Encourager l’empathie par le Jeu des Trois Figures
Lundi 13 mai 2024
L’empathie est aujourd’hui au cœur de nombreux débats, à commencer par la place à lui donner dans le cadre scolaire. Le ministère de l’Éducation nationale français a même évoqué la mise en place de «cours d’empathie». Mais que faut-il entendre par cette expression? Quelle place l’empathie peut-elle jouer dans la lutte contre le harcèlement et la violence? Et comment l’encourager? Car il s’agit moins «d’enseigner» l’empathie que de permettre aux enfants de la développer à travers une dynamique de groupe qui invite chacun à s’exprimer dans le respect mutuel et la curiosité d’autrui.
Une confusion est parfois faite entre l’empathie et les compétences psychosociales. Pourtant, les deux sont différentes. L’empathie est une construction mentale faisant intervenir de nombreuses aptitudes qui apparaissent au cours de la croissance de l’enfant. Les compétences psychosociales, elles, résultent de l’adaptation des compétences empathiques aux attentes et aux particularités d’un environnement. Elles sont en quelque sorte la façon dont les aptitudes empathiques sont mises au service de la socialisation dans une culture donnée.
Empathie et/ou compétences psychosociales?
Il est aujourd’hui admis que l’empathie associe quatre composantes qui s’acquièrent progressivement. L’empathie émotionnelle se développe dès les premiers mois de la vie et permet de comprendre valablement les états émotionnels des autres et les siens propres. Le souci de l’autre, qui commence à se manifester dès 2 ans, incite à se préoccuper de la détresse et des besoins d’autrui. L’empathie cognitive, qui se développe à partir de 3-4 ans, permet de comprendre que l’autre a une vie mentale différente de la mienne et de prendre en compte ses paramètres à la fois culturels et individuels. Dans la mesure où elle est uniquement cognitive, c’est-à-dire dénuée de tout intérêt émotionnel pour autrui, elle peut être mise au service de la manipulation1
. Enfin, le contrôle des émotions permet d’orienter ces compétences selon des objectifs précis, et notamment de s’imaginer émotionnellement à la place de l’autre2
. Ce processus pourrait difficilement apparaître avant l’âge de 8-9 ans3
et nécessiterait tout particulièrement d’être encouragé par l’environnement.
Ces quatre composantes interviennent également dans ce qu’on appelle « l’auto-empathie ». L'empathie émotionnelle pour soi consiste à percevoir ses propres émotions sans se tromper. L'empathie cognitive pour soi permet de les rapporter à leurs véritables causes sans se les cacher. Le souci de soi consiste à veiller à sa santé et à son bien-être. Et le contrôle des émotions permet d'accepter une multiplicité de points de vue à l'intérieur de soi.
Toutes ces composantes de l’empathie sont évidemment en interaction permanente les unes avec les autres et s’influencent mutuellement. Par exemple, plus nous nous cachons la multiplicité des points de vue à l'intérieur de nous pour n’en privilégier qu’un seul, plus nous nous écartons de la possibilité d'échanger avec des personnes ayant un point de vue différent du nôtre.
«L’introduction de la réciprocité dans l’empathie constitue une puissante motivation en faveur de la justice. Il s’agit d’une capacité qui doit être stimulée et encouragée pour s’installer de façon durable.»
Le schéma du bateau
Les compétences psychosociales se construisent sur la base de l’empathie. Elles correspondent à la façon dont les compétences empathiques acquises au cours du développement sont mises à contribution dans la vie sociale en lien avec les règles qui structurent chaque groupe humain. C’est ainsi que certaines compétences empathiques peuvent être écartées de la construction des compétences psychosociales tandis que d’autres, comme l’empathie cognitive, peuvent recevoir un encouragement considérable.
C’est cette complexité que j’ai tenté de figurer en 2013 dans ce que j’ai appelé le «schéma du bateau»4
. La quille, qui est un point commun à tous les navires, représente la construction des compétences empathiques dans les relations avec autrui et avec soi-même. Au-dessus de la quille se trouvent les cabines où les passagers se rencontrent. Elles correspondent à la façon dont l’empathie est mise au service des compétences psychosociales. Dans une société à visée humaniste comme la nôtre, il s’agit d’accepter l’idée que l’autre puisse lui aussi se mettre à ma place, qu’il ressente ce que je ressens et qu’il comprenne ce que je pense5
. L’introduction de la réciprocité dans l’empathie constitue une puissante motivation en faveur de la justice6
. Là encore, il s’agit d’une capacité qui doit être stimulée et encouragée pour s’installer de façon durable.
Enfin, la cheminée indique que l’empathie est une force qui pousse au lien, c’est-à-dire à la relation intersubjective. Il ne s’agit plus seulement de s’identifier à l’autre, ni même de reconnaître à l’autre la capacité de s’identifier à soi en acceptant de lui ouvrir ses territoires intérieurs, mais de se découvrir, à travers lui, différent de ce que l’on croyait être et de se laisser transformer par cette découverte.
Le Jeu des Trois Figures, tout au long de la scolarité
En 2006, j’ai imaginé le Jeu des Trois Figures (J3F)7 avec un triple objectif: contribuer à un climat scolaire serein, lutter contre la violence et le harcèlement, et favoriser une approche innovante de la transmission des savoirs.
Depuis cette date, la nécessité de faire bénéficier tous les élèves d’une éducation à l’empathie s’est imposée. En 2023, la direction générale de l’enseignement scolaire (Dgesco) a produit un «kit d’empathie» largement diffusé dans toutes les écoles de France. Il ne nécessite aucune formation particulière et n’a jamais été validé.
En revanche, il existe trois programmes dont l’efficacité sur les compétences empathiques est reconnue et qui sont recommandés par l’Éducation nationale. Le premier est la méthode Fri For Mobberi utilisée au Danemark depuis une vingtaine d’années. Le second consiste dans les ateliers philo dont il existe de très nombreuses variantes. Enfin, le troisième programme est le J3F. Il a été développé d’abord dans le premier cycle [en maternelle, NDLR], puis étendu aux deuxième et troisième cycles [en primaire, NDLR] et depuis quelques années aux collèges [années 1 à 3 du secondaire, NDLR] et aux lycées [années 4 à 6 du secondaire, NDLR] sous l’intitulé Ateliers des Trois Figures. Les protocoles sont évidemment différents selon les cycles concernés. Pour ce qui concerne le cycle 1 et le cycle 3, il a fait l’objet d’une validation universitaire8
.
«Le Jeu des Trois Figures renforce les compétences langagières, développe l’expression de chacun dans le respect mutuel, favorise le contrôle des émotions et développe une culture commune qui contribue à un climat scolaire serein.»
Un jeu inspiré de l’activité théâtrale
En pratique, il s’agit d’une méthode inspirée du jeu théâtral, centrée sur les figures de l’agresseur, de la victime et du tiers, celui-ci pouvant être simple témoin, redresseur de tort ou sauveteur. Dans les cycles 1, 2 et 3, les enfants construisent ensemble une histoire sous la direction de l’enseignant·e, puis ceux qui le souhaitent la jouent en assumant successivement tous les rôles. Enfin, ils sont invités à parler de ce qu’ils ont compris et éprouvé.
Dans les collèges, le protocole est un peu différent car l’histoire est proposée aux élèves sous la forme de dialogues. Ils doivent ensuite y ajouter les actions et les émotions qui leur semblent correspondre, et trouver une fin qui ne malmène ou n’humilie aucun des personnages. Dans les lycées, le protocole utilise de courts extraits de pièces de théâtre. Le jeu théâtral y garde une place importante et les discussions organisées autour de ce que les enfants éprouvent et comprennent l’apparentent aussi aux ateliers philo.
Il a été montré par de nombreux retours de terrain recueillis depuis 2006 que le J3F renforce les compétences langagières, développe l’expression de chacun dans le respect mutuel, favorise le contrôle des émotions et développe une culture commune qui contribue à un climat scolaire serein9
. En effet, les activités collaboratives entre élèves leur permettent d’apprendre à se connaître et à s’apprécier. Mais en plus, le jeu théâtral et l’obligation faite aux volontaires qui se proposent d’endosser successivement tous les rôles stimule chez eux la capacité de se mettre émotionnellement à la place d’autrui, ce qui joue un rôle capital dans la construction d’une empathie complète.
Précisons enfin que la diffusion et la transmission du J3F est basée sur le principe de la formation de personnels ayant statut de formateurs et formatrices dans le cadre de l’Éducation nationale. L’objectif est qu’ils forment chaque année, dans chaque académie, les enseignant·es intéressé·es par cette activité, de telle façon que l’association qui porte actuellement les formations puisse disparaître et laisser l’Éducation nationale seule à la manœuvre pour diffuser et superviser l’activité Trois Figures.
Apprendre à enseigner autrement
Les inquiétudes des enseignant·es qui hésitent à changer leurs habitudes pour développer des pratiques pédagogiques innovantes sont partiellement justifiées. Le J3F pratiqué chaque semaine permet de réaliser cette transition de façon douce, de telle façon que les enseignant·es les plus réfractaires à changer leurs habitudes découvrent la possibilité de fonctionner de manière moins fatigante et surtout avec plus de plaisir en laissant les enfants s’autoorganiser.
Si le J3F profite largement aux enfants, il est aussi très utile aux enseignant·es qui, grâce à lui, se rendent attentifs aux effets de groupe et découvrent que les enfants mettent en place entre eux des processus de régulation. Cela leur permet souvent d’envisager leur gestion de classe différemment, en laissant plus de place aux activités collectives et au tutorat entre élèves.
Enfin, pour les établissements qui le mettent en place, le J3F est un levier pour créer un climat de classe apaisé et lutter contre le harcèlement. Il répond aux exigences d’une école inclusive, il permet le développement d’un enseignement attentif aux effets des pratiques pédagogiques et il lutte en profondeur contre les risques de harcèlement scolaire.
- 1TISSERON S. Empathie et manipulations, les pièges de la compassion, Albin Michel, 2017.
- 2HOFFMAN M. Empathie et développement moral, les émotions morales et la justice, Presses Universitaires de Grenoble, 2008.
- 3WILSON B.I. et CANTOR I. «Developmental differences in empathy with a television protagonist's fear», Journal of Experimental Child Psychology, 39, 284-299, 1985.
- 4TISSERON S. Empathie et subjectivation dans les mondes numériques, Dunod, 2013.
- 5HONNETH A. La lutte pour la reconnaissance, Le Cerf, 2000.
- 6HOFFMAN M. Op. cit.
- 7https://3figures.org/
- 8En cycle 1: TISSERON S. «Prévention de la violence par le J3F», Devenir, 22 (1), 73-93, 2010. En cycle 3: KARRAY A., VASILE J., BAGNULO A. et GRILLO M. «Violence interpersonnelle et empathie. Prévention par une recherche-action en milieu scolaire», Neuropsychiatrie de l’Enfance et de l’Adolescence, 2019. https://doi.org/10.1016/j.neurenf.2019.10.003
- 9TISSERON S. L’empathie au cœur du jeu social, Albin Michel, 2010.
Le J3F et la construction de l’empathie en maternelle et primaire
La version du Jeu des Trois Figures présentée ici est celle qui est pratiquée en cycles 1, 2 et 3 [en maternelle et primaire, NDLR]. En effet, les protocoles utilisés en collèges et lycées [en secondaire, NDLR] sont différents.
- L’empathie affective est concernée par le rituel de départ, qui invite les enfants à mettre en scène des émotions simples. Il permet à chaque enfant de prendre le temps de se caler sur les émotions de ses camarades et de réaliser la place qu’elles prennent dans le jeu théâtral.
- Le souci de l’autre se trouve dans la construction du scénario, où chaque enfant doit prendre en compte le point de vue d’autrui, la fierté qu’il associe à ses idées.
- L’empathie cognitive est mobilisée au moment où les enfants sont invités à nommer les émotions éprouvées par les différents protagonistes (joie, colère, peur, tristesse ainsi que celle, plus morale, de culpabilité). De façon générale, la dénomination des intentions des différents protagonistes lors de la construction du scénario permet de mieux comprendre les états mentaux de l’autre. Cette caractéristique est renforcée par le fait que, dans le jeu proprement dit, chaque action est accompagnée de mots qui font sens.
- Le contrôle des impulsions est sollicité à chaque moment de la construction du scénario et du jeu lui-même. Le changement de perspective émotionnelle est renforcé par le fait que chaque enfant est invité à changer de point de vue au moment où il change de rôle. Le changement de perspective émotionnelle est également illustré par une autre observation. L’expérience a montré que dans le cadre du J3F, les enfants développent des stratégies de soutien les uns envers les autres. Ainsi les «souffleurs» viennent pallier les difficultés de mémorisation de leurs camarades. Et dans la classe accueillant un enfant autiste sans langage, celui-ci a pu jouer tandis qu’un autre lui prêtait sa voix.
- L’auto-empathie est renforcée par la mise en scène des situations d’agression dans lesquelles la victime ne reste jamais muette et formule sa protestation. Cette règle vise à permettre aux enfants de ne plus se laisser maltraiter sans protester. Cette aptitude participe à la construction de l’auto-empathie, autrement dit la capacité à identifier ses propres émotions et à se venir en aide à soi-même en les exprimant («Aïe! Tu me fais mal!»). N’oublions pas non plus qu’une victime dénonce plus facilement une agression auprès d’un tiers (enseignant·e, éducateur ou éducatrice, psychologue, médecin) quand elle l’a d’abord verbalisée auprès de son agresseur lui-même.
- L’empathie réciproque et les compétences psychosociales sont mises en jeu au moment où chaque enfant est invité à adopter le point de vue de l’autre en endossant son rôle, et en acceptant de laisser le rôle qu’il vient de jouer à un autre enfant. Il met ainsi en scène le fait d’accepter que l’autre prenne sa place.
Quant à l’empathie intersubjective, elle n’est pas concernée par le protocole, mais elle peut exister entre élèves qui se découvrent à travers leurs compétences partagées.