Jouer, c’est sérieux ! Intérêt du jeu en pédagogie: dépasser l’artifice!
Lundi 30 janvier 2023
« Si tu veux les connaître vite, fais-les jouer. Si tu veux leur apprendre à vivre, laisse les livres de côté. Fais-les jouer. Si tu veux qu’ils prennent goût au travail, ne les lie pas à l’établi. Fais-les jouer. Si tu veux faire ton métier, fais-les jouer, jouer, jouer. » (Fernand Deligny, Graine de crapule, Éditions du Scarabée, 1945.)
Avant de constituer un instrument pédagogique (sur)valorisé dans notre système éducatif contemporain, le jeu a très longtemps été déconsidéré, relégué à des temps et des ambitions futiles, peu dignes d’intérêt. Ce qui peut se traduire, encore aujourd’hui, comme du temps perdu (« Tu n’as fait que jouer aujourd’hui ! », « Tu ne ferais pas autre chose que jouer ! ») ou autorise les adultes à interrompre les jeux des enfants sans ménagement alors que ces dernières et derniers se vivaient architecte, acrobate ou agricultrice.
Mais au cours du XXe siècle, nombre de recherches et de pédagogues de tous poils se sont penché-e-s sur le jeu, le corps, le mouvement... et y ont découvert de multiples bienfaits jusque-là insoupçonnés, et notamment qu’il répond à un besoin fondamental de l’être humain. Et depuis, plus on a démontré l'importance et l'utilité du jeu, plus on s’y est intéressé et plus on l’a contraint, détourné, perverti… au point d’en faire un instrument méthodologique privé d’âme et de ses possibilités intrinsèques, le dénaturant de ses apports créatifs et – surtout – imprévisibles !
Le jeu[1] constitue donc une activité à part entière qui permet de prendre du plaisir, de se rencontrer, d’entrer en relation avec soi et les autres sous différentes facettes ((se) découvrir), d’occuper différentes places, de s’essayer à différents rôles dans un groupe, de bouger, de crier, de vivre, de se mesurer aux autres, d’expérimenter les contacts corporels (d’autant plus essentiels après cette période de distanciation physique imposée avec la pandémie), de gagner ou perdre, de tricher, de tester des stratégies, d’échafauder des alliances… Le jeu est donc le lieu par excellence de la vie, foisonnante, riche et inattendue !
« Pour l’enfant, le temps du jeu est le temps essentiel où les enchantements du rêve et les contraintes de la réalité, loin de s'opposer, se fécondent mutuellement en une interaction permanente. » (André Schmitt, Aux 4 coins des jeux, Éditions du Scarabée, 1985.)
Le jeu, c’est donc du lourd, c’est sérieux ! Il doit être considéré comme une activité
propre, une expérience à vivre au service du développement des individus et des groupes. Il doit être dégagé des enjeux liés aux apprentissages de matières. Il ne peut donc pas être instrumentalisé ! Et si vous ne parvenez pas à considérer le jeu comme tel, s’il vous plaît, ne jouez pas…
Ludiciser n’est pas jouer !
« Nous ne saurions nous élever contre le jeu, besoin organique des enfants, mais nous pensons que se résoudre à employer le jeu à l’école comme procédé pédagogique d’acquisition, c’est tout simplement affirmer qu’on n’a pas su donner au travail joyeux et voulu la place qu’il mérite. Lorsque le travail est non plus une obligation servile, mais une libération, il cesse d’être une fatigue psychique, et il est monstrueux de le vouloir remplacer par un jeu. » (Célestin Freinet, cité par Élise Freinet, Naissance d’une pédagogie populaire, PCM-Maspéro, 1968.)
Les enfants ne sont pas dupes. Lorsque l’on enrobe des apprentissages d’une couche de « fun », qu’on « ludicise » des activités pour que les élèves s’y investissent plus facilement et agréablement, elles-ils repèrent très vite la supercherie… Même si les enfants « se laissent prendre au jeu » un moment, ils-elles constatent bien vite que l’activité masque un apprentissage amené par l’adulte. Le jeu perd alors de sa force. Il ne s’agit pas, en fait, de jouer, mais d’embrasser une matière. Un changement radical des dynamiques et des intérêts de l’activité : l’adulte n’y permet pas les mêmes choses, ne les cadre pas de la même manière et, surtout, n’attend pas les mêmes résultats.
Dans le milieu du jeu de société, certain·e·s affirment que « tout jeu est éducatif, sauf les personnes qui le prétendent ». Quand un jeu est conçu pour créer de l’amusement auprès des enfants ou des adultes, il apporte son lot d’apprentissages : des stratégies à imaginer, des collaborations à mettre en place, une thématique à découvrir, des trésors de rencontres, des bonheurs d’émerveillement… À l’inverse, lorsque la conception du jeu est orientée principalement sur les apprentissages, cela aboutit très régulièrement à de piètres jeux qui ne sortent que rarement de l’armoire. Pensons à ce « flamboyant jeu de calculs » étiqueté « Jeu éducatif » offert par tante Sidonie pour les 5 ans du petit neveu qui est enfoui quelque part face aux autres, écornés, avec lesquels il ne se lasse pas de jouer, qui lui font découvrir l’équilibre, le dénombrement, les couleurs, la notion d’intrus et lui permettent, surtout, d’entrer en relation avec les autres.
Instrumentaliser le jeu à des fins d’apprentissages, c'est en réalité substituer le désir et l'inventivité des enfants à ceux de l'adulte. Cela témoigne de la faible confiance qui est faite dans les capacités des enfants et des ados à se saisir d'un contexte et de ses possibilités. Il ne s'agit pas de « laisser faire » sans autre forme de contraintes, mais de laisser « advenir » au départ d'un cadre, de règles claires et suffisantes pour que les jeunes investissent l'activité, l'explorent, s'essayent, la détournent… Bien évidemment, l’adulte y perd du contrôle, de la maîtrise, des capacités d’influence. Et ça, ce n’est pas si simple...
Évaluer par le jeu… Perdu !
Si l'on s'entend donc sur les propriétés intrinsèques du jeu qui font qu'on ne peut prévoir et/ou conditionner ce qui va s’y jouer, la question de l'évaluation entendue comme « la mesure d'acquis prédéterminés » ne peut entrer en résonance avec le jeu. CQFD ! L’activité ludique « laisse du jeu », offre de la latitude, de l'espace qui permet de bouger (et donc d'essayer) : tout n'est pas fixé !
À l’image de certains jeux « éducatifs » sur ordinateur où l’enfant parcourt un chemin qui est pensé, réfléchi, construit en dehors de lui par l’adulte, ce dernier y aura introduit des vérifications des acquis et des évaluations pour permettre la poursuite du parcours. Ainsi, l’enfant est « acteur » un peu comme au cinéma, dirigé par un·e réalisateur·trice qui lui dicte ses actions, son texte, ses expressions de visage, l’émotion à transmettre… autant de fois que nécessaire pour répondre à la commande. À l’inverse, un enfant seul qui construit un château de sable sur la plage, est « auteur » de son jeu, il décide de la taille de sa construction, de sa forme, des décorations qu’il va y apporter. Ce sont tous ces choix d’auteur pour l’enfant qui garantissent son implication, ses apprentissages et sa progression, non le parcours guidé par l’adulte.
L’évaluation et le jeu sont donc peu conciliables. Même si l’activité des enfants dans le jeu peut être observée (ce qu’il se trame entre les individus, pour le groupe, les idées qui émergent, les obstacles franchis, les évolutions de chacun·e…), elle se marie difficilement avec la mesure d’acquis vérifiables et prédéterminés. Sauf à considérer que les 3 derniers-dernières de la partie seraient en échec...
Travailler pour de vrai, jouer pour de vrai
Difficile pour les professionnel·les de résister aux sirènes du jeu dans les apprentissages, particulièrement dans notre société du spectacle et de la captation d’attention à des fins commerciales… D’autant qu’en formation initiale, l’ambition de rendre plus attrayants et plus actifs les apprentissages de matière est annoncée. C’est ce qu’on y apprend et ce qu’on fait vivre aux futur·es enseignant·es. Elles-ils sont donc sur-entraîné·es à instrumentaliser le jeu, à tordre leurs activités, à innover… Mais toujours devoir en faire plus (et trop) aboutit souvent à ne plus avoir envie de simplement jouer.
D’ailleurs lors des formations continues des enseignant·es, lorsque nous jouons, force est tout de même de constater qu'ils et elles peinent à jouer pour du vrai (et pourtant, qu’est-ce qu’elles-ils y prennent plaisir !). Parce que peu entraîné·es à cette pratique dans leur cursus. Parce qu'ils-elles y recherchent sans cesse d'autres choses que ce qu’il s'y passe. Parce que, sous pression de l’évaluation et de la validation des apprentissages, du programme et des compétences, leur regard est déformé. Parce qu’elles-ils n’y trouvent que peu de sens. Or, le jeu offre de véritables moyens de connaître et comprendre les élèves et les relations tissées entre eux et elles. Il constitue donc un formidable espace de travail autour de la dynamique de groupe, pour faire face à la vie qui débarque en classe en même temps que les enfants-ados et les adultes. Il devrait être envisagé comme un outil essentiel et incontournable de la panoplie du-de la professionnel·le de l’éducation !
Il s’agit également d’assumer que la compétition n’est pas à proscrire au sein des activités ludiques. Même si la disparition de la compétition dans l’organisation de l’école, de la classe (collaborer plutôt que d’être le/la meilleur·e de la classe) est une urgence, perdre et gagner dans un jeu est un apprentissage nécessaire. Faire disparaître la compétition constante des points, des bulletins, des remises de prix d’excellence, ne veut pas dire que toute compétition n’est pas saine lorsqu’elle est passagère et qu’elle ne disqualifie pas l’enfant. Perdre, rater, échouer ne devraient être des termes scolaires que dans des moments de jeu : des instants éphémères où l’on gagne, où l’on perd sans aucune conséquence.
À vous de jouer à présent...
[1] Pour notre propos, précisons que nous écartons les pratiques sportives plus cadrées, codées, incitant à des comportements prescrits et où toute initiative non autorisée est susceptible d’être sanctionnée par l'arbitre. L'intérêt du jeu tel que nous l'entendons réside – précisément – dans ce qu'il permet de créer, tester, inventer…