Quel avenir pour le numérique dans les hautes écoles?

Jeudi 10 avril 2025

Image d'un hiboux devant un ordinateur
©Alexas Fotos - Pixabay.com
Alexis Creten, Amauri Simon et Amélie Cocinas Garcia, enseignants chercheurs et enseignante chercheuse en haute école à la Ville de Liège et à la Province de Liège

Les outils numériques transforment progressivement le paysage éducatif depuis plusieurs décennies. Leur adoption s’est particulièrement accélérée durant la pandémie de Covid-19, qui a imposé une transition massive vers l’enseignement à distance. Mais ce passage contraint et rapide interroge quant à sa pérennité. Quels sont les enjeux, défis et perspectives des usages numériques, en particulier dans les hautes écoles?

Les pratiques numériques développées durant la pandémie sont-elles destinées à s’inscrire durablement ou risquent-elles de disparaître avec le retour au présentiel? Et plus généralement, où en est l’adoption des outils numériques dans les hautes écoles belges francophones? Bien qu’elles accueillent près de quatre étudiants sur dix – soit presque autant que les universités – les hautes écoles apparaissent trop souvent négligées dans les recherches scientifiques. Pourtant, elles sont différentes sur bien des points que nous devons prendre en compte si l’on souhaite comprendre ce qui s’y passe.

Contrairement aux universités, les hautes écoles accueillent une population étudiante plus restreinte et généralement moins favorisée. Elles sont souvent dispersées géographiquement et proposent des formations plus professionnalisantes. En raison de leur petite taille, elles disposent de moyens plus limités, tant sur le plan financier qu’humain. Toutes ces caractéristiques influencent à la fois les défis qui se posent à elles, mais aussi les moyens dont elles disposent pour y faire face.

«Le plan de relance européen a offert des fonds pour équiper les institutions en matériel numérique et recruter des technopédagogues.»

Politiques publiques: orienter sans contraindre

L’enseignement supérieur est pris au sein de deux logiques contradictoires. D’un côté, les établissements sont autonomes pour définir et mener à bien leurs ambitions et les équipes enseignantes bénéficient d’une large liberté pédagogique. De l’autre, l’enseignement est pris dans un contexte budgétaire tendu et n’échappe pas au New Public Management qui tend à gérer les services publics comme des entreprises privées dans un objectif d’efficacité économique.

Concrètement, les politiques publiques incluent ces logiques en proposant des incitants et des contraintes indirectes. Par exemple, le plan de relance européen a offert des fonds pour équiper les institutions en matériel numérique et recruter des technopédagogues. Cependant, l’obsolescence rapide des équipements et l’incertitude quant au maintien des postes créés limitent leurs effets à long terme.

Du côté de la Fédération Wallonie-Bruxelles, le décret Paysage impose l’usage d’une plateforme en ligne pour donner accès aux supports de cours, la réforme de la formation initiale accroit la place du numérique dans la formation des futurs enseignant·es de l’obligatoire (et donc au sein des hautes écoles qui les forment) et la formation du CAPAES  à destination des enseignant·es favorise le développement de compétences facilitant l’intégration du numérique, encourageant ainsi l'emploi du numérique en haute école.

Le rôle des institutions: entre soutien et contraintes

Les hautes écoles adoptent des approches variées concernant le numérique. Certaines favorisent l’innovation en offrant des formations et en mettant en place des cellules technopédagogiques, tandis que d’autres peinent à fournir un accompagnement adéquat. Cette disparité s’explique par des différences de moyens mais aussi par des choix stratégiques qui découlent tant de priorités que de visions divergentes du numérique.

Parmi ces visions, nous en relevons trois qui encouragent l’usage du numérique: l’adaptation à la société numérique, afin de préparer les étudiant·es aux réalités du monde numérique ainsi qu’au futur milieu professionnel; la compétitivité, pour attirer davantage d’étudiant·es en positionnant l’établissement comme étant à la pointe; la solution aux contraintes, qui permet de résoudre des problèmes institutionnels tels que le manque de locaux par des formats hybrides ou comodaux ou le morcellement géographique des institutions.

Les politiques institutionnelles varient de ce fait grandement d’un établissement à l’autre, allant de l’interdiction de l’enseignement en distanciel à son imposition dans une certaine proportion. Notons que ces positionnements peuvent varier selon les départements d’un même établissement. En effet, la structure décentralisée des hautes écoles donne beaucoup de poids aux directions départementales qui peuvent appliquer différemment les politiques, au risque de menacer leur cohérence.

Le mythe des digital natives

Les enseignant·es conçoivent leurs dispositifs pédagogiques en fonction des caractéristiques, réelles ou supposées, de leurs étudiant·es. Beaucoup estiment que les cours magistraux ne correspondent plus aux attentes, mais les avis divergent sur la manière de répondre à cette évolution. Certains considèrent que les jeunes, surexposés aux écrans, bénéficieraient davantage d’une pédagogie favorisant les interactions en présentiel. D’autres pensent qu’un retour en arrière est impossible et que le numérique doit être intégré, tant pour fragmenter les contenus et capter l’attention que pour rendre les cours plus ludiques. Cependant, la plupart des enseignant·es s’accordent à dire que les cours à distance fonctionnent mal avec des jeunes adultes manquant d’autonomie et conviennent plutôt à un public adulte en reprise d’études.

La fracture numérique, elle, reste un obstacle majeur. La pandémie a révélé que certain·es étudiant·es devaient rédiger leurs travaux sur leur smartphone ou suivre des cours en ligne dans des conditions précaires, faute d’équipement ou de connexion adéquate. En matière de compétences, bien que les jeunes générations soient souvent perçues comme digital natives et maîtrisant les nouvelles technologies, de nombreux jeunes éprouvent en réalité des difficultés à les utiliser dans le cadre de leurs études.

«Les compétences techniques ne suffisent pas: intégrer le numérique dans l’enseignement nécessite également des aptitudes pédagogiques.»

Entre fracture numérique et émulation du corps enseignant

Comme les étudiant·es, les enseignant·es font face à la fracture numérique, dont le confinement a révélé toute l’étendue. Cette fracture touche tant l’équipement – absence d’ordinateur personnel – que les compétences. Ainsi, si certains profs explorent des outils avancés comme l’intelligence artificielle, d’autres éprouvent des difficultés avec des logiciels de base.

Mais les compétences techniques ne suffisent pas: intégrer le numérique dans l’enseignement nécessite également des aptitudes pédagogiques. Or, les enseignant·es sont recruté·es pour leurs compétences professionnelles et peuvent manquer de bagage pédagogique nécessaire à une bonne intégration du numérique éducatif.
Ces difficultés sont exacerbées par la multiplicité et l’évolution rapide des outils, mais aussi par un accroissement de la charge administrative et par l’absence de stratégie de formation professionnelle dont toute la responsabilité revient aux enseignant·es.

Nous relevons également des attitudes très variables envers le numérique. Si certains enseignant·es l’adoptent par intérêt personnel ou pour préparer les étudiant·es à leur avenir professionnel, d’autres s’y opposent, craignant une transformation de leur rôle ou une surveillance institutionnelle. Cependant, nous constatons que les dynamiques communautaires telles que l’émulation entre pairs et le partage de pratiques jouent un rôle prépondérant dans le changement d’attitude, en facilitant une adoption progressive et concrète des outils numériques.

Des risques et des bénéfices

Le numérique est à double tranchant. Parmi ses qualités, il offre une flexibilité qui abolit les limites temporelles et spatiales, simplifie la gestion des supports pédagogiques et facilite l’accès aux ressources, même pour des besoins spécifiques. Il favorise également l’autonomie des étudiant·es, leur permettant d’apprendre à leur rythme et de s’autoévaluer grâce à des exercices interactifs, tout en libérant l’enseignant·e de certaines tâches, telles que la correction, pour se concentrer sur ce qui est jugé important, comme le traitement de l’erreur. Il enrichit aussi les interactions pédagogiques, notamment dans les grands groupes, grâce à des outils comme les sondages ou les salles collaboratives virtuelles.

Néanmoins, son usage soulève plusieurs risques. La multiplication des plateformes peut désorienter étudiant·es et enseignant·es, et son usage brouille souvent les frontières entre vie privée et académique. Certains redoutent également que le numérique creuse les inégalités d’engagement, d’accès et de réussite. Enfin, les relations humaines, centrales à l’enseignement, sont parfois perçues comme affaiblies par la réduction des interactions directes.

La pandémie, un laboratoire à ciel ouvert

La pandémie a eu un effet assez ambivalent. D’un côté, elle a fait office de catalyseur en obligeant les enseignant·es à expérimenter de nouveaux outils et formats pédagogiques tout en développant leurs compétences. De l’autre, un grand nombre ont vécu douloureusement cette période, conduisant à un rejet du numérique.

À mesure que nous nous en éloignons et que ses effets se dissipent, nous pouvons tirer des leçons de cette expérience. Le vécu a d’abord varié selon le degré de préparation des enseignant·es, en particulier de leurs compétences technopédagogiques et de la préexistence de dispositifs de cours incluant l’outil numérique. Ensuite, la préparation des institutions et leurs capacités à soutenir techniquement et émotionnellement leur équipe éducative. Enfin, la mise en place de dispositifs tirant véritablement profit des possibilités du numérique a conduit à une meilleure expérience, alors qu’une inadaptation au format a mené à un sentiment de perte de qualité, par exemple lorsque l’enseignant·e transposait simplement son cours du présentiel au distanciel.

Quelle place pour le numérique en haute école?

Chaque situation est spécifique et aucune règle ne permet de définir a priori l’usage optimal du numérique de façon générale. Il revient à chacun et chacune d’analyser le moyen le plus adapté d’atteindre ses objectifs au regard du contexte spécifique de cours et des moyens à sa disposition. Comme le résume une enseignante: «Pourquoi je le fais? Pour qui je le fais? Qu'est-ce que je veux que la personne sache faire à la fin? Et que me permet l'outil? Et si ça matche, alors ça veut dire que l'outil te permet de le faire.»

Néanmoins, plusieurs éléments permettraient d’améliorer l’intégration du numérique lorsque son usage est pertinent. Il s’agirait d’abord de développer une stratégie globale et cohérente. En effet, les initiatives actuelles, souvent isolées, doivent être intégrées dans une vision d’ensemble, adaptée aux spécificités des hautes écoles. Ensuite, le renforcement des compétences des enseignant·es et étudiant·es ainsi que du soutien institutionnel est nécessaire pour éviter la détérioration de l’apprentissage et le creusement des écarts entre étudiant·es. La formation continue des enseignant·es doit aussi faire l’objet de réflexions. L’inclusion passe également par l’accès aux ressources et aux équipements. Plutôt que des logiciels propriétaires (et onéreux), des solutions libres tels Moodle offrent un accès à toutes et tous par leur gratuité et une gouvernance plus transparentes.

Évaluer les outils et les pratiques

Chaque innovation doit être analysée selon ses apports pédagogiques réels. Les technologies ne doivent pas être adoptées pour elles-mêmes mais pour répondre à des besoins clairement identifiés, avec parcimonie pour éviter les risques sur la santé physique, mentale et sociale d’une surexposition au numérique.

Et si le numérique prépare les étudiant·es au marché du travail, il doit aussi leur permettre de développer une pensée critique et des compétences citoyennes, souvent oubliées dans la course à la technologie. Nul doute cependant que les transformations provoquées par le numérique – et l’intelligence artificielle – n’en sont qu’à leur début. Pour y faire face et en tirer parti, l’enseignement devra se renouveler sans perdre de vue ses idéaux d’émancipation et de contribution à la société de demain.

 

Technopédagogue, un nouveau métier

La numérisation de l’enseignement a fait apparaître une nouvelle figure parmi les acteurs pédagogiques: celle des technopédagogues. Véritablement mis en lumière par la pandémie de Covid-19, ces derniers s’occupent principalement de l’implémentation des outils technologiques et numériques au sein de l’enseignement.
En Fédération Wallonie-Bruxelles, les technopédagogues poursuivent trois objectifs principaux: l’amélioration des pratiques enseignantes dans le but de favoriser la réussite étudiante, la promotion de nouveaux outils numériques en mettant notamment en évidence leurs plus-values, et l’harmonisation de l’offre technopédagogique proposée par leur institution.
Pour atteindre ces objectifs, ces spécialistes proposent aux enseignant·es de les accompagner dans l’élaboration de leurs cours, organisent des formations techniques et/ou pédagogiques, et sensibilisent leurs collègues aux nouveautés technologiques. Enfin, les technopédagogues prônent une utilisation réfléchie des outils numériques et le respect de la liberté pédagogique des enseignant·es.

 

Couverture de la revue Eduquer 193

Avr 2025

éduquer

193

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