Éducation en prison: un droit encore en détention?

Lundi 1 avril 2024

Photo: Eugene Nelmin - unsplash
Timothé Fillon, secteur communication Ligue de l'Enseignement

Les trois quarts de la population incarcérée est considérée comme peu instruite. Par ailleurs, le taux de récidive est estimé à 60%. Si l’enseignement en milieu carcéral est un droit humain, il s’impose aussi comme un besoin social. Comment s’exerce-t-il réellement derrière les murs des prisons belges?

Les prisons belges sont confrontées à une équation difficilement soluble: une surpopulation carcérale croissante combinée à une pénurie de personnel pénitentiaire. Cette réalité a poussé le Conseil de l'Europe à exhorter l'État fédéral à revoir de toute urgence sa politique carcérale. Ironiquement, la prison, qui était censée être une solution, est devenue un problème en soi. Au-delà des débats juridiques – punir moins, punir mieux ou encore agrandir le parc carcéral – la question de l'éducation émerge comme un enjeu central.

De la pénitence au pénitencier

À l’échelle de l’humanité, la prison est une invention récente, étroitement liée à l’enseignement. L’institutionnalisation de ces deux structures est contemporaine et régie par des finalités qui se recoupent. Initiée par les philosophes des Lumières au XVIIIe siècle, la prison est alors présentée comme une humanisation du châtiment. La justice n’est plus exercée comme la mise en spectacle du droit du souverain à faire mourir ou laisser vivre, mais elle établit une peine à la mesure de la faute commise.
Avant ce passage de l’économie affective de la dette à l’économie morale du châtiment, la prison était essentiellement un lieu de détention réservé à l’attente d’un jugement, qui se concluait majoritairement par des contraintes physiques ou financières1 . Cette nouvelle punition s’exerçant par la privation de liberté est pensée comme intrinsèquement éducative: le sujet opérant son salut moral pendant la durée de son enfermement. L’individualisation de la peine et la logique de la rédemption morale par l’internement semblent directement émaner du christianisme, comme l’indiquait le philosophe Paul Ricœur dans son texte Le droit de punir: «Toutes les tendances actuelles de la pénalité, en apparence antireligieuses, sont peut-être un moyen de redécouvrir un autre sens de la pénitence et de la punition.»

«L’éducation n’est pas la compétence de l’administration pénitentiaire. Certaines compétences ont été communautarisées et sont prises en charge par des acteurs externes.»

Le droit à l’éducation

L’appréhension de la prison comme intrinsèquement éducative n’est plus formulée explicitement, mais elle continue d’habiter le rapport qu’entretient la société avec elle. Votée en 2005, la loi Dupont confère un statut juridique aux personnes incarcérées. En dehors des limitations directement liées à leur privation de liberté, la continuité des droits civils, sociaux, économiques, politiques et culturels doit être garantie à l’intérieur des prisons. La loi stipule notamment que «le détenu bénéficie d’un accès aussi large que possible à l’ensemble des activités de formation» en vertu de l’Article 24 de la Constitution belge, énonçant que «chacun a droit à l’enseignement dans le respect des libertés et droits fondamentaux».
Dans l’enceinte des prisons, l’administration de l’enseignement est organisée par plusieurs niveaux de pouvoir, distincts du SPF Justice, comme nous l’indique Olivia Nederlandt, professeure de droit pénal à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles: «L’éducation n’est pas la compétence de l’administration pénitentiaire. Certaines compétences ont été communautarisées, elles ne dépendent plus de l’administration pénitentiaire mais sont prises en charge par des acteurs externes.»
En 2014, avec la mise en application de la sixième réforme de l’État, la compétence de l’aide sociale aux justiciables, qui comprend une partie de l’éducation, a été transférée des régions vers les communautés. L’aide aux justiciables englobe «toute aide de nature non financière destinée à permettre au justiciable de préserver, d’améliorer ou de restaurer ses conditions de vie, sur le plan familial, social, économique, professionnel, politique ou culturel». Les formations ne sont donc pas organisées par l’administration pénitentiaire, mais bien par les régions et les communautés. «Cela a des effets positifs dans l’indépendance du contenu proposé aux personnes détenues, explique Olivia Nederlandt, néanmoins, pour pouvoir dispenser leurs activités, elles se retrouvent tributaires de l’organisation carcérale.»

Quelles formations en prison?

Ce découpage institutionnel déplace l’organisation de l’enseignement en prison à différentes échelles de pouvoir, elles-mêmes reposant sur divers intervenants externes, ce qui fissure l’homogénéité de l’offre et la rend souvent dépendante de la vie associative qui entoure chaque établissement carcéral. C’est ainsi qu’un nombre important d’acteurs encadrent l’éducation en prison: l’administration pénitentiaire (équipe de direction, attaché·e en justice réparatrice, service psychosocial, régie du travail pénitentiaire, agent·es pénitentiaires) et les acteurs externes (école de promotion sociale, service d’aide aux détenus, ASBL).
En prison, le certificat d’enseignement secondaire supérieur (CESS) est accessible par courrier, en passant par l’enseignement à distance (EAD). Des formations professionnelles sont prodiguées par des écoles de promotion sociale et débouchent sur une attestation de réussite équivalente à celle que l’on obtiendrait au dehors. Des formations non qualifiantes sont également dispensées, comprenant des cours d’alphabétisation, de français langue étrangère ou encore de remise à niveau. Elles sont généralement données par des partenaires extérieurs, majoritairement des associations sans but lucratif. Un certificat de fréquentation est distribué après la formation, à valeur symbolique. L’accès aux cursus universitaires est théoriquement d’application, même s’il est difficile à mettre en place, les personnes détenues n’ayant pas le droit d’utiliser internet.

«L’administration pénitentiaire privilégie le maintien de l’ordre et la logique sécuritaire, ce qui favorise la mise en place d’une éducation sous contrôle et sous contraintes. Ce qui est instauré, décrété comme un droit, est souvent considéré comme un privilège.»

Un droit emprisonné

Autrice d’Être étudiant en prison, la sociologue Fanny Salane constate que «l’administration pénitentiaire privilégie le maintien de l’ordre et la logique sécuritaire, ce qui favorise la mise en place d’une éducation sous contrôle et sous contraintes. Il semble donc bien que ce qui est instauré, décrété comme un droit, est souvent considéré comme un privilège»2 . Le pourcentage de ces «privilégiés» inscrits à une formation qualifiante est évalué entre 6 et 8% pour l’année 20193 .
En 2015, la Concertation des associations actives en prison (CAAP) observait que pour une population carcérale moyenne alors estimée à 5795 détenus en Wallonie et à Bruxelles, seules 964 places étaient libres pour des formations générales, une disponibilité accordée à uniquement 16,6% des personnes détenues4 . Cette disproportion entre l’offre de formation et la demande peut entrainer un tri entre les personnes détenues. Car avant de passer un entretien de motivation, la personne présente un dossier constitué d’informations socioéconomiques et d’un test de niveau.

Surpopulation et manque d’effectifs

Pour expliquer cette situation, la pénologue Olivia Nederlant indique qu’«en prison, il y a des problèmes de surpopulation, de recrutement de personnel et d’absentéisme. Quand il n’y a pas assez de personnel, les activités doivent être annulées». Et dans son état des lieux interrogeant la mise en pratique de la loi Dupont, la CAAP pointe un «manque chronique d’effectifs dans les équipes du personnel pénitentiaire»5 pouvant avoisiner les «30% dans certains établissements». À côté de la pénurie de personnel, l’insuffisance d’espace dédié à l’enseignement est également une difficulté, relevée par Luc, ancien professeur en milieu carcéral, écœuré par l’inertie du monde politique: «On doit se battre pour trouver un local. Il ne peut pas y avoir d’éducation en prison sans salle de classe
Parallèlement à ce manque de structure, le travail en prison concurrence l’enseignement. L’argent sert à obtenir des produits d’entretien, d’hygiène, de la nourriture et des boissons, etc. «La prison coûte cher, poursuit Luc, il faudrait valoriser l’éducation pour que la formation rapporte autant que le travail et ainsi éviter des choix stratégiques entre les deux.» Enfin, les formations sont souvent tributaires de la taille et de la dynamique de l’institution dans laquelle elles sont données. C’est particulièrement le cas pour les femmes, qui représentent 5% de la population carcérale. «Ce pourcentage se reflète sur le terrain, témoigne Mélody Stilmant, éducatrice spécialisée en accompagnement psychoéducatif. Il existe un tabou sur l’incarcération des femmes. L’architecture des prisons est conçue pour les hommes. Les quartiers pour femmes sont excentrés, ce qui complique l’accès au travail, à l'éducation et aux soins.»

Des conditions de détention peu propices

Marion Guémas, directrice d’I.Care, une association qui contribue à l’amélioration de la prise en charge globale (médicale et psychosociale) des personnes incarcérées, nous confiait récemment: «Il existe un décalage entre la loi de principes de 2005 concernant les droits fondamentaux et son application. L’état général des prisons n’est pas bon, beaucoup de problèmes sont identifiés de longue date. Ils touchent tous les aspects du quotidien en détention.» Un constat que nous confirmait Jean-Pol Delfosse, ancien directeur des prisons de Nivelles, Mons, Namur et Marneffe:«Les conditions de détention ne sont pas propices à l’enseignement. Donner cours en prison, c’est très difficile. La vie carcérale est organisée d’une manière qui laisse peu de plages horaires. Étudier dans un endroit surpeuplé, cela relève de l’impossible. Dans une cellule, une ou deux personnes dorment au sol, à côté de toilettes sans parage.»
Des conditions qui contrastent avec la nécessité: 75 % des personnes détenues seraient très peu instruites, 30% seraient analphabètes, 45% ne détiendraient que leur CEB et 19% leur diplôme de secondaire inférieur. Seuls 4% auraient obtenu leur diplôme de fin de secondaire et 2% un diplôme de l’enseignement supérieur6 . De plus, un détenu sur trois consommerait de la drogue en détention. Marion Guémas synthétise: «On incarcère généralement les personnes les plus vulnérables, avec le plus faible niveau d’éducation, qui ont le moins d’intérêt socialement et économiquement. Les projets menés en prison ne sont accessibles que par les personnes qui comprennent le fonctionnement des prisons.» Le constat du niveau scolaire des personnes détenues invite à considérer un accès démocratique à l’éducation, en amont de l'expression criminelle de sa carence, pour enclencher la décarcération de la société. Le taux de récidive, estimé en Belgique à 60%, démontre en outre la nécessité de formation pour les personnes incarcérées.

De la punition à la prévention

Philosophe du droit, John Rawls distinguait deux types de justifications pénales qui sont restées canoniques: la perspective rétributive et la perspective utilitariste. Si la justification rétributive consiste à administrer une punition proportionnelle à la faute commise, à l’inverse, la justification utilitariste vise à réhabiliter le fautif ou la fautive dans la société. Après quatre années d’études ethnographiques de l’univers carcéral, l’anthropologue français Didier Fassin constate aujourd’hui que loin de s’exclure, ces deux justifications se recoupent dans la prison: «Il s’agit tout à la fois d’infliger un châtiment et de protéger la société.»7 Il ajoute que depuis le tournant punitif opéré dans les années 1980, ces deux logiques se contredisent dans les faits: d’une part les taux de criminalité baissent alors que l’occupation des prisons augmente, de l’autre les statistiques démontrent que l’emprisonnement à un effet néfaste sur la probabilité de récidive. L’anthropologue conclut que le pouvoir de punir s’est affranchi de ses justifications rationnelles: «Non seulement le châtiment prévaut sur la prévention, mais la sévérité s’accroît indépendamment de l’efficacité.»
L’éducation peut être la troisième voie, entre la peine de mort et la peine d’élimination sociale. Il est important de ne pas la limiter à sa dimension normative comme outil de rédemption mais d’en faire le vecteur de l’émancipation. Néanmoins, l’enseignement en prison, condition à la réhabilitation, doit se penser en relation avec d’autres composantes sociales, au risque de n’être, comme nous le confiait un membre d’une Commission de surveillance de prison, «qu’un pansement sur une jambe de bois».

 

  • 1FASSIN D. Punir. Une passion contemporaine, Seuil, 2017.
  • 2SALANE Fanny. «Les études en prison: les paradoxes de l’institution carcérale», Connexions, 2013.
  • 3GELDERS L. La formation et le travail pénitentiaire: un droit pour le détenu?, Université catholique de Louvain, 2021.
  • 4BERTRAND M. et CLINAZ S. L’offre de services faite aux personnes détenues dans les établissements pénitentiaires de Wallonie et de Bruxelles, Concertation des Associations Actives en prison, mars 2015.
  • 5CONCERTATION DES ASSOCIATIONS ACTIVES EN PRISON. La Loi de principes: quand la théorie juridique rencontre les réalités carcérales, 2022.
  • 6CONCERTATION DES ASSOCIATIONS ACTIVES EN PRISON. Offre de services faite aux personnes détenues dans les établissements pénitentiaires de Wallonie et de Bruxelles, 2013-2014.
  • 7FASSIN D. L’ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale, Seuil, 2015.

Avr 2024

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