Artistes dans l’enseignement: pour un enrichissement mutuel?

Samedi 1 février 2025

Amélie Scotta, vue d’atelier, The Moonens Foundation
Photo : ©Isabelle Scotta
Timothé Fillon, secteur communication Ligue de l'Enseignement

Souvent pour des motifs économiques, nombre d’artistes mènent une activité d’enseignement. Ont-ils une manière particulière d’enseigner, qui découlerait de leur pratique ? Et inversement, comment cette activité pédagogique influe-t-elle sur leur travail personnel? Peut-on séparer l’œuvre de l’enseignant·e et l’enseignant·e de l’œuvre?

Si la tradition du maître et de ses disciples n’est plus observable que sur les cimaises des musées, l’enseignement de l’art n’en reste pas moins une pratique actuelle pour quantité d’artistes. À travers l’histoire de l’art, de l’imitation patiente des ateliers à l’effervescence moderniste des écoles au XXe siècle, les artistes qui montrent l’exemple sont légion. Pour n’en citer que quelques-uns: Pierre Paul Rubens, Jacques-Louis David, William Morris, Gustav Klimt, Henri Matisse, Paul Klee, Wassily Kandinsky, ou plus récemment Joseph Beuys.

Dans l’histoire de l’art qui se conjugue au présent, le trait d’union entre la transmission esthétique et la transmission pédagogique s'écrit depuis plusieurs dimensions institutionnelles: en école secondaire, en académie ou encore en école supérieure des arts. Travail alimentaire pour les uns et les unes, véritable vocation pour d’autres, comment ces deux pratiques arrivent-elles à se nourrir simultanément sans s’écraser l’une l’autre?

«Aujourd’hui, les écoles d’art cherchent moins à imposer un modèle qu’à révéler le potentiel et la singularité de chaque élève. Cette évolution marque le passage d’un apprentissage technique à une approche plus conceptuelle.»

Les écoles d’art, un enseignement à l’histoire récente

«Si l’on remonte le cours de l’histoire, l’enseignement artistique prenait souvent la forme d’une imitation stricte: les élèves intégraient l’atelier d’un maître, reproduisaient son style, sans chercher à développer une sensibilité propre. Cette approche académique a prévalu jusqu’au XIXe siècle. Avec l’éclatement de l’académisme, la transmission basée sur des codes fixes a été progressivement remise en question», contextualise Denis Laoureux, docteur en histoire de l'art à l’Université libre de Bruxelles.

Cette mutation de la transmission de l’art peut s’appréhender à travers la transformation économique qui bouleverse le monde de l’art au XIXe siècle. Pendant l’académisme, un artiste plasticien était reconnu comme tel après qu’une de ses œuvres ait passé le filtre du comité de sélection d’un Salon. Cette sélection s’ordonnait autour de normes formelles.

À partir des années 1860, l’émergence des premières galeries d’art déplace le champ de la créativité du respect des normes à celui de l’innovation. À l’instar du modèle économique qui se transforme, les critères esthétiques se libéralisent: il ne s’agit plus de respecter les codes mais d’en inventer de nouveaux. L’enseignement du geste, organisé par reproduction des maîtres dans l’atelier, va progressivement céder la place aux écoles d’art, chargées de libérer la créativité de leurs élèves. «L’institutionnalisation de l’enseignement artistique apparaît comme une conséquence de la libéralisation progressive de l’économie de l’art», analyse l’historien de l’art.

Au cours du XIXe siècle, l’apprentissage s’est transformé, évoluant vers un paradigme moins prescriptif et plus ouvert. Aujourd’hui, les écoles d’art cherchent moins à imposer un modèle qu’à révéler le potentiel et la singularité de chaque élève. Cette évolution marque le passage d’un apprentissage technique à une approche plus conceptuelle, où l’art devient un espace d’exploration et d’autonomie. «Le rôle de l’enseignant s’inscrit désormais davantage dans une logique de projet: ce sont les projets qui déterminent les techniques à acquérir, et plus l’inverse», poursuit l’historien.

En offrant une indépendance économique, l’activité enseignante permet aux artistes de préserver leur intégrité créative. «Cette indépendance leur donne la liberté de poursuivre des projets plus personnels ou audacieux, loin des impératifs commerciaux. Par exemple, une artiste comme Kikie Crêvecœur, graveuse et ancienne enseignante, a pu développer une œuvre exigeante et transmettre son savoir à une nouvelle génération d’artistes, tout en bénéficiant de la sécurité financière que lui apportait son poste», explique Denis Laoureux.

«Enseigner oblige l’artiste à expliciter des idées qui lui paraissent évidentes, mais qui, une fois formulées, révèlent un travail sous-jacent essentiel. Ce processus peut enrichir ses propres travaux.»

Se nourrir et nourrir son travail

Bénéficiant également de cette indépendance, la peintre Nancy Seulen accepte de témoigner sur l’enchevêtrement de son œuvre à son activité d’enseignante dans le Centre d’expression et de créativité La Roseraie. «Donner cours m’aide autant à me nourrir qu’à nourrir mon travail. Depuis que je suis sortie de l’Académie royale des Beaux-Arts, j’ai toujours pratiqué les deux parallèlement. Finalement, je sens que ce sont deux aspects d’une même pratique: lorsque mon travail évolue, mes cours changent aussi. Et inversement. »

Une imbrication que le fondateur de la revue Art, enseignement & médiation, Dirk Dehouck, fort de son expérience de professeur à l’agrégation de l’Académie royale des Beaux-arts, analyse sous deux angles : «Enseigner oblige l’artiste à expliciter des idées qui lui paraissent évidentes, mais qui, une fois formulées, révèlent un travail sous-jacent essentiel. Ce processus peut enrichir ses propres travaux, tout en comportant le risque d’essentialiser une pratique ou de figer une approche dans des cadres méthodologiques rigides.»

Ce sont des hasards de parcours qui ont entrainé Nancy Seulen vers l’enseignement. Plutôt hostile aux professeur·es, rien ne la prédestinait à suivre cette trajectoire. Pourtant, son diplôme de l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles en poche, elle répond à une annonce. «Je me suis alors rendu compte que j’appréciais la transmission. Lors de mes premiers pas en tant qu’enseignante, j’ai pris conscience de certaines lacunes techniques. J’ai suivi des cours du soir en dessin avec un professeur exceptionnel. Je m’en suis inspirée pour élaborer mes cours. Avec du recul, mon travail artistique n’était vraiment pas abouti; faire classe m’a permis d’y voir plus clair.» Mais elle souligne l’importance et la difficulté d’atteindre la médiane entre le temps des cours et le temps de la peinture, le taux d’énergie déployée n’étant pas toujours proportionnel aux heures d’enseignement.

Un temps à soi

Cette dimension temporelle est littéralement aménagée dans l’enseignement en école supérieure des arts. Afin de laisser un temps à la création, l’horaire à temps plein est fixé à 12 heures par semaine. Un espace de recherche que ces artistes-enseignant·es doivent encore articuler aux préparations, réunions, corrections et autres tâches administratives.

«L'enjeu est de trouver un équilibre pour que l'enseignement n'empiète pas sur la pratique artistique. Et vice versa. Cela nécessite une organisation rigoureuse. Le temps du travail déborde souvent sur mon horaire personnel», confie la plasticienne Amélie Scotta, également professeure de dessin à l’école nationale supérieure des arts visuels de La Cambre. Un travail que l’artiste estime d’une autre nature que la longue liste de jobs alimentaires qui l’ont précédé: «L’enseignement n'a pas nécessairement besoin d'être une vocation, mais il ne doit pas non plus être choisi uniquement par contrainte. Si je ne pratiquais pas l'art moi-même, je ne pourrais pas l'enseigner. Pourtant, si je n’enseignais pas, je continuerais à créer.»

À l’orée de sa sixième année d’enseignement, Amélie Scotta revient sur cette expérience qu’elle juge autant passionnante qu’exigeante: «En tant qu’enseignants, nous avons une responsabilité envers nos élèves. Être artiste, loin de l’idée romantique que certains s’en font, demande d’être capable de jongler avec de nombreuses paramètres. Si les étudiants ne sont pas préparés à cette diversité, la sortie peut s’avérer très complexe. En revanche, sur le plan purement artistique, j'ai rencontré des professeurs qui pensaient qu'être agressif était une bonne méthode. Il est essentiel de distinguer la rigueur de l’acharnement. Bien que cette «tradition» se remette en question aujourd'hui, des comportements problématiques perdurent

Les reliquats de l’artiste démiurge continuent de hanter les écoles d’art, comme l’atteste encore récemment une tribune française signée par plus de 200 travailleurs et travailleuses de l’art − comprenant des étudiant·es et des enseignant·es en art − dénonçant «les violences et les discriminations dans le monde de l’art contemporain»1 .

Maintenir un contact avec la jeune création

Ces nouvelles problématiques sont fréquemment portées par les étudiant·es. Pourvu que les enseignant·es y soient réceptifs, donner des cours, c'est également apprendre des élèves et garder un pied dans le présent. Lorsque la transmission s’opère en sens inverse, certain·es professeur·es réattérissent dans le réel. C’est en tout cas ce que nombre d’artistes interrogés nous déclarent.

Fleur Alexandre, plasticienne et enseignante en option artistique qualifiante d’une école secondaire bruxelloise, nous avoue être autant éveillée par ses élèves qu’elle cherche à les réveiller: « Je pense que les artistes évoluent souvent dans leur propre univers. C’est merveilleux pour la création, mais cela peut également déboucher sur une forme de naïveté et de repli sur soi. Être confrontée à des élèves issus de milieux sociaux différents m’ouvre à une réalité plus large et nourrit ma manière de voir les choses.» Enseignant à l’Esa Saint-Luc Bruxelles et à l’école de photo Agnès Varda, le photographe Hichem Dahes nous le confirme à sa façon: «Donner cours, c’est aussi la possibilité de maintenir un contact avec la jeune création, ce qui empêche la pratique artistique de vieillir en se recroquevillant sur elle-même.»

«Ce sont les disciples qui choisissent le maître»

Si l’enseignement offre aux artistes des cures de jouvence, n’est-elle pas une perte de temps créatif? Factuellement, le temps de la transmission n’est pas du temps de création. Le réalisateur Claudio Pazienza, ancien enseignant à l’Institut des Arts de Diffusion (IAD) et enseignant d'histoire et de théorie du cinéma à l’École de recherche graphique (ERG), répond avec verve : « Si on considère la pratique artistique comme la mise en forme de quelque chose de préconçu, alors oui, enseigner reviendrait à perdre du temps de création. Mais cela reviendrait à nier que la création est également du côté de l’accident et du surgissement. Comme le disait Picasso: “Je sais ce que je cherchais après l’avoir trouvé”. L’enseignement vient nourrir ces pas de côté qui forment l’essence même de la création

Cette conception n’a pourtant pas empêché le réalisateur de démissionner de l’IAD, pour «se protéger» de ses élèves. «Les étudiants me colonisaient la tête, ce sont des sangsues! Et ainsi soit-il! Enseigner, c’est éreintant! Ce sont les disciples qui choisissent le maître, pas le contraire». Un épuisement qui a pourtant endossé progressivement une importance existentielle pour l’artiste. La solitude et l’isolement qu’imposent ses recherches se trouvent repeuplés dans le partage de l’émerveillement. «Un réalisateur est seul, jeté dans une sorte de flottement permanent. Quand ses élèves s’autorisent à explorer et à voir quelque chose émerger, l’enseignement réactive le sens de notre métier et revêt une dimension vitale.» Une thérapie que le réalisateur prolonge à l’extérieur du cadre scolaire, en s’entourant d’anciens et anciennes étudiantes lors de ses tournages.

«L’enseignement artistique est le lieu des expériences ratées, mais nécessaires. Un laboratoire où mettre les connaissances au travail.»

Partager un désir, pas que du contenu

Après nous avoir décrit son propre parcours scolaire comme un lieu de silence et de soumission, le réalisateur insiste sur l’importance de transmettre un gai savoir à ses étudiant·es. À titre d’exemple, le réalisateur refaçonne totalement ses cours d’une année à l’autre. «L’enseignement, ce n’est pas que la transmission d’un contenu, mais le passage d’un désir. Le réalisateur italien Roberto Rossellini expliquait qu’il suffisait de trois semaines pour intégrer les techniques cinématographiques…»

Et que se passe-t-il après ces trois semaines? Claudio Pazienza se laisse alors habiter par le daimôn de Socrate: «Un enseignant connait ce qu’il transmet et en même temps ne cesse de s’en émerveiller. C’est un processus qui s’oppose à toute forme de dogmatisme. Enseigner, c’est être dans la jouissance de repenser la chose au présent: un état d’exaltation et d’enthousiasme incandescent». Et de conclure en recrachant la fumée de son cigare godardien: «L’enseignement artistique est le lieu des expériences ratées, mais nécessaires. Un laboratoire où mettre les connaissances au travail. Les triturer, les rejeter, les habiter, mais surtout les rendre contagieuses

 

Couverture du numéro 191 de la revue Eduquer

fév 2025

éduquer

191

Du même numéro

PECA: un parcours culturel et artistique pour tous les élèves

Le Parcours d’éducation culturelle et artistique, communément appelé PECA, vise à offrir deux expériences culturelles et artistiques par an à tous les élèves de la Fédération Wallonie-Bruxelles. En se...
Lire l'article

Auteurs en classe: Évangéline Durand-Allizé et ses Leçons de piano

Présenté en classe, l’album jeunesse Leçons de piano excède sa partition pour offrir une ode à l’improvisation pédagogique. Voyage dans l’écho des coups de crayon de l’autrice Évangéline Durand-Allizé...
Lire l'article
Pieter Bruegel, Les Jeux d’enfants -1560

Les bons élèves auront-ils de bons goûts culturels?

Une étude de l’Observatoire des politiques culturelles chiffre à 14% l’absence de fréquentation des institutions culturelles en Fédération Wallonie-Bruxelles. Alors que le niveau de diplôme est fréque...
Lire l'article

Articles similaires