
Une brise de panique souffle sur l’enseignement: les écoles sont-elles menacées par la «radicalisation»? Entre alertes médiatiques et résultats d'études scientifiques, le débat révèle des enjeux tant pédagogiques que politiques. Gros plan sur une problématique qui dépasse largement les enceintes scolaires.
Le 12 décembre 2024, la ministre de l'Éducation Valérie Glatigny (MR) tirait la sonnette d'alarme sur la RTBF au sujet de ce qu'elle qualifie de «montée des extrémismes à l'école». Elle évoquait notamment des cas d'autocensure dans la profession enseignante, affirmant: «Il y a eu plusieurs signalements de ce type-là, y compris via des appels. Il y a un numéro d'écoute pour les enseignants, on a vu une augmentation des appels».
Des statistiques contestées
Pour documenter cette situation, la ministre lance un «baromètre du respect», une enquête dont les résultats ont été publiés en février 2025. Concernant l'autocensure, 62% des enseignant·es déclarent s'être autocensuré·es lors des cinq dernières années: 35,1% moins de 5 fois, 13,8% entre 5 et 10 fois et 13,1% plus de 10 fois.
Ces pourcentages surprennent cependant Roland Lahaye, secrétaire général de la CSC-Enseignement: «Parmi les 10% d’enseignants ayant participé au baromètre, rien n'assure que ce ne sont pas les plus mécontents: c'est une statistique, pas un échantillon. Et les questions sont mal posées, elles laissent la place à tous les biais possibles.»
Le syndicaliste les compare aux données du Réseau de prise en charge des extrémismes et des radicalismes violents de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), qui évoquent un tableau différent. Le pic d'appels liés à l'extrémisme remonte à l'année scolaire 2017-2018, marquée par les traumatismes des attentats, avec 33 dossiers signalés. Un chiffre qui dépasse largement les 22 sollicitations dénombrées en 2023-2024.
Cette analyse est corroborée par le docteur en sciences politiques et sociales François Debras, qui a mené une enquête en 2022-2023 sur la perception de l'extrémisme auprès de 23 établissements scolaires de la FWB. Il rapporte: « Les cas d'autocensure étaient assez rares. Si certains relèvent de formes d'extrémisme religieux, la majorité de l'autocensure était motivée pour éviter de blesser certains élèves, par ignorance des sujets ou par devoir de neutralité.»
«La ministre se retranche derrière cet écran de fumée pour essayer d'activer la crainte de la montée des extrémistes», déclare le syndicaliste Roland Lahaye, qui affirme ne pas recevoir de la part de ses affilié·es davantage de témoignages allant dans le sens d'une montée de l'insécurité dans les classes. «L'inquiétude première des enseignants, ce n'est pas la montée de l'extrémisme religieux, mais la politique de la ministre Glatigny», avertit-il.
Un sujet au cœur des tensions politiques
Avec quelques semaines de décalage, le Centre Jean Gol a diffusé fin décembre 2024 une vidéo sur «l'islamisme radical» dans les écoles. Cette publication du laboratoire d'idées du MR a suscité une vive polémique. Certains observateurs y ont vu une dérive raciste alors que d'autres ont salué le fait que cette institution aborde ce sujet souvent considéré comme tabou. La vidéo s'inscrit dans la continuité de la sortie du livre de Jean-Pierre Martin et Laurence D'Hondt, Allah n'a rien à faire dans ma classe, défendu par le même centre de recherche.
Pour le politologue de l'ULB Pascal Delwit, l'approche du Centre Jean Gol emprunte un chemin idéologique préoccupant: «Ce discours est objectivement similaire à celui de la droite radicale européenne», analyse-t-il dans Le Soir. Pour sa part, le sociologue David Paternotte considère cette focalisation sur l’islamisme comme une stratégie politique: «Le cabinet Glatigny a décidé de monter en épingle le sujet d'Allah dans ma classe. Il y a un virage idéologique. La question de l'Islam pourrait servir de contre-feu à la ministre face aux mouvements sociaux des enseignants.»
Positionnement et stratégie électorale
Les critiques se multiplient à l’encontre du mouvement réformateur. Parmi les récentes déclarations controversées des libéraux, on a notamment entendu les propos de Pierre-Yves Jeholet adressés au député PTB Nabil Boukili: «Vous n'allez pas nous donner des leçons ici en Belgique. Si ça ne vous plaît pas, vous n'êtes pas obligé de rester.» Ce type de propos soulève la question des limites du discours politique acceptable.
Spécialiste de l'extrême droite (CRISP/UCLouvain), Benjamin Biard nuance toutefois: «Certains propos de représentants du parti peuvent questionner, mais le MR est bien un parti démocratique.» Le politologue définit l'extrême droite comme une idéologie qui repose sur trois éléments fondamentaux: «une conception inégalitaire de la société, un projet nationaliste et un plan d’action qui met la démocratie sous tension.»
Dans le domaine scolaire, le spécialiste cite l’exemple du programme du Vlaams Blok de 1992, qui proposait la «création d'un réseau d'éducation distinct pour les enfants étrangers non européens». Plus récemment, un point du programme du parti d'extrême droite francophone Chez Nous affirmait la «volonté de transmettre l'histoire chronologique et non repentante».
Concernant la stratégie politique du MR, les observateurs partagent un constat commun: «Georges-Louis Bouchez a bien compris qu'il avait un boulevard à sa droite et il essaye de rassembler le plus largement sur le plan électoral», analyse Benjamin Biard. Cette stratégie semble avoir porté ses fruits: selon des données du Cevipol , plus de la moitié des électeurs et électrices ayant voté en 2019 à l'extrême droite (Listes Destexhe et Parti populaire) ont choisi le MR en 2024. David Paternotte précise: «Le MR n'est pas d'extrême droite, mais il fait entrer des idées d'extrême droite. Georges-Louis Bouchez veut maintenir et consolider sa position hégémonique à droite. Il doit parler à toutes les droites.» Cette stratégie s'est notamment concrétisée par l’adhésion de deux personnalités issues du parti Chez Nous.
«Une des causes du développement de l'extrême droite est la méfiance croissante de la population envers les responsables politiques.»
L'éducation comme rempart contre l'extrémisme
Le profil type de l'électeur d'extrême droite est «plutôt masculin, disposant d'un faible capital social, éducatif et culturel, et jeune. Il y a une importante proportion de jeunes qui votent en effet pour l'extrême droite», selon le politologue Benjamin Biard. Il explique qu'une des causes du développement de l'extrême droite est la méfiance croissante de la population envers les responsables politiques.
François Debras renforce cette analyse avec les conclusions de son étude menée auprès de 785 élèves de dernière année du secondaire: «Bien que les jeunes expriment une certaine désillusion envers la classe politique traditionnelle, ils démontrent un véritable engagement sur les questions sociétales. Leur compréhension des mouvements extrémistes est réelle, tant dans leur dimension historique que contemporaine. Le véritable défi réside dans leur capacité à identifier précisément ce qui caractérise et définit ces courants extrêmes.»
Face à cette situation, l'institution scolaire peut jouer un rôle déterminant nous assure Benjamin Biard: «Apprendre à saisir les complexités du système politique, à détecter et remettre en cause la désinformation, à travers l'analyse critique, est un levier essentiel pour lutter contre le développement de l'extrême droite.»
LE POUVOIR ÉMANCIPATEUR DE L’ÉCOLE
Dans une interview du 12 décembre 2024 à la RTBF, la ministre Glatigny tirait le signal d’alarme face aux manifestations d’extrémismes à l’école, qu’ils soient de nature politiques ou religieux, conduisant à des refus d’apprendre ou à des comportements d’intimidation. Il va sans dire que ces conduites n’ont pas leur place à l’école et qu’elles doivent être combattues. Si, par ailleurs, les équipes pédagogiques ne se sentent pas en capacité de prendre en charge ces problèmes, elles doivent pouvoir trouver de l’aide et du soutien autour d’elles. Les initiatives qui vont en ce sens ne peuvent être qu’encouragées.
La ministre Glatigny rappelait également que le prosélytisme, qu’il soit religieux ou politique, était interdit à l’école comme le précisent, pour les écoles officielles neutres, les décrets sur la neutralité. De même, on ne peut que féliciter la ministre de rappeler ce principe important.
Reste à apprécier l’ampleur et la gravité des phénomènes dénoncés. Sont-ils d’une telle dimension et d’une telle gravité qu’ils réclament une action d’envergure et sont une priorité? Et surtout, les remèdes envisagés ne sont-ils pas, dans certaines circonstances, pires que le mal qu’ils sont censés réduire? Par exemple, une communication politique tapageuse ne contribue-t-elle pas, parfois, à encourager et à répandre le mal qu’elle prétend combattre?
L’extrémisme, quel qu’il soit, conduit rapidement au refus d’apprendre, à cause de sa nature même: la certitude arrogante de détenir en exclusivité la vérité; le rejet souvent violent de celui ou celle qui conteste cette certitude; l’affranchissement des règles, démocratiques par exemple, qui refrènent les comportements induits par cette certitude.
Contre cette arrogante certitude, il n’y a d’autres armes à l’école que l’école elle-même et son pouvoir d’émancipation basé sur le respect des personnes, la recherche sincère de la vérité, le doute et la rigueur intellectuelle face aux fausses évidences. En d’autres termes, l’expérimentation, et l’apprentissage qui en résulte, de la liberté de pensée.
Tels sont les principes qui inspirent la Ligue et qui, plus de 150 ans après sa création, expliquent l’actualité de son projet éducatif et sa vigilance à laquelle invite la montée des extrêmes.
Patrick Hullebroeck, directeur