Ubuntu et kasàlà, deux outils pour booster l'interculturalité!

Mardi 3 décembre 2024

Image par Gerd Altmann de Pixabay
Sophie Fétu, coordinatrice pédagogique du secteur interculturel

Quoi de plus normal, lorsqu'on prône la richesse interculturelle, que de mettre à l'honneur deux concepts-clés, tous deux panafricains! Partons à leur rencontre, à travers un voyage pour nourrir nos cœurs, nos corps et nos esprits curieux.

Présent dans différentes langues bantoues d’Afrique centrale, orientale et australe, le terme Ubuntu recouvre de nombreuses significations et s'apparente à une philosophie africaine humaniste. Mais il possède également une dimension politique et métaphysique. L’Ubuntu nous rappelle que l'humanité est une et indivisible et que nous sommes des individus métissés, reliés, et ce indépendamment de nos origines et identités multiples.
Ainsi les jolis mots du philosophe Souleymane Bachir Diagne: «Le métissage n’est pas simplement un état, mais une valeur, une capacité qu’il nous faut cultiver en nous. Il est l’autre nom du décentrement, qui nous enseigne, et là réside son pouvoir, que nous sommes beaucoup de choses à la fois, et entièrement chacune de ces choses-là. Il est essentiel de s’approprier ce devoir être métis en un temps comme le nôtre.»

Ubuntu, levier de construction empathique

Ce concept a largement rayonné dans son acception politique puisque Nelson Mandela et Desmond Tutu s'en sont saisis pour lutter contre le régime de l'apartheid et proposer une démarche de réconciliation nationale, et ce dès la fin de ce régime infâme. En effet, l’Ubuntu est l’exact opposé de la ségrégation combattue par ces deux prix Nobel de la paix: il prône notre égalité et notre interdépendance en tant que terrien·nes. Plus encore, l’Ubuntu considère que «je suis parce que nous sommes»! C'est dire s'il est un levier puissant de construction empathique et solidaire...
Desmond Tutu avait parfaitement résumé cette idée: «Une personne Ubuntu est ouverte et disponible pour les autres, dévouée aux autres; elle ne se sent pas menacée car elle a confiance en elle-même – cette confiance vient de la reconnaissance qu’elle appartient à quelque chose de plus grand. Cette personne se sent diminuée quand les autres sont diminués ou humiliés, quand ils sont torturés ou opprimés.»
Vivre en Ubuntu, c'est donc vivre pleinement la fraternité humaine, la générosité, l'attention portée à tous les autres appartenant au monde du vivant. C'est avant tout un art de vivre ancestral mais universel, comme aimait à le rappeler Nelson Mandela: «Dans l’ancien temps, quand nous étions jeunes, un voyageur qui passait et s’arrêtait dans le village n’avait pas besoin de demander de la nourriture ou de l’eau. Lorsqu’il stoppait, les gens lui donnaient de la nourriture et s’occupaient de lui. C’est l’un des aspects d’Ubuntu mais il y en a bien d’autres.»
Aujourd’hui, ce concept semble bien peu appliqué en ces temps de guerres sur presque tous les continents… Pourtant, des individus se positionnent en faveur de la paix et continuent à ouvrir leurs bras et leur maison aux «voyageurs étrangers». De tous temps, en tous lieux, des femmes et des hommes ont fait preuve du meilleur contre le pire de certains de leurs contemporains, unis honteusement par des slogans de haine et la construction de murs. Rappeler et incarner l’Ubuntu, c’est croire qu’un monde fait d’amour fraternel et de bienveillance est toujours possible. Car, comme nous le dit l’auteur rwandais Laurien Ntezimana: «C’est une invitation à être Bon à l’intérieur et Don à l’extérieur.»

Kasàlà, un outil artistique et thérapeutique

Fondé sur le concept d’Ubuntu, le kasàlà est une poésie qui fait l’éloge de soi et de l’autre, et qui est récitée à voix haute devant une assemblée. Cet outil est artistique par essence, mais il est aussi thérapeutique et il possède une dimension transculturelle puissante. A l’origine, le kasàlà désignerait un genre poétique et musical en ciluba1 .
Jean Kabuta, Congolais ayant vécu longtemps en Belgique, ex-professeur de littérature et de linguistique à l’Université de Gand, s’est penché très longuement sur cette notion de kasàlà. Il a réalisé qu’il existait dans presque toute l’Afrique subsaharienne sous divers vocables. Mais son contenu et sa finalité sont quasi identiques selon lui: il s'agit d'un poème, récit cérémoniel constitué de deux volets principaux qui peuvent se présenter simultanément ou séparément, kasàlà de l'autre et kasàlà de soi, ou auto-louange.

Personnellement, j'ai eu la chance de rencontrer Jean Kabuta et de me former à ses côtés au kasàlà contemporain. De cette rencontre est née une amitié et je lui suis très reconnaissante de m’avoir permis de renouer avec mon enfance africaine à travers l’écriture poétique et la transmission panégyrique. Si le kasàlà nous soutient pour développer l’estime de soi, la confiance en ses capacités créatives et l’audace de se dévoiler pour prendre sa place pleine et entière, il est aussi et surtout témoignage d’amour, de considération et de reconnaissance aux autres, vivants ou morts.
Toutefois, le kasàlà n’est nullement un exercice d’autosatisfaction niaise; il est une ressource inépuisable qui parle de notre potentiel, de notre loyauté au vivant qui nous entoure. Le kasàlà s’offre tel le plus beau des cadeaux puisque n’ayant d’autre but que de révéler l’origine, la filiation, les mérites et talents de la personne louée, ainsi puissamment célébrée.

Un récit poétique et épique

J’ai personnellement connu ce privilège de déclamer un kasàlà écrit à la mort de mon père, lors de la cérémonie de crémation à laquelle plus de 250 personnes participaient. Je lui ai rendu hommage, en racontant des aspects connus et plus intimes de son vécu, de notre lien fabuleux. Des éléments graves et anecdotes légères s’entremêlaient pour incarner l’homme merveilleux qu’il était. Ce processus de création, de commémoration et de partage public m’a profondément aidée en ce temps sombre et triste, où nous avons souvent tendance à nous replier sur nous-même en Europe. L’Afrique a encore tant de choses à nous apprendre!
Ce récit, à la fois poétique et épique, se pratique tout au long de la vie humaine et s’entend traditionnellement à l’occasion de maints évènements de l’existence: naissance, initiation, intronisation d’un·e chef·fe, mariage, chant clanique, accueil d’un·e hôte, départ ou retour de la guerre, moissons ou deuil. Les étapes de notre vie peuvent également s’accompagner de kasàlà de soi, telle une signature venant attester d’une réussite socioprofessionnelle (anniversaire, diplôme, nouvel emploi, promotion, etc.)
Aujourd’hui, une communauté de formateurs et formatrices se développe depuis Rimousky au Canada où Jean Kabuta est désormais installé. Grâce à ce poète philosophe hors du commun, de plus en plus de femmes et d’hommes se forment et transmettent ce merveilleux outil de beauté humaine et de sagesse universelle, singulièrement au Québec, en Belgique et en France.
Enfin, en tant que formatrice, coach et autrice, je dois bien avouer que les deux notions d’Ubuntu et de kasàlà, intrinsèquement liées, me nourrissent profondément depuis une dizaine d’années. Au-delà des attitudes et des mots, dans un espace-temps de spiritualité laïque et joyeuse. Je tente à mon tour de faire passer le message et je crois fermement que nous aurions tant à apprendre si nous partagions cette sagesse africaine… Je suis parce que nous sommes. Toutes et tous ensemble, pour une interculturalité audacieuse!

  • 1Langue bantoue parlée par plus de 12 millions de personnes, essentiellement concentrées en République Démocratique du Congo et en Angola (Wikipédia).

Je suis art et pratique
Art de poser des ponts
Entre la parole et l’action
École de l’émerveillement
Audace de prendre sa place
Diversité et vivre-ensemble
Art de prendre soin du lien
Pratique de la gratitude
Véhicule de l’ubuntu
Pratique de la joie
Je suis art d’être vivant
Et de célébrer la vie
Dans le Vivant
Autrement dit je suis
Art d’être en grande santé
Source d’une vie augmentée
Je suis parce que tu es et vice versa
Nous sommes des êtres d’interaction
Nous avons besoin les uns des autres
J’ai besoin de trouver un sens à la vie
De grandir de relever des défis de rêver de créer
pour être pleinement vivant
Il arrive que tous ces élans s’éteignent
Il est toujours possible de les réactiver
Voilà la grande promesse voilà le grand présent
du kasàlà contemporain
Parole d’émerveillement
de célébration de la vie sous toutes ses formes
Mais aussi parole engagée acte de résistance
contre la dignité bafouée
Action pour construire un monde
plus fraternel plus humain plus beau
Ngo Semzara Ntalaja Matanda
Flamboyant-qui-pleure-qui-chante
Celui qui conte les histoires difficiles
comme les histoires joyeuses
Certains m’appellent Mon frère Jandhi Kasàlà
d’autres Papa Kabuta
Je porte d’autres noms encore
Homme-à-l’écoute Âme-émerveillée
Je suis aussi Porteur-d’espoir
et Fabricant-de-ponts-et-de tremplins

(https://kasalaction.org/cest-quoi/)

Le kasàla, rien d'autre
Qu'une parole efficace qui ouvre la voie
Aux ressources fabuleuses enfouies au fond de soi
Une énergie qui actionne un levier
Qui propulse l'homme au-delà de soi-même
Une invitation à croire en soi
A s’auto-créer, recréer le monde.

(Jean Kabuta)

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déc 2024

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190

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