Le refus scolaire anxieux, symptôme d’une crise de sens?

Lundi 4 novembre 2024

©Lykka Houbrechts
Marie-Francoise Holemans, secteur communication Ligue de l'Enseignement

Après avoir dirigé pendant vingt-cinq ans l’unité pour adolescents du centre hospitalier Le Domaine-ULB, la pédopsychiatre Sophie Maes est aujourd’hui médecin de référence chez Bru-Stars, le réseau bruxellois en santé mentale pour enfants et adolescents. Elle nous livre son regard incisif sur l’école, selon elle véritable fabrique de harcèlement, et sur l’enseignement, déconnecté des enjeux de société. Un cri d’alarme.

Éduquer: Comment expliquez-vous la crise de santé mentale chez les jeunes?
Dr Sophie Maes:
Les problèmes de santé mentale des jeunes ont explosé lors de la crise du covid. Rappelons-nous la scolarité en alternance des années 2020-2021. Alors que les mesures sanitaires étaient strictement appliquées dans les écoles, le stress scolaire était maintenu: si les cours étaient donnés en distanciel, les évaluations avaient pourtant lieu sur place. Mais tout lien social, tout ressourcement entre jeunes restait interdit. Or les jeunes ont besoin des autres pour se forger une identité, pour comprendre et élaborer leur vécu. Si certains ont bénéficié de ces mesures grâce à une mise à distance qui s’avérait plus confortable pour eux, cette situation a provoqué un profond déséquilibre chez la plupart des élèves. Les services de pédopsychiatrie des hôpitaux ont dû accueillir une nouvelle population de jeunes dégoûtés de la vie, avec des pensées suicidaires impossibles à expliquer, et ces unités se sont retrouvées fort démunies. Aujourd’hui encore, nous devons sans cesse refuser de nouveaux patients.

Éduquer: Les adolescents auraient-ils davantage souffert?
S.M.:
Les ados pensent ensemble, il suffit de les observer. Lorsque survient une émotion, qui est l’indicateur d’un besoin, le parent met son appareil psychique à disposition de son enfant pour l’élaborer. Mais l’adolescent est dans l’entre-deux, pris dans un enjeu œdipien. Il n’a plus de proximité physique et psychique avec le parent, mais il n’a pas encore la maturité de l’adulte. Pour comprendre leurs émotions, les adolescents les élaborent ensemble. Le groupe d’ados, c’est un appareil à penser collectif mis à disposition des jeunes. D’ailleurs ils le disent eux-mêmes: «Mon groupe de copains, c’est ma deuxième famille». Lors de la crise du covid, avec le stress social, l’isolement, le stress scolaire, les ados ont perdu leur appareil à penser.

Éduquer: Le phénomène de phobie scolaire vient-il en prolongement de cette crise?
S.M.:
La phobie scolaire survient pour de bonnes raisons. La peur de l’école est d’origine traumatique, le lieu est devenu trop angoissant pour l’adolescent. Son comportement d’évitement est une réaction saine par rapport à une situation. À ce titre, nous préférons parler de refus scolaire anxieux. Avec une phobie, l’exposition par une simple image suffit à déclencher des symptômes, ce qui n’est pas le cas avec une photo d’école! Il s’agit d’un refus, d’un évitement, accompagné d’une angoisse à traiter. Nous partons du principe que l’enfant adopte un comportement sain face à des facteurs de stress. En pédopsychiatrie, notre rôle est d’aider les jeunes à comprendre ces facteurs et à proposer des aménagements, éventuellement en les changeant d’établissement scolaire si l’école est associée au trouble.

Éduquer: Selon vous, quels sont les facteurs susceptibles d’être à l’origine d’une phobie scolaire?

©Lykka Houbrechts


S.M.: Dans un premier type de facteurs, nous relevons le harcèlement ou les difficultés relationnelles, la honte (la peur du regard et du jugement de l’autre) et la faille narcissique. Après une phase de latence, de l’âge de 6 à 11 ans, qui installe l’enfant dans une maîtrise de son corps, de ses compétences, de ses capacités cognitives, de ses relations aux autres, la puberté vient l’arracher de cette situation qui lui donnait de l’assurance. Son corps se sexualise, ses hormones modifient son rapport à l’autre avec des enjeux de séduction et de rivalité qui le débordent. Le corps part en avant et la tête peine à suivre. C’est la perte de repères. L’adolescence vient bousculer les repères vis-à-vis de soi et des autres, les pairs, les figures parentales. La dynamique groupe prend plus de place et les parents sont mis à distance.

«L’école doit aider les jeunes à développer leur intelligence émotionnelle et leur empathie, le vivre-ensemble. Or la majorité des écoles ne le font pas, ce sont des fabriques de harcèlement.»

Éduquer: Le harcèlement scolaire est-il l’un des facteurs principaux?
S.M.:
La majorité des cas de harcèlement interviennent au début de la puberté, de la 5e primaire à la 2e secondaire, à ce moment narcissiquement difficile. Auparavant, le cercle familial était rassurant car le phénomène s’arrêtait aux portes de l’école. Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux qui forment une caisse de résonance, le harcèlement continue à la maison et prend de plus en plus d’ampleur. Les profs n’y prêtent pas suffisamment attention, cela se passe pourtant bien à l’école, mais de manière discrète. La victime ne masque pas ses comportements, l’enfant harceleur bien! L’école doit donc aider les jeunes à développer leur capacité à identifier les émotions, leur intelligence émotionnelle et leur empathie, le vivre-ensemble. Or la majorité des écoles ne le font pas, ce sont des fabriques de harcèlement.

Éduquer: D’autres causes sont-elles fréquemment rencontrées?
S.M.:
À l’origine d’un refus scolaire anxieux, on peut aussi trouver un trouble instrumental non diagnostiqué ni traité, comme la dyslexie ou le trouble du déficit de l’attention par exemple. Pour ces jeunes en difficulté, l’environnement scolaire est persécutant, pendant qu’ils s’épuisent à bas bruit. D’autres causes comme un divorce, un deuil ou une rupture amoureuse peuvent être des éléments déclencheurs. Chez les plus jeunes, la phobie scolaire peut être liée aux apprentissages sur une faille narcissique importante. L’enfant n’a pas confiance en lui, il doit constamment apprendre des nouveautés et il lui est difficile de trouver la juste distance avec son professeur. Il considère le monde adulte comme insuffisamment protecteur et compréhensif.

Éduquer: Et chez les adolescents plus âgés?
S.M.:
À l’école, il faut être le meilleur, aller le plus vite: c’est la loi du plus fort. Cela a toujours existé, mais cela faisait plus de sens à une époque où on avait une garantie d’emploi à l’issue de l’école. On pouvait projeter de se mettre en couple, fonder une famille, acheter une maison, partir en vacances… À notre époque, avec les perspectives du GIEC à l’horizon 2050, l’école fait-elle encore autant sens? Pendant la période covid, l’école n’était plus prioritaire. Alors, après les crises du climat, du covid et les guerres, qu’est-ce qui vient valider un retour à l’école? On demande aux enfants beaucoup de sacrifices. Ils doivent se mettre en danger, quitter leur zone de confort, se montrer performants dans toutes les matières. C’est un système extrêmement stressant, pas adapté aux enfants. Avant, l’école était une valeur. De nos jours, c’est une valeur refuge. Mais on est au jour zéro d’une absence de valeur. Greta Thunberg a quitté l’école car elle ne fait plus sens. Elle a questionné: quel est mon retour sur investissement? Elle n’a pas obtenu de réponse. Avec ses grèves scolaires mondiales pour le climat, elle a entraîné toute une catégorie d’âge dans une revendication de sens.

«L’enseignement contribue à dégrader la santé mentale des jeunes.»

Éduquer: L’école est-elle responsable? Doit-elle profondément revoir sa copie?
S.M.:
Il n’existe pas grand-chose au sein des écoles. Pas de prévention, pas d’ouverture à l’altérité, pas de place pour l’échec scolaire, pas de place pour déposer ses émotions et ses difficultés dans ses relations aux autres. Et quel est le projet du nouveau gouvernement? «Améliorer les résultats scolaires des élèves». On n’a plus le droit à l’échec en situation d’apprentissage. Ce faisant, l’enseignement contribue à dégrader la santé mentale des jeunes. De plus en plus, le fossé se creuse entre les besoins de la jeunesse et le projet de l’école, et on passe à côté des enjeux alors qu’il faut changer de paradigme! Car la société, la démocratie et la planète sont en danger. Dans ces conditions, la phobie scolaire n’est-elle pas une réaction saine d’un jeune face à l’école, lieu de maltraitance sociale, qui ne fait plus sens? Mais parlons aussi de la phobie scolaire des profs! Les profs eux-mêmes sont maltraités. Et l’un des premiers symptômes du burn-out des profs, c’est la perte de l’empathie, c’est l’évitement scolaire des élèves.

Éduquer: Quelles solutions voyez-vous pour l’avenir?
S.M.:
La qualité de l’enseignement est ce qui nous restait en Europe. On est en train de saboter notre richesse intellectuelle. Les responsables politiques ont une énorme responsabilité, ils font de fausses promesses, ils manquent de courage. Il faut donc entièrement revoir le pacte de l’enseignement. Face aux enjeux climatiques, collectifs et démocratiques, il faudrait revenir aux racines démocratiques de la philosophie et s’inspirer, pour l’école, du modèle de la Grèce antique. On y développait la capacité à se connaître et se maîtriser par la didactique, la dialectique, la poésie, la scansion. On y apprenait à identifier et nommer ses émotions pour être dans le partage avec l’autre. On apprenait l’altérité, à soutenir un débat, justifier sa position, improviser, adapter son discours. Mais nous avons choisi le modèle romain: un pouvoir central, fort, pyramidal, où l’on est tenu par du pain et des jeux…

Premiers signes de phobie scolaire: vers qui se tourner ?

Tout changement est un signal d’alerte. Comme un enfant habituellement sociable qui s’isole, un enfant d’ordinaire introverti qui se met régulièrement en colère, une brusque chute des résultats scolaires. La Dr Maes délivre quelques premiers conseils aux parents s’ils sont confrontés au refus d’aller à l’école:

  • parler avec l’enfant de ce qu’il vit à l’école
  • rencontrer le professeur ou l’enseignante, évaluer s’il y a jugement, lui demander bienveillance et empathie à l’égard de l’enfant
  • interroger les frères et sœurs qui partagent la même école
  • sonder les relations auprès des grands-parents, proches et ami·es de la famille
  • repérer des relais au sein du groupe-classe
  • inviter les amis et amies de l’enfant à la maison
  • consulter le médecin de famille pour un premier diagnostic
  • consulter un·e thérapeute familial·e ou un service de pédopsychiatrie pour établir un bilan et évaluer les enjeux familiaux en termes de valeurs, d’identité, de reconnaissance, d’attentes de performances, d’histoire sur le plan intergénérationnel.

Bru-Stars, le réseau de santé mentale pour enfants et adolescents à Bruxelles

Dans le cadre de la nouvelle politique de santé mentale de l’enfant et de l’adolescent, portant prioritairement sur les jeunes de 0 à 18 ans et leur entourage (familial, scolaire, éducatif, sportif, etc.), le réseau Bru-Stars a été mis en place en Région de Bruxelles-Capitale. Il réunit des institutions travaillant avec des enfants et adolescents: des partenaires du secteur de la santé mentale, des acteurs s’adressant aux jeunes adultes ou aux parents d’enfants et ados, mais également d’autres partenaires de première ligne de soins et d’aide (médecins généralistes, médecins scolaires, police, SOS enfants, éducateurs et éducatrices de rue, aide à la jeunesse et protection de la jeunesse notamment).
Bru-Stars ne dispose pas de lits mais peut activer 12 lits K de crise dans les unités pédopsychiatriques des hôpitaux sur tout le territoire national. Les jeunes peuvent rapidement y entrer mais, le système de santé mentale étant saturé, la durée de leur séjour est limitée à cinq jours, renouvelables une fois, et ceci malgré un état de santé qui nécessiterait une prise en charge de quelques semaines à plusieurs mois.
Les jeunes peuvent bénéficier de 10 consultations psychologiques de première ligne, renouvelables une fois et très correctement remboursées.
Les équipes mobiles ont été renforcées pour la prise en charge de celles et ceux qui n’entrent pas dans le circuit traditionnel de soins (pour phobie sociale, décompensation grave ou famille en difficulté). Les équipes se rendent au lieu où se trouve le jeune comme le domicile, l’internat, le foyer, le cabinet du juge ou encore l’école.

Plus d’infos: https://www.bru-stars.be

nov 2024

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