de portée de leur action, devient, sans jeu de mots, une science humaine inhumaine! Qui sert évidemment les partisans d’une économie libérale et non-interventionniste10 .

Une autre économie?

Ainsi, les modèles économiques, qui tentent bien maladroitement de mettre en équations nos désirs, notre inconscient, nos caprices ne peuvent se hisser, en termes de reproductibilité, au niveau des modèles des sciences naturelles. Ils se basent sur des prémisses extrêmement simplificatrices, comme des modèles comportementaux de compétition, de maximisation du profit ou encore la théorie des jeux, occultant généralement toute une série de comportements plus subtils, généralement qualifiés de féminins.
Comme le mentionne l’essayiste Hazel Henderson, «une explication plus profonde [des bases peu réalistes de l’économie] est simplement la psychologie mâle […]. L’économie a toujours été patriarcale dans ses fondements même. Sa définition du “comportement rationnel” comme une maximisation compétitive de l’intérêt personnel implique que les comportements coopératifs, le partage, les soins, les activités bénévoles sont “irrationnels”. Dans cette logique, l’économie ignore tout le travail non payé (au moins 50% de la production dans la plupart des pays) et traite le travail des femmes élevant les enfants, entretenant la maison, préparant la nourriture pour la famille (ce que j’appelle l’Économie de l’Amour) comme “non économique”11
On peut voir ici des pistes pour une économie différente. Car, pour reprendre les termes de Nobel, l’économie peut apporter des «bienfaits à l’humanité». A condition peut-être de devenir plus réaliste, moins mâle, moins occidentale, moins prétentieuse quant à sa portée et son domaine de validité. De telles voix, hommes et femmes, existent en économie, bien sûr12 , mais nous craignons qu’elles ne reçoivent jamais le «prix de la Banque centrale de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel».

nov 2024

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