Olivier Hamant: vers un enseignement robuste

Lundi 2 décembre 2024

Timothé Fillon, secteur communication Ligue de l'Enseignement

Comment la biologie peut-elle nous apprendre à apprendre? Olivier Hamant, scientifique français spécialisé dans le développement des plantes, s’inspire du vivant pour développer une pensée politique en prise avec les grands enjeux contemporains. L’auteur de La Troisième voie du vivant en livre la déclinaison au domaine de l’enseignement.

Olivier Hamant est chercheur en biologie et biophysique à l’Institut national – français – de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement. Titulaire d’un doctorat sur le volet moléculaire de l’architecture des plantes, le chercheur jongle entre physique, biologie et imagerie. En parallèle de ses travaux académiques, il développe une pensée politique qui dresse des ponts entre ses recherches sur le développement des plantes et la crise écologique.  
Le biologiste, auteur de La Troisième voie du vivant, plaide pour une bifurcation urgente: quitter l’autoroute de la performance qui mène l’humanité à l’effondrement. Moteur de l’Anthropocène, le chercheur définit la performance comme la somme de l’efficacité et de l’efficience. Soit «rouler vite, avec peu ». Quitte à foncer droit dans le mur. Comme sortie de secours, Olivier Hamant préconise la robustesse. Maintenir la stabilité du système malgré les fluctuations. Il s’agit là d’un contre-modèle: pour être robuste, il faut du jeu dans les rouages, des marges de manœuvre, des redondances, bref, le contraire de la performance. Un pas de côté qu’il tire de son travail d’observation scientifique: «Au cours de l’évolution ont été sélectionnées des stratégies qui permettent aux systèmes vivants d’acquérir une certaine stabilité malgré les fluctuations environnementales1 ».

Rendre robuste l’enseignement

Après avoir décliné son concept de robustesse au journalisme2 , Olivier Hamant s’est prêté à l’exercice pour le domaine de l’éducation. Interrogé par Éduquer, il précise d’emblée: «Il ne faut pas faire porter l’ensemble du problème à résoudre sur les épaules des jeunes.» Pourtant, il reconnaît le rôle central de l’éducation dans la transition écologique. Pour le biologiste, l’enjeu ne réside pas tant dans l’enseignement de la robustesse socioécologique, mais dans la conception d’un système éducatif lui-même robuste. Dans son dernier ouvrage publié en mars 2024, De l’incohérence. Philosophie politique de la robustesse3 , il appelle à une «refonte profonde des approches pédagogiques», en privilégiant des formes de transmission plus horizontales. Un changement d’approche qui s'appuie sur les fluctuations au lieu de chercher à les éviter.
Lors de notre entretien, il prend le temps de développer ce projet: un enseignement robuste serait capable de s’adapter aux défis contemporains, environnementaux et sociaux. Tout en offrant aux élèves les outils nécessaires pour comprendre et affronter les incertitudes du monde. Une éducation qui ne se contenterait plus de transmettre des savoirs, mais qui permettrait de construire une capacité adaptative face aux crises à venir: «Il ne s’agit pas tant d’enseigner les solutions du développement durable les plus compétitives que de fabriquer un enseignement qui forme des acteurs de la robustesse, par la coopération».

«La quête effrénée de performance est profondément inadaptée et devient même dangereuse. Nous allons devoir être plus souples et plus robustes à mesure que les fluctuations augmentent.»

Éduquer: Vous êtes chercheur en biologie et vous plaidez pour une refonte radicale du système éducatif. Pourquoi ce virage s'impose-t-il selon vous?
Olivier Hamant:
À l’instar de la plupart des secteurs de la modernité, le modèle philosophique soutenant l’éducation est imprégné par l’idéologie de la performance. Alors que le vivant apprend par essai-erreur, notre modernité a tendance à organiser l’enseignement selon le prisme de l’hyper-performance, avec les notes, les concours, etc. Une grande partie de l’enseignement contemporain est soumis à une rationalité de l’efficacité et de l’efficience: les «programmes» scolaires, la classe, les horaires, etc. L’objectif est alors d'atteindre les résultats les plus optimaux: apprendre un maximum d’information en un minimum de temps. Ce cadre ne laisse pas assez de place aux imprévus ou à l’erreur, qu’elle appréhende comme la prémisse de la relégation.
Ce dispositif est pertinent pour un très faible pourcentage de la population et inadapté à la majorité des citoyens. Cela entretient une ségrégation sociale: on forme des capitaines et des premiers de corvée. Un des problèmes déterminants est que les personnes qui sont au pouvoir, notamment celles qui s’occupent des systèmes scolaires, ont parfaitement adhéré à ce moule et en sont même redevables pour leur carrière. Elles sont donc moins à même de le critiquer.
La question socioécologique révèle son caractère imprévisible, voire impensable, comme à Valence dernièrement. Cette quête effrénée de performance est profondément inadaptée et devient même dangereuse. Nous allons devoir être plus souples et plus robustes à mesure que les fluctuations augmentent.

Éduquer: Comment sortir l’enseignement de la performance?
O. H.:
La performance, c’est la somme de l’efficacité et de l’efficience. C'est cette logique qui nous pousse à toujours viser le plus de résultats avec le moins de moyens possible. Paradoxalement, une performance optimisée dans le présent tend à se révéler moins bénéfique pour l’avenir et le long terme. Aujourd'hui, notre culte pour la performance dégrade irréversiblement notre environnement. C’est ce que nous, systémiciens, appelons «le piège de l’efficacité»: à court terme, la performance peut apporter une solution, mais elle nous canalise aussi dans une voie toujours plus étroite, et donc toujours plus difficile à dévier. On peut citer l’arrivée massive du numérique et de l’intelligence artificielle qui nous permet d’augmenter les performances dans de nombreux secteurs, mais qui devient également une béquille aussi indispensable que fragile.
L’idéologie de la performance repose sur une vision réductionniste, où efficacité et efficience se concentrent exclusivement sur un objectif unique à la fois. Cet adage zen le résume très clairement: «Celui qui a atteint son objectif a manqué tous les autres». Pour répondre au premier enjeu du siècle, un monde toujours plus fluctuant, l’injonction de performance n’est plus adaptée. Nous allons devoir former des citoyens prêts à ouvrir d’autres chemins. Il faut donc d’abord libérer l’école de la logique de la performance. Pour cela, il est essentiel d’opérer une transition vers une «école de la coopération».

Éduquer: Qu’est-ce que l’école de la coopération, et en quoi se distancie-t-elle de ce que vous qualifiez d’école de la compétition?
O. H.:
L’école de la compétition suit une logique assez simple: les plus forts l’emportent, tandis que les plus faibles sont laissés de côté. Par exemple, demander de l’aide à son voisin, c’est de la triche. Le but est de dépasser les autres. À l’inverse, l’école de la coopération se définit par sa dynamique: ce n’est pas un concept théorique, mais une pratique concrète. Elle vise à former des élèves capables de travailler ensemble, en apprenant à composer avec la différence et à résoudre les conflits. La triche n’a plus de sens, puisque l’entraide est la raison d’être de l’école. On se dépasse, grâce aux autres.

Éduquer: Quels sont les fondements de cette approche?
O.H.:
La coopération suppose que l’objectif commun l’emporte sur les objectifs individuels, ce qui implique des contre-performances individuelles au service de la robustesse du groupe. L’école de la coopération repose sur trois piliers. Premièrement, la robustesse des savoirs: une pédagogie active et plus hétérogène. Bien que plus lente, ce qui y est appris reste ancré plus durablement. L’élève ne consomme pas un savoir, il le construit. Deuxièmement, la reconnaissance par le collectif: la valorisation ne passe plus par des notes ou des classements. Le culte de la performance individuelle laisse place à la joie de la transmission d’une découverte à ses camarades. Troisièmement, la formation des coopérateurs. Il s’agit de remplacer la compétition et l’individualisme par le travail en équipe, l’entraide et la découverte partagée.

Éduquer: Quel rôle jouent les enseignant·es dans ce modèle de la coopération?
O.H.:
L’enseignant devient un facilitateur, un guide. Il ne se contente pas de transmettre un savoir figé, mais incite les élèves à poser des questions, à explorer, à réfléchir ensemble. La coopération ne doit pas être un simple ajout cosmétique, surtout si le système reste ancré dans une logique de compétition. La coopération doit structurer tous les échelons du système éducatif. Dans le monde fluctuant qui vient, nous aurons d’abord besoin de coopérateurs.

«L’école de la coopération prépare les élèves à s’adapter et à construire ensemble des solutions plurielles face aux turbulences actuelles et à venir.»

Éduquer: En quoi cette approche est-elle liée à vos recherches sur le vivant?
O.H.:
Dans la nature, la coopération est un moteur essentiel du vivant. Les écosystèmes sont soumis à des fluctuations et des pénuries chroniques. Ils développent l’entraide et les symbioses parce que l’abondance des ressources n’est pas garantie. De la même manière, l’école de la coopération prépare les élèves à s’adapter et à construire ensemble des solutions plurielles face aux turbulences actuelles et à venir.

Éduquer: Que diriez-vous à ceux qui doutent de l’efficacité de ce modèle?
O.H.:
Nous devons sortir du dogme de la compétition, des notes et des classements. Il produit surtout un burnout généralisé: des élèves, des enseignants et, indirectement, des écosystèmes. Ce modèle est dépassé. La coopération n’est pas une faiblesse, c’est une force. Si nous voulons un système éducatif capable de préparer les jeunes aux incertitudes de demain, nous devons intégrer la robustesse et ses pratiques dès aujourd’hui.

Éduquer : Pouvez-vous illustrer cette distinction par un exemple concret?
O.H.:
Bien sûr, voici un cas d’école. Imaginez un enseignant posant la question suivante à ses élèves: « Quelle est la longueur maximale d’un ongle?». Cette question, qui peut sembler anodine, incite les élèves à s’interroger et à explorer différents aspects. Comment pousse un ongle? À quel point peut-il grandir avant de se casser? Quelles sont ses propriétés mécaniques? Comment mesure-t-on une propriété mécanique? Etc. Cette démarche amène les élèves à rassembler un large éventail de connaissances qu’ils partagent ensuite entre eux. Le but ici n’est pas d’obtenir une réponse exhaustive, mais de les engager dans un processus de recherche autonome. Même si leur réponse reste partielle, le savoir qu’ils acquièrent devient robuste, car ils l’ont construit par eux-mêmes. Ce type d’apprentissage, ancré dans l’expérience et la découverte, laisse une empreinte durable. Ce qu’ils ont découvert par eux-mêmes, ils le retiendront pour la vie. Et la méthode qu’ils ont déployée pourra être remobilisée pour d’autres questions, en autonomie.

Éduquer: En résumé, l’école de la coopération produit du savoir robuste. Qu’est-ce exactement?
O. H.:
Le savoir robuste consisterait à appréhender différemment les erreurs. Celles-ci ne doivent plus être considérées comme fatales, mais comme des paliers vers une compréhension plus complexe du monde. Plutôt qu’un «savoir robuste», je privilégierais l’idée de «savoir-faire robuste». L'objectif est de former des élèves robustes, c'est-à-dire capables de s'adapter aux aléas, de rebondir face aux erreurs et de coopérer pour résoudre les problèmes.

Éduquer: C'est un changement radical de paradigme. Pourquoi est-il à ce point nécessaire?
O. H.:
Nous vivons dans un monde de plus en plus instable et fluctuant, autant sur le plan social, économique qu’environnemental. Or le système éducatif actuel, fondé sur la compétition et la performance, est complètement inadapté à ces réalités. Il forme des individus toujours plus obnubilés par le contrôle. Ces individus cherchent à tout maîtriser: leur vie, leur carrière, leur image, leurs paroles, etc. Cette optique n’a de sens que dans un monde stable. Or tous les rapports scientifiques nous disent justement que nous sommes en train de perdre le contrôle: la nature se réveille(méga-feux, méga-inondations, méga-tempêtes) et elle entraîne les remous sociaux et les tensions géopolitiques. Il va plutôt falloir apprendre à habiter un monde instable, sans contrôle. Bien qu’ils n’aient peut-être pas appris l’ensemble du programme scolaire, les élèves robustes seront outillés pour aborder le monde et ses aléas. Le jour où ils seront face à une lacune, ils sauront rebondir.

De la biologie à la politique: genèse de la robustesse

Olivier Hamant revient pour nous sur les liens entre sa pensée politique et son approche biologique, et sur la genèse de sa pensée de la robustesse.
«Il n'y a jamais de politique et de science qui soient déconnectées. Comme l'explique le philosophe Bruno Latour,  “toute science est la politique continuée par d'autres moyens”. En tant que biologiste, j'ai été fasciné par la notion de robustesse, qui émerge partout dans le vivant. Les êtres vivants ont développé des stratégies pour maintenir leur stabilité malgré les fluctuations de leur environnement. C'est en approfondissant cette question que la réflexion socioécologique, jusque-là en toile de fond, est devenue centrale pour moi. J'ai réalisé que cette capacité d'adaptation du vivant constituait une réponse opérationnelle aux défis d'un monde de plus en plus instable.
Bien que nous, chercheurs, bénéficiions d'une forme d'autorité scientifique, la robustesse m'a permis d'éviter toute posture dogmatique. Car ce qui la nourrit, c'est justement l'imperfection, l'incertitude. Être robuste, ce n'est pas viser une forme de perfection cristalline, mais bien composer avec les fluctuations. C'est cette réflexion, ancrée dans mon approche de biologiste, qui peut se transposer dans le domaine politique, pour repenser notre système éducatif

déc 2024

éduquer

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