Un jeu dangereux
Mercredi 5 février 2025

Dans son livre Les ingénieurs du chaos (éd. Lattès, 2019; rééd. Folio actuel, 2023) consacré à la manière dont les Trump, Bolsonaro et autres Orban utilisent les réseaux sociaux pour prendre le pouvoir, Giuliano da Empoli concluait que les algorithmes qui sélectionnent les informations que nous recevons avaient pour effet que «la version du monde que chacun de nous voit est littéralement invisible aux yeux des autres. Ce qui écarte de plus en plus la possibilité d’une entente», car chacun tend à vivre dans sa propre bulle, dans laquelle certaines voix se font entendre et pas d’autres, certains faits existent, mais pas d’autres, etc. (p. 196-197)
La possibilité de l’entente est au cœur des démocraties: elle permet à une société, dans laquelle les opinions et les intérêts sont multiples et divergents, de prendre en compte le point de vue de l’autre, de dégager des accords et ainsi, de produire du commun.
Dans le récent conflit qui oppose le monde enseignant au gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (MR-Les Engagés), il semble que les conditions de l’entente soient loin d’être réunies.
Lorsque les un·es voient dans la remise en question du statut des enseignant·es une précarisation de leur condition sociale, de l’attractivité du métier et un risque pour les pensions futures, les autres voient dans l’engagement par contrat un progrès social, en particulier pour les jeunes enseignant·es, et une garantie pour le financement futur des pensions du secteur.
Quand les un·es voient dans la diminution des moyens alloués au qualifiant ou au réseau de la Communauté française WBE un recul du droit à l’enseignement, les autres parlent de la nécessité de réductions budgétaires qui n’affectent en rien les missions essentielles de l’école.
Ces divergences sur l’appréciation des faits et des mesures adoptées par le gouvernement en décembre dernier ont un effet délétère: elles confortent chacun dans sa perception et empêchent les parties en présence de s’entendre. C’est un jeu dangereux.
Les pouvoirs organisateurs, les syndicats, les enseignant·es massivement dans la rue à la fin du mois de janvier, l’ARES même pour l’enseignement supérieur, tous manifestent leur opposition aux mesures du gouvernement, lequel semble camper sur ses positions.
Il faudra bien pourtant s’écouter et s’entendre… Au risque sinon de vivre une législature particulièrement agitée.
Patrick Hullebroeck, directeur