Entretiens croisés: Pour une approche plurielle de la réinsertion
Lundi 1 avril 2024
La récidive concernerait plus d'une personne sortant de prison sur deux. Comment lutter contre ce cycle? Quelle est la place de l’éducation dans le processus de réinsertion? Stéphanie Yala et Alain Grosjean, responsables d'associations spécialisées dans les parcours de réinsertion, apportent leurs réponses à ces questions.
Il y a deux facettes à la problématique de l’éducation. D’une part elle est un droit, inscrit dans le 24e article de la Constitution belge. Droit inconditionnel, héritage de l’humanisme des Lumières, l’éducation doit pouvoir s’exercer dans les prisons, les contraintes de ces dernières ne pouvant excéder la restriction de la liberté de mouvement. D’autre part, il existe une dimension utilitariste de l’éducation, pensée comme une condition à la réhabilitation. Une exigence se pose alors: comment ne pas réduire l’enseignement à un outil de rédemption, mais en faire un vecteur d’émancipation? Plutôt que d’interroger l’aspect normatif de l’éducation en prison, nous avons opté pour l’inversion de la question: peut-on se réinsérer sans éducation? C’est à partir de ces interrogations que nous avons rencontré des associations en première ligne de l’accompagnement des personnes libérées.
Sans accompagnement, c’est la récidive assurée
L'association Transit'Insert, fondée par Stéphanie Yala, s'engage à soutenir les personnes détenues dans leur projet de réinsertion, à faciliter leur accès à de nouvelles opportunités d’intégration sociale et à sensibiliser le grand public. Elle développe une approche holistique de la réhabilitation, dans laquelle la formation joue un rôle essentiel. De son côté, l'association Plate-Forme Sortants de Prison, présidée par Alain Grosjean, propose aux personnes libérées un accompagnement multidimensionnel. Deux échanges qui insistent, chacun à leur manière, sur l’importance de la dignité humaine dans le parcours de réinsertion.
«La personne libérée reçoit ses bagages, la porte s’ouvre et elle se retrouve dehors. Elle est alors confrontée à deux alternatives: soit une association lui tend la main, soit elle se rend chez des proches, qu’on espère recommandables. Sans cela, elle se retrouve seule, livrée à elle-même, c’est la débrouille. Le risque de récidive, de retrouver d’anciens comparses peut la faire replonger dans la boucle. La prise en charge s’arrête à la porte du pénitencier. Les associations ne peuvent accompagner tout le monde, la liste d’attente s’allonge.» Alain Grosjean décrit ainsi cet instant qui suit la libération de la personne détenue quand, après avoir été écrouée, elle se retrouve condamnée à être libre.
Le poids de sa liberté repose majoritairement sur le capital social de la personne libérée, un fait que nous confirme la criminologue de formation Stéphanie Yala, en précisant le rôle que peut prendre le tissu social dans cette resocialisation: «La manière dont une personne se réinsère après la prison dépendra de son environnement post-carcéral et de ses ressources, mais également de ses objectifs et de ses perspectives d’évolution. Tous désirent retrouver une stabilité après la prison, c’est une motivation principale. Chaque contexte étant différent, à la sortie de prison, certains seront confrontés à des urgences dont la volonté de résolution deviendra source de motivation. Apporter des solutions à ces urgences peut être un levier de motivation à s’impliquer dans le processus de réinsertion.»
La directrice de Transit’Insert conceptualise le défi de la réinsertion par la règle des 2i: Intégration + Inclusion = Réinsertion (2i=R): «Pour qu’il y ait réinsertion, la personne doit avoir les compétences nécessaires pour engager une dynamique d’intégration sociale, mais la société doit aussi offrir des opportunités d'inclusion. Sans ces deux conditions, la réinsertion est impossible.»
La double peine
Cette dialectique entre intégration et inclusion – du ressortissant vers la société, de la société vers l’ancienne personne détenue – met en épingle le problème de la double peine que peuvent rencontrer certaines personnes détenues à leur sortie. La double peine est définie par Stéphanie Yala comme «une nouvelle sanction imposée par la société avec l’étiquette de “délinquant” apposée sur la personne qui sort de prison. Chaque interaction sociale devient une épreuve. Rechercher un emploi peut s'avérer difficile dès lors que les antécédents judiciaires sont révélés. Les démarches administratives sont également compliquées, la personne étant souvent stigmatisée et traitée différemment. La double peine est exacerbée par le regard que peuvent porter sur eux-mêmes ces individus. Certains anticipent les réactions négatives qu'ils pourraient rencontrer en société, ce qui les pousse à éviter certaines situations ou à adopter une posture défensive. La question de la double peine vient se heurter à la notion de récidive. En raison d'antécédents judiciaires, la sanction est plus sévère.»
Après le paiement de sa dette à la société par l’enfermement, une deuxième peine peut s’additionner, celle que la société vient implicitement imposer, par cet étiquetage social, à la personne sortant de prison. Cette réalité est un des freins à la réintégration de la personne libérée. La personne se retrouve enchaînée à son passif carcéral qui l’accompagne comme une ombre sur son parcours de réhabilitation. Comme l’explique la criminologue, l’enjeu de la réinsertion est double: il concerne l’accueil par la société de la personne libérée ainsi que sa propre émancipation de l’expérience carcérale. Celle-ci peut s’insinuer dans les dispositions à agir de la personne incarcérée et pèse sur sa sociabilité comme un boulet psychique. Le concept de prisonniérisation aide à concevoir le poids de cet antécédent.
Sortir de la prisonniérisation
La fondatrice de Transit'Insert mobilise le terme de prisonniérisation utilisé en criminologie pour décrire « l'impact de la prison sur la personne qui s'y trouve. La prison est un environnement strict, total et clos, ce qui induit une forme de socialisation différente, un code de conduite informel entre les détenus. La personne est conditionnée par cet environnement où elle perd une part de son autonomie. » L’état déplorable des prisons maintes fois dénoncé par le Comité anti-torture du Conseil de l’Europe durcit la métabolisation de l’expérience carcérale.
Après de nombreuses années d'expérience dans le domaine carcéral et par ailleurs membre de la Commission de surveillance de la prison de Lantin, Alain Grosjean confirme: «Les prisons montrent des signes de vieillissement, tant au niveau de leurs infrastructures que du personnel insuffisant. Les conditions de détention sont tellement mauvaises – surpopulation, manque de personnel, moyens dérisoires – qu’elles empêchent une réelle reconstruction. Cette stagnation et cette détérioration se manifestent à travers diverses actions de grève, comme celle récemment observée à la prison de Mons, marquée par d'importants mouvements syndicaux. Ces tensions sociales mettent en lumière l'état préoccupant des prisons aujourd'hui.»
Comprendre l’impact de l’expérience de la prison sur les personnes détenues est essentiel pour concevoir une potentielle réhabilitation, tant la prison déstructure la socialité du détenu. Il s’agit dès lors de penser la personne détenue et les effets de son emprisonnement dans leur complexité multifactorielle, en prenant en compte différentes composantes pour la réinsérer.
Des approches pluridisciplinaires
L’association Transit'Insert vise à réhabiliter la personne détenue en l’appréhendant dans sa complexité. Réinsérer peut également s’entendre dans sa dimension spatiale, comme la réinscription de la personne dans l’espace social, à l’intérieur d’une perspective, qui est à tracer à partir de son ancrage individuel. Sa directrice utilise le terme d’alignement pour décrire la géométrie à articuler entre le vécu, les traumas, les émotions et un point de mire. Cet équilibre se pense à partir des aspirations et des désirs qui animent les personnes détenues, pour définir ensuite les lignes du chemin d’accompagnement à parcourir.
« Un projet de réinsertion, explique Stéphanie Yala, c’est avant tout un projet de vie. Il couvre diverses composantes, adaptées à la singularité de chaque individu. Une partie de cet apprentissage consiste à prendre conscience de sa propre histoire, des événements qui l’ont façonnée, positivement ou négativement, et de leurs impacts. Les personnes doivent comprendre leur fonctionnement et les attentes de la société à leur égard, afin de progressivement s’y aligner».
À la Plate-Forme Sortants de Prison, on propose aux détenus un accompagnement, sur base volontaire pour les responsabiliser, afin d’ouvrir un horizon après la sortie de prison. «Pour répondre aux différents besoins des détenus, l’accompagnement est pluridisciplinaire, en collaboration avec d’autres associations spécialisées dans différents domaines. Le travail s'engage pendant l’incarcération, nous rencontrons les détenus qui le souhaitent directement dans l’enceinte de la prison, entre dix mois et deux ans avant la sortie. Nous essayons d’établir une relation de confiance avec le détenu, de comprendre son parcours et ses désirs. On affine progressivement son projet et l’association l’accompagne dans ses démarches.» Ces deux associations partagent la conviction que la réinsertion doit débuter à l'intérieur même de la prison, faute de quoi le risque de récidive est élevé. En Belgique, 50 à 60 % des personnes libérées retourneraient en prison.
«La réinsertion est un processus complexe qui englobe plusieurs aspects essentiels. Elle comprend notamment le logement, les moyens de subsistance et la formation.»
Eviter la récidive
L’éducation peut constituer l’une des voies de sortie pour éviter le tunnel de la récidive, même si, comme nous l’explique Alain Grosjean, elle doit se penser en relation avec d’autres composantes tout autant structurantes: «Suivre une formation est particulièrement valorisant, car elle ouvre des portes qui étaient auparavant fermées. Elle permet à l'individu de se réintégrer socialement en renouant avec les autres. La réinsertion est un processus complexe qui englobe plusieurs aspects essentiels. Elle comprend notamment le logement, les moyens de subsistance et la formation. Nous avons constaté des situations où, malgré la disponibilité d'un logement, la réhabilitation échouait parce que les autres dimensions n'avaient pas été suffisamment prises en compte. Les repères sociaux étaient souvent négligés, les opportunités de formation et d'emploi n'étaient pas accessibles, ce qui poussait certains individus vers des solutions illicites.»
Pour bifurquer de cette trajectoire, Stéphanie Yala insiste sur la nécessité d’une formation qu’elle invite à percevoir comme une chorégraphie à écrire avec l’apprenant·e: «L'éducation est une clé essentielle pour atteindre une réinsertion exempte de récidive. Notre accompagnement est comme une danse, où l'on apprend à observer et à comprendre l'autre et soi-même. Cela ressemble à l’apprentissage de nouveaux pas, d’un nouveau rythme. Lorsqu’une harmonie s'installe entre l’accompagnateur et le bénéficiaire, la personne s'investit et commence à réellement avancer. Ce changement de comportement témoigne d'une véritable transformation de trajectoire de vie, rendue possible grâce à l'éducation.»
Cette valse à mettre en place entre les formateurs ou les formatrices et les personnes détenues doit pouvoir être structurellement réalisable. Les estimations de récidives peuvent s’éclairer avec la réalité de l’accès à l’enseignement dans l’univers carcéral où, en 2019, Laura Gelders recensait 6 à 8% de participant·es inscrit·es à une formation professionnelle qualifiante1
. Bien qu’elles ne constituent pas l’ensemble de l’éventail proposé aux personnes incarcérées, ce chiffre interroge sur la réalité de l’offre en milieu carcéral. Stéphanie Yala mentionne un «décalage entre les besoins des détenus en matière d'éducation et les ressources disponibles, alors que cette démarche est une façon d'utiliser plus efficacement le temps passé en détention».
De plus, explique Alain Grosjean, assurer de bonnes conditions pour l’exercice de la formation dans l’univers carcéral pourrait avoir des conséquences sur les jauges des prisons belges: «L'éducation joue un rôle crucial dans la prévention de la récidive et, par extension, dans la réduction de la surpopulation carcérale. Précisons que cette dernière est également due à des facteurs juridiques: certaines personnes incarcérées n'ont en effet rien à faire en prison. Il y a trop de monde en détention préventive, ce qui devrait inciter à envisager des alternatives à l'emprisonnement.»
Eduquer à la prison
Pourquoi un tel décalage entre les demandes et les offres de formation? Alain Grosjean soulève le manque de courage du monde politique, qui n’est selon lui que le buvard de l’opinion populaire: «La volonté politique ne va pas dans le bon sens au niveau de l’insertion, pour donner aux détenus la possibilité de se reconstruire pendant leur incarcération. La politique est régie par une logique sécuritaire et punitive, plutôt que par une logique de réinsertion dotée de moyens permettant une réelle reconstruction des détenus.» En ajoutant que l’éducation dans les prisons passe également par l’éducation à la prison pour le grand public, afin d’impulser de nouvelles politiques carcérales: «La politique suit les courbes de l’opinion publique et cette dernière se forme à partir des événements qui traversent la société. La dimension sécuritaire est réclamée par les citoyens, surtout lors de faits divers et d’attentats. Nous nous focalisons sur le sécuritaire au détriment de la reconstruction, ce qui occulte la possibilité d’œuvrer à une vision générale pensée sur le long terme.»