
Incendies d'écoles, alertes à la bombe, menaces de mort. En septembre 2023, les réactions à un programme d’Éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle terrorisent l’enseignement francophone. Retour sur une crise qui a menacé l'État de droit.
Alors que le mois de décembre 2024 s’apprêtait à battre des records d’obscurité, la ministre de l’Éducation marchait sur des braises. En annonçant réduire la dotation des écoles qui n’organiseraient pas les animations d'éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (EVRAS), Valérie Glatigny (MR) s’exposait à un retour de flamme. Car cette mesure ravivait le souvenir de temps bien plus sombres, quand six écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) furent incendiées.
En septembre 2023, ce simple acronyme avait déclenché une véritable panique morale. Cinq lettres qui désignent deux heures d’animation d'éducation à la vie relationnelle. Deux fois deux heures plus précisément, dispensées en 6e primaire et en 4e secondaire. Le programme existait déjà, mais sa généralisation à l'ensemble des élèves et la certification des intervenant·es ont mis le feu aux poudres. Alimentée par les milieux conservateurs et complotistes, la contestation s'est transformée en attaques frontales: manifestations, tags, menaces physiques et verbales.
L’État de droit menacé
«Nous avons été surpris par l’ampleur de l’organisation du mouvement anti-Evras», se rappelle Caroline Désir (PS), ministre de l’Éducation lorsque l’affaire éclate. «Naïvement, nous ne pensions pas devoir faire face à de telles réactions. Cela fait cinquante ans que des cours d’éducation à la sexualité sont dispensés en Belgique. D'autant plus qu'il existait un contraste saisissant entre le consensus parlementaire et la contestation dans les rues.»
Alors que le Parlement de la FWB adoptait le décret le 7 septembre 2023 à la quasi-unanimité – à l'exception de trois abstentions des Engagés –, une centaine de manifestants se massaient aux abords du bâtiment. L'ancienne ministre confie avoir été escortée par la police militaire lors du vote du texte. «Je n'ai pas été personnellement menacée, mais j'ai subi plusieurs intimidations, notamment lors d'événements organisés pour déconstruire les fake news», précise-t-elle.
Après une escalade marquée par des alertes à la bombe dans différentes écoles, les incendies criminels de six établissements pousseront Caroline Désir à alerter directement le Premier ministre en fonction, Alexander De Croo (Open VLD). «Notre État de droit était menacé», insiste la socialiste, actuellement députée à la Chambre.
«Unie autour d'une même angoisse, cette coalition disparate s'est mobilisée à partir d'une vaste campagne de désinformation.»
Une opposition hétéroclite
Outre la violence des actes, c'est la diversité des opposant·es qui a surpris l'opinion belge. Pour la qualifier, l’ancienne ministre emploie pudiquement l’expression de «drôle de mélange des genres». De son côté, Romain Biesemans, docteur en science politique au Cevipol (ULB), parle de «constellation d’acteurs issus de contextes a priori hétérogènes». Derrière ces formules se cachent des associations pro-vie, des organisations s’identifiant comme laïques, catholiques et musulmanes, des collectifs de parents, des personnes issues de la mouvance complotiste et des acteurs appartenant à l’extrême droite.
Unie autour d'une même angoisse, cette coalition disparate s'est mobilisée à partir d'une vaste campagne de désinformation. Elle était orchestrée autant par des personnes réellement inquiètes pour leurs enfants que par des entrepreneurs et entrepreneuses médiatiques. Une enquête fouillée de la RTBF situe ses origines chez des «personnalités adeptes de théories pédocriminelles, d'associations de défense d'enfants et d'associations ultraconservatrices ou d'extrême droite».
Étudiant les politiques de genre et l'extrême droite, le chercheur Romain Biesemans précise: «La peur de la “perversion des enfants” a suscité une panique morale chez de nombreux parents. Il est important de redire que ceux-ci ne sont pas nécessairement d’extrême droite. L’amalgame tient au fait que les partis d’extrême droite sont les seuls partis politiques à donner une légitimité aux discours anti-Evras. Par contre, il existe un danger d'instrumentalisation des craintes par ces derniers.»
Ugo Laquièze, membre de l’atelier Genre(s) et sexualité de l’institut de sociologie de l’ULB, décrypte les affinités entre le mouvement anti-Evras et l’extrême droite: «Ces liens relèvent davantage d'une proximité symbolique: ils partagent un langage, des théories et une vision du monde.» Les angoisses sur l’éducation sexuelle fonctionnent ici comme de la «colle symbolique», selon l’expression forgée par Eszter Kováts et Maari Põim. Ce qui signifie que les manifestant·es n’étaient pas forcément d'extrême droite, mais plutôt que ces partis cherchent à capitaliser sur leurs revendications. Le chercheur évoque un «appel du pied» stratégique.
«La vitesse de propagation peut s’avérer aussi vive à s'enflammer qu'à s'essouffler. Ce qui a commencé comme un grondement contre l'EVRAS a fini par se fragmenter en soupirs individuels, éparpillés sur la toile.»
Contagion de l’espace-temps
Lancé dans la rédaction d’une thèse portant sur les effets du cyberactivisme conservateur, Ugo Laquièze souligne que les réseaux sociaux ont élargi l'espace linguistique au-delà des frontières géographiques. Avec EVRAS, ce fut notamment le cas outre-Quiévrain, où de mauvaises informations sur l’application des animations belges ont inquiété certains Français. En parallèle à cet élargissement spatial, les réseaux sociaux opèrent une accélération temporelle des échanges. Toutefois, le chercheur nous rassure sur un point: la vitesse de propagation peut s’avérer aussi vive à s'enflammer qu'à s'essouffler. Ce qui a commencé comme un grondement contre l'EVRAS a fini par se fragmenter en soupirs individuels, éparpillés sur la toile.
Ugo Laquièze émet l’hypothèse encore trop contemporaine que la campagne anti-Evras aurait pu s’appuyer sur la polarisation du débat public autour du wokisme, importée des États-Unis: «Analyser le débat belge sans tenir compte de l’actualité internationale, c’est passer à côté de quelque chose d’essentiel, à la fois en termes d’inspirations et d’objectifs.»
Le chercheur cite ainsi plusieurs mouvements similaires et contemporains à l'affaire EVRAS. Aux Pays-Bas, en mars 2023, la contestation s'est cristallisée autour d'une journée d'éducation à la vie relationnelle et sexuelle destinée aux écoles primaires. Au même moment, le Canada était également touché par une vague conservatrice. Le mouvement «1 Million March for Children» visait à retirer l'éducation sexuelle des cours dispensés dans les écoles.
«La notion de campagnes anti-genre décrit une rupture dans la modalité de contestation. Ce qui les distingue, c’est leur organisation désormais plus structurée, inspirée notamment des stratégies des ONG.»
Les campagnes anti-genre
Ces revendications, portées aux quatre coins du monde, se recoupent sous la notion de «campagnes anti-genre». Le doctorant les définit comme «un ensemble d’initiatives visant à mobiliser la population et à alerter sur certains enjeux liés au genre. Celui-ci englobe à la fois les lois relatives à l'avortement, aux personnes LGBTQIA+ et à l'éducation sexuelle». Son collègue David Paternotte, professeur en sociologie et codirecteur de la Structure de recherche interdisciplinaire sur le genre (STRIGES), contextualise: «La singularité des campagnes anti-genre vis-à-vis des mobilisations précédentes est une plus grande professionnalisation, un renouvellement générationnel et une circulation des idées à partir de réseaux transnationaux.»
Plus qu’une sécularisation des lobbys religieux actifs contre l’avortement et l’homosexualité dans les années 1980, la notion de campagnes anti-genre décrit une rupture dans la modalité de contestation. Ce qui les distingue, c’est leur organisation désormais plus structurée. Inspirées notamment des stratégies des ONG, les campagnes anti-genre comprennent la mise en place de pôles de formation, des relais dans des médias, une forte visibilité sur Internet et des compétences dans la recherche de financements. Une différence fondamentale s'observe également par la mise en réseau des acteurs, à travers des organisations internationales et des événements transnationaux, vecteurs de relais efficaces. «Ce ne sont plus les trois illuminés opposés à l’avortement de l’arrière-salle paroissiale», résume David Paternotte.
Quel avenir pour l'EVRAS ?
La majorité des personnes mobilisées contre l'EVRAS s'identifie peu à la politique institutionnelle. De l’autre côté des urnes, quand on parcourt les manifestes déposés en juin 2024 par les partis francophones, on constate que peu d'entre eux défendent une réelle opposition à l’EVRAS. Les critiques ne visent pas directement son organisation, mais bien certains enjeux abordés lors des animations. Cette absence de relai parlementaire pourrait expliquer l’étiolement progressif des contestations dans l’espace francophone belge.
Mais Ugo Laquièze met en garde: «Bien que moins médiatisées, les campagnes anti-Evras se poursuivent discrètement.» Regrettant l'inexistence d'étude sur l'application concrète de l'EVRAS, il rapporte que certains directeurs proposent aux parents de retirer leurs enfants de l’école lors de ces séances. Des kits d'outils circuleraient toujours, diffusant un argumentaire contre ces animations. Une pression dont l’un des risques vraisemblables pourrait être l’ouverture progressive des cours d'EVRAS à des acteurs alternatifs, aux approches plus conservatrices.
Observant la situation internationale, les chercheurs redoutent l'émergence d'une seconde vague de luttes anti-Evras. Le contexte étasunien est favorable à la dérégulation des réseaux sociaux, ce qui pourrait démultiplier d’éventuelles campagnes de désinformation. Leur vigilance se porte également sur certains discours émanant du Centre Jean Gol. Ils s'interrogent notamment sur la croisade menée par le laboratoire d'idées du MR contre le wokisme. Et David Paternotte de conclure: «La Belgique accuse un retard dans ces matières, mais nous allons vraisemblablement vivre des années de rattrapage.»