Paulo Freire et la pédagogie de l’autonomie: pour une éducation permanente et émancipatrice

Lundi 14 octobre 2024

Image par 愚木混株 Cdd20 de Pixabay
Marie Versele, secteur communication Ligue de l’Enseignement

Pédagogue de l’éducation et pionnier de l’alphabétisation au Brésil, Paulo Freire a marqué la pédagogie dans la seconde moitié du XXe siècle, en lui insufflant une pensée profondément humaniste et éthique. Quelle est cette pensée? Comment se construit-elle autour de l’autonomie et du respect de l’apprenant? Petite réponse à travers la lecture de son ouvrage Pédagogie de l’autonomie.

À la croisée du marxisme et de la philosophie existentialiste, Paulo Freire (1921-1997) considère l’éducation comme un processus de libération et de conscientisation des individus. L’éducation n’a pas seulement pour fonction d’apprendre à calculer et à lire des mots, mais aussi de permettre aux apprenants à lire le monde de manière critique dans le but de transformer leur réalité sociale1 .

A côté de son livre phare Pédagogie des opprimés qui explore les enjeux de l’alphabétisation et de l'éducation des adultes, le dernier ouvrage de Paulo Freire publié en 1996, Pédagogie de l’autonomie, propose une synthèse de sa pensée éducative.

Il s’adresse aux éducateurs et éducatrices2 au sens large (des enseignants aux formateurs en passant par les éducateurs) et résume les bases de ce qu’il appelle la «pédagogie critique» à travers une série de recommandations. L’ambition est d’y livrer les clés d’une éducation humaniste, respectueuse et progressiste3 . Divisé en trois chapitres, l’ouvrage propose une trentaine de conseils, d’instructions à son lecteur ou sa lectrice. En voici les idées directrices.

Une éducation progressiste

Selon Paulo Freire, l’enseignement n’est jamais neutre. Intégrant intrinsèquement des valeurs, des projets, des idées, l’enseignement est politique, soit en faveur de l’idéologie dominante, soit au service de l’émancipation, en questionnant les relations de pouvoir en place dans la société. C’est en ce sens qu’il fait la distinction entre les pratiques éducatives conservatrices (qu’il nomme «pédagogie bancaire» dont l’objectif est de maintenir les privilèges des élites) et les pratiques éducatives progressistes. «Tandis que la première tente d’accorder, d’adapter l’éduqué au monde donné, la seconde cherche à déstabiliser l’éduqué en le mettant au défi, pour lui faire prendre conscience que le monde est un monde qui se donne et, par conséquent, peut être changé, transformé, réinventé.4 »
À travers sa pratique enseignante, l’éducateur progressiste adopte une posture éthico-politique visant la construction d’un monde plus juste, émancipé de toute discrimination, où les opprimés peuvent se libérer de leur condition et se réaliser en tant qu’individu à part entière. L’enseignement devient un lieu de partage de connaissances et un moment de prise de conscience. Il a pour but de permettre d’analyser la réalité sociale, de produire et de stimuler une nouvelle forme de compréhension du monde, et d’outiller les individus pour intervenir sur le collectif.

L’incomplétude

Pour Paulo Freire, l’être humain est par nature inachevé, incomplet. C’est pourquoi il peut apprendre, évoluer, s’émanciper tout au long de sa vie. Conscients de leur incomplétude, les individus sont capables de décider, d’opérer des choix, de mener une réflexion sur le monde et de défendre des valeurs. Ils deviennent alors des êtres éthiques, à la fois produits de l’histoire et producteurs de savoirs. «La conscience de l'inachèvement entre nous, homme et femme, fait de nous des êtres responsables, d'où le caractère éthique de notre présence sur terre, dans le monde.5 »
Cet état d’incomplétude définit la nature humaine et l’éducation: dans la mesure où les individus sont reconnus comme inachevés, ils sont éducables. Conscient de son inachèvement, l’être humain s’inscrit nécessairement dans un mouvement de recherche et de construction permanente, l’éducation devenant ispo facto un processus permanent.

La curiosité suscite l’esprit critique, qui génère des savoirs, de la science

La curiosité

Cet état d’incomplétude pousse aussi l’individu dans une quête mue par l’espoir et la curiosité. Sans espoir, toute possibilité de transformer le monde et donc de le connaître serait vaine. Nous ne serions que des sujets de l’Histoire, sans en être les acteurs. Sans espérance, il n’y aurait pas d’Histoire mais seulement un pur déterminisme. L’espérance et la curiosité deviennent alors les forces motrices naturelles du changement et donc de l’éducation6 . «L'exercice de la curiosité convoque l'imagination, l'intuition, les émotions, la capacité de conjecturer, de comparer, etc.7 »

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Selon Freire encore, l’ambition est de créer un dépassement entre les savoirs issus de l’expérience et ceux issus de procédures méthodiques. Ce dépassement peut se réaliser quand la curiosité, comme mouvement moteur de l’apprentissage, se soumet à la critique. «Plus nous sommes curieux, plus le bon sens peut se faire critique.8 » Freire parlera alors du développement de la curiosité critique, permettant la nécessaire promotion du regard naïf en regard critique chez l’apprenant. La curiosité suscite l’esprit critique, qui génère des savoirs, de la science. Ainsi, la matrice du penser naïf, comme celle du penser critique, est la curiosité.

De la conscience naïve à la conscience critique

Dans la conception éducative de Freire, l’enseignement se base sur ce qu’il appelle la «conscience naïve» de l’apprenant, c’est-à-dire les expériences sociales vécues par l’individu. L’objectif est de conduire l’apprenant à problématiser cette expérience au contact des savoirs savants et donc de permettre le passage de la «conscience naïve» à la «conscience critique» par le truchement du dialogue entre l’enseignant et l’apprenant9 .
Tout rapport de force entre l’enseignant et l’apprenant doit dès lors être évité. La tâche de l’éducateur est d’inviter l’apprenant à produire sa propre compréhension du monde à travers les savoirs qu’il lui a partagés. Pour être un progressiste, l’enseignant doit respecter la curiosité de l’apprenant, son vécu, son histoire. En effet, l’apprenant est un sujet, un être social, pensant, communicant et créateur. Son expérience individuelle, historique, politique, culturelle et sociale n’est jamais vierge. L’éducateur doit donc à la fois comprendre et respecter la lecture du monde de l’apprenant en faisant preuve d’humilité.
Ainsi, l’enseignant a pour but la création des conditions et des possibilités pour que ses apprenants puissent produire leurs propres savoirs, leur propre compréhension du monde. «Enseigner n'est pas transférer l'intelligence de l'objet à l'apprenant mais bien l'inciter, en tant que sujet connaissant, à devenir capable de comprendre et de communiquer ce qu'il a compris.10 »

La pratique éducative requiert l'existence de deux sujets, l'un qui apprend en enseignant, l'autre qui enseigne en apprenant.

Une relation dialogique

Pour Freire, l’acquisition des connaissances se base sur une relation dialogique, c’est-à-dire sur le dialogue et le partage entre élève et enseignant. Pour que l’éducation soit démocratique et éthique, ce partage se base sur une communication et une intercommunication constante se basant sur la richesse du dialogue humain. «Le penser juste est dialogique et non polémique.11 » Le penser juste est donc produit par l’apprenti en communion avec le professeur formateur, l’un alimentant l’autre et vice versa. L’enseignement n’est donc jamais à sens unique, vertical, unilatéral. L’enseignement est collaboratif, et l’enseignant apprend, évolue dans sa pensée, au même titre que l’élève. Comme le souligne Freire, «la pratique éducative requiert l'existence de deux sujets, l'un qui apprend en enseignant, l'autre qui enseigne en apprenant»12 .

Autonomie de l’apprenant

Un aspect central de la pédagogie de Freire est l’autonomie de l’apprenant. L’acquisition de savoirs ne se réalise pas dans une relation verticale de l’enseignant à l’apprenant mais via l’engagement, les efforts et l’appropriation des connaissances et expériences des élèves. L’apprenant n’est pas un simple récepteur de savoirs, il est le sujet de la production de sa compréhension du monde. L’élève est l’architecte de sa propre pratique, il est sujet de connaissances13 .
Cette notion d’autonomie de l’apprenant va de pair avec l’idée d’assomption, c’est-à-dire le fait d’assumer les implications du changement. L’élève étant l’artisan de sa formation avec l’aide nécessaire de l’éducateur, il est responsable d’assumer ou non son émancipation. Selon Freire, l’autonomie se fonde sur la responsabilité assumée de l’élève qui exerce sa liberté. Il demeurera d’autant plus libre qu’éthiquement, il aura assumé la responsabilité de ses actions. Décider c’est rompre, mais pour cela il faut en courir le risque. C’est pourquoi l’apprenant a aussi le droit de rejeter son droit d’apprendre.

L’éducation doit être considérée comme un levier de transformation sociale et politique: aucune pédagogie n’est neutre, tout acte éducatif est politique.

L’éducation est politique

On l’a vu, selon Freire, l’enseignement ne peut, par nature, être neutre; il est politique14 . Soit en faveur de l’idéologie mise en place en tant qu’outil d’assujettissement du peuple, soit au service de l’émancipation, en questionnant les relations de pouvoir au sein de la société. Selon lui, l’éducation est gnoséologique, directive, et pour cette raison politique, et dépend toujours des objectifs qui lui ont été assignés: «La nature de la pratique éducative, sa nécessité de finalité, les objectifs, les rêves qui en découlent interdisent sa neutralité. La pratique éducative est toujours politique. C’est ce que j’appelle la “politisation” de l’enseignement. La nature même de l’enseignement est politique. La question se pose alors de savoir quel type de savoir, quel type de politique, en faveur de quoi et de qui, contre quoi et contre qui elle est dirigée»15 . L’éducation se trouve alors face à un dilemme: devenir un outil au service de la reproduction de l’idéologie dominante ou un outil au service de la contestation.
Dans la pensée de Freire, la critique de la neutralité dans l’éducation est radicale: l’injonction à la neutralité dans l’enseignement est un leurre car l’éducation doit être considérée comme une forme d’intervention dans et sur le monde. La qualité politique de l’éducation est inhérente à son essence. C’est pourquoi l’éducation doit être considérée comme un levier de transformation sociale et politique: aucune pédagogie n’est neutre, tout acte éducatif est politique.
Freire pousse plus loin sa réflexion en déclarant que l’enseignement progressiste implique un devoir de non-neutralité. Pour que l'enseignement puisse être neutre, il eut fallu qu’aucune discordance sociale, politique, de valeurs n’existe entre les êtres humains. Ce n'est pas la neutralité qu’il faut rechercher dans l'éducation mais le respect des apprenants à tous les niveaux de la vie. Pour cela, il faut lutter sans relâche, lutter pour que les droits soient respectés.

Freire, un pédagogue d’actualité

Notons que la pensée de Paulo Freire s’inscrit dans le contexte sociopolitique du Brésil et de la dictature militaire établie en 1964. Elle est, par conséquent, fortement ancrée dans de nombreux enjeux sociopolitiques propres à son époque. Bien que teintée d’un militantisme alimenté par son vécu, sa pédagogie reste précieuse à plus d’un titre. Sa conception émancipatrice de l’éducation présente un intérêt majeur. Même si sa vision de l’enseignement en tant qu’outil éducatif permanent repose sur un idéal parfois teinté d’utopie, Freire promeut des valeurs démocratiques, éthiques et humanistes universelles et toujours d’actualité. En effet, la conception de l’enseignement en tant qu’outil d’émancipation et d’autonomisation des individus reste et restera un enjeu de taille tant que les discriminations et les inégalités persisteront à travers le monde.
Par ailleurs, la pensée de Freire reste une référence majeure dans le débat éducatif contemporain en proposant une nouvelle conception de l’enseignement, où les rapports de force entre l’enseignant et l’élève sont harmonisés et la verticalité bannie. Le respect des apprenants, en tant qu’individus architectes de leurs savoirs, et l’utilisation du dialogue dans un processus d’apprentissage mutuel sont autant de valeurs démocratiques à défendre au sein des écoles. Cette redéfinition de la relation pédagogique reste profondément inspirante pour une école plus humaine.

Paulo Freire: une vie d’exil et de reconnaissances

Photomontage ©Eric Vandenheede

Paulo Freire nait le 19septembre 1921 à Recife dans le Nordeste, une région parmi les plus pauvres du Brésil. Issu d’une famille de la classe moyenne, il reçoit une éducation catholique traditionnelle. La crise économique de 1929 freine ses études, sa famille souffrant de difficultés financières importantes malgré son aisance financière initiale. Cette période de diète le sensibilise durablement à la pauvreté à travers le monde. Dès le rétablissement des finances de la famille, il étudie le droit, la philosophie et la psychologie du langage.

Sa rencontre et son mariage en 1944 avec Elza Oliveira, enseignante de primaire, l’incite à s’intéresser davantage à la pédagogie. Il élabore alors une nouvelle méthode d’alphabétisation des adultes illettrés. De 1962 à 1964, à la suite du succès de son travail, il se voit confier la direction du programme d’alphabétisation sur l’ensemble du territoire du Brésil.

En 1964, dans la foulée du putsch militaire renversant le pouvoir en place au Brésil, Freire est arrêté durant 75 jours, ses idées étant considérées comme subversives. Il part en exil au Chili où il continue son travail sur l’éducation des adultes et mène divers programmes d’alphabétisation pour l’UNESCO jusqu’en 1969.

De 1970 à 1980, Freire s'exile à Genève avec sa famille où il travaille au sein du Conseil œcuménique des Églises. C'est à Genève, en 1974, qu’il écrit son ouvrage le plus célèbre, Pédagogie des opprimés. Il y conceptualise sa pensée dans laquelle l’enseignement est présenté comme un chemin en deux étapes menant à la liberté des individus: d’abord en permettant aux apprenants de prendre conscience de leur oppression, ensuite en présentant l’éducation comme un processus permanent favorisant l’émancipation. Il enseigne également aux Etats-Unis (Harvard) et travaille en Europe jusqu’en 1980, date à laquelle il reçoit l’invitation de rentrer au Brésil.

De 1989 à 1991, Freire assume la fonction de secrétaire d’État à l’Éducation pour la ville de Sao Paulo où il mène une réforme scolaire de grande ampleur. Paulo Freire décède le 2 mai 1997 à Sao Paulo, quelques jours après la publication de son dernier livre, Pédagogie de l'autonomie.

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