L’intelligence émotionnelle est désormais incontournable dans les domaines de l’éducation, de la formation et du management. Mais ce concept semble rarement valorisé dans le travail social et encore moins dans son approche interculturelle. Tentons d’en comprendre les raisons et de voir en quoi, l’intelligence du cœur aurait toute sa place dans le dialogue entre personnes de tous horizons!
Si Darwin avait déjà ébauché la question de l’importance des émotions au XIXe siècle, l’expression «intelligence émotionnelle» (IE) apparaît en 1990, grâce au travail de Peter Salovey et John Mayer, partant de grandes préoccupations sociétales: «Pourquoi certaines personnes au QI élevé ne réussissent-elles pas dans la vie? Pourquoi, face aux difficultés, certains s’en sortent très bien alors que d’autres s’effondrent? Pourquoi tant de divorces et de tensions dans les relations? Pourquoi une altercation dans une cours d’école se transforme-t-elle en coups de poignard ou en fusillade?1 .» Trente cinq ans plus tard, ces questions restent d’actualité…
Trois grandes références
À l’intersection des émotions et des cognitions, Salovey et Mayer définiront l'intelligence émotionnelle comme «l’habileté à percevoir et à exprimer les émotions, à les intégrer pour faciliter la pensée, à comprendre et à raisonner avec les émotions, ainsi qu’à réguler les émotions chez soi et chez les autres2 ». Perception, intégration, compréhension et gestion des émotions sont alors les quatre branches du modèle initial de l’IE.
À partir de là, d’autres chercheurs se sont penchés sur le sujet et ses possibles applications dans divers domaines, tels l’éducation et les sciences de gestion. Ainsi Daniel Goleman, psychologue et journaliste scientifique américain, permettra à cette notion d’IE de se diffuser largement grâce à son livre homonyme, paru en 1995. Pour Goleman, l’IE est la « capacité à réguler ses émotions et celles des autres, à les distinguer et à utiliser ces informations pour guider sa pensée et ses actions3 ». Il listera ainsi 25 compétences, s’articulant autour de cinq facteurs principaux: conscience de soi, estime de soi, motivation, empathie et aptitudes sociales.
D’après Goleman, l’IE est un bien meilleur prédicteur des performances et de la réussite future que le QI. Il participe donc, avec Howard Gardner et sa théorie sur les intelligences multiples4
, à transformer la toute-puissance du concept de quotient intellectuel (voir notre article sur les intelligences multiples dans ce même numéro).
Enfin, la troisième référence en matière d’IE est incontestablement le modèle Bar-On, élaboré par le docteur Bar-On, directeur de l'Institut des intelligences appliquées du Danemark et expert-conseil auprès de nombreuses organisations, en Israël entre autres. Il est le créateur d’une des premières mesures de l'IE en utilisant l'expression «quotient émotionnel» (QE) qui définit 15 compétences réparties en cinq axes. La roue de l’intelligence émotionnelle de Bar-On illustre la dynamique et les liens entre toutes ces compétences émotionnelles.
Comment mesurer son intelligence émotionnelle?
Tout comme d’autres sur le marché actuel, le test EQ-i 2.0 (Emotional Quotient Inventory) de Bar-On permet de mesurer son IE. Toutefois, nous pouvons tenter de nous auto-évaluer à travers les trois échelles vues ci-dessus et ce, sans devoir forcément passer un test parfois onéreux. Ces modèles représentent en effet un large spectre de compétences utiles (ou soft skills) pour doper notre IE. Par ailleurs, en psychologie positive ou selon l’approche de la Communication NonViolente de Marshall Rosenberg, les émotions sont des indicateurs pour vivre en conscience et évoluer.
Car comme l’indique le docteur en psychologie Ilios Kotsou: «Vos émotions sont comme des tentacules, elles sont des guides inestimables pour votre vie. Qu’elles soient agréables, comme la gratitude et la joie, ou désagréables, comme l’anxiété, la tristesse ou la jalousie, nos émotions nous servent de signaux face à notre environnement. Elles ont pour effet d’éclairer notre jugement, de nous protéger des risques; mais elles ont aussi le pouvoir de nous conduire à des souffrances psychologiques ou physiques5
.»
Et dans le non-marchand et les services publics?
En 30 ans de travail dans le secteur non marchand, d’abord en tant que gestionnaire de projets et d’équipes (en Belgique et à l’international) puis en tant que coach et formatrice en accompagnement du changement depuis une vingtaine d’années, ma pratique et mon expérience ont confirmé mon intuition acquise au sortir de mes études de sciences politiques à l’ULB: peu d’attention et de formation sont allouées à la connaissance de soi et aux interactions humaines. Or comment se former, s’ouvrir au monde, trouver un emploi et se développer humainement sans ces savoir-être tout à fait essentiels?
Depuis que j’accompagne des individus et des groupes des secteurs non marchand et public, je suis frappée par le fait que ces compétences émotionnelles ne font toujours pas l’objet de formation systématique en amont, dans le domaine des sciences humaines, éducatives, médicales ou des études sociales! N’est-ce pas un comble qu’un éducateur, une enseignante, un assistant social ou une doctoresse ne soient pas fortement conscient·es et outillé·es en la matière? Sans parler du personnel politique qui ne se forme quasi pas à ces matières, bien trop occupé à se positionner en tant que «sachant».
Paradoxalement, les soft skills ou compétences relationnelles font désormais communément l’objet de formations et séminaires dans les entreprises, pour à peu près tous les échelons de collaboration, mais cela reste encore une exception, voire un luxe dans les associations et les institutions publiques! Comment est-ce possible? Mon hypothèse suppose qu’il reste tabou de parler de soi dans des domaines où l’engagement sociopolitique est censé prévaloir. Une vieille croyance limitante nous indique qu’il serait égoïste, malvenu, voire dangereux d’exprimer ses émotions en les plaçant au centre de sa pratique professionnelle, alors qu’une mission sociétale nous attend!
«Les recherches ont montré une corrélation positive entre une bonne intelligence émotionnelle et la qualité des interactions avec les autres, et une augmentation bénéfique des actes prosociaux.»
Prendre soin des autres avec intelligence
Rappelons-nous aussi que notre système sociétal repose encore et toujours sur un socle rationalisant, patriarcal et européocentriste, où l’intellect prime l’affect. Comme si l’intelligence émotionnelle prenait le risque d’écarter la pensée logique. Il est urgent de lire Le cerveau de Descartes de Damasio6
si vous en doutiez encore!
Dans l’action socio-éducative, comment prendre soin des autres en s’oubliant? Comment parler d’éducation sans optimisme et relation humaine positive? Comment penser des politiques publiques sans empathie? Comment gouverner et décider de l’attribution de subsides, sans le sens de la réalité? Comment manager des équipes sans tolérance au stress? Comment collaborer avec ses pairs et responsables hiérarchiques sans flexibilité et capacité à résoudre des problèmes complexes? La liste est sans fin…
Or les recherches ont montré une corrélation positive entre une bonne IE et la qualité des interactions avec les autres, une meilleure appréciation et valorisation par le sexe opposé, une augmentation bénéfique des actes prosociaux, etc. Imaginons le déploiement et l’efficacité des programmes publics si nous étions plus développé·es émotionnellement. Comment l’aide aux migrant·es, aux populations en difficulté deviendrait une évidence. Comment nous aurions mutuellement intérêt à communiquer avec notre IE entre diverses communautés. Car l’IE est universelle. Tous les humains ont un corps, un cœur et une tête au service de leur évolution; l’aurions-nous oublié? Oui, l’IE est assurément un levier concret pour bâtir notre idéal laïque et interculturaliste!
À l’inverse, offrir un accompagnement individuel ou collectif sans IE est une aberration doublée d’une méconnaissance neuroscientifique. Il est donc nécessaire et urgent d’en prendre conscience et de se mettre au travail, tout particulièrement dans un monde en pleine mutation. Car, pour paraphraser André Gide, «l’intelligence, c’est la faculté d’adaptation»!
Comment développer son intelligence émotionnelle ?
Avoir une bonne conscience de soi, savoir distinguer ses pensées, émotions et sensations, écouter ses besoins et ceux des autres, développer une bonne régulation émotionnelle et faire preuve d’empathie représentent donc un enjeu de développement humain essentiel.
Si certaines personnes sont mieux dotées que d’autres (pensons par exemple aux personnes ultrasensibles), toutes ces compétences composites de l’intelligence émotionnelle s’acquièrent à travers des lectures, des formations, des ateliers de développement de soi, du coaching ou en thérapie. On ne peut désormais plus avancer intelligemment en se reposant exclusivement sur une prétendue pensée rationnelle car cette croyance relève, vous l’aurez compris, d’un autre temps!
- 1https://www.centreintelligenceemotionnelle.com/lintelligence-emotionnel…
- 2https://l-aidant-de-sagesse.webnode.fr/pedagogie-et-didactique/intellig…
- 3GOLEMAN Daniel. L’intelligence émotionnelle 1. Comment transformer ses émotions en intelligence? Robert Laffont, 1995.
- 4Nous soulignerons ici l’importance des intelligences intra- et interpersonnelles.
- 5KOTSOU Ilios. Petit Cahier d'exercices d'intelligence émotionnelle, Jouvence, 2024.
- 6DAMASIO Antonio. L’erreur de Descartes. La raison des émotions, Odile Jacob, 2010.
Pour aller plus loin
- DAMASIO Antonio. L’erreur de Descartes. La raison des émotions, Odile Jacob, 2010.
- EKMAN Paul: https://www.paulekman.com/micro-expressions/
- GARDNER Howard. Les intelligences multiples. La théorie qui bouleverse nos idées reçues, Ed. Retz, 2008.
- GOLEMAN Daniel. L’intelligence émotionnelle 1. Comment transformer ses émotions en intelligence?, Robert Laffont, 1995.
- KOTSOU Ilios. Petit Cahier d'exercices d'intelligence émotionnelle, Jouvence, 2024.
- MORIN Edgar. Les Sept Savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Seuil, 1999.
- ROSSI Régis, LAUZOL Claire et NOYÉ Didier. Les pouvoirs de l'intelligence émotionnelle. Utiliser la puissance des émotions pour développer en confiance, engagement et coopération, Eyrolles, 2020.
- ROSENBERG B. Marshall. Les Mots sont des fenêtres (ou des murs). Introduction à la Communication NonViolente, Jouvence, 2005.