Grève dans l’enseignement: la fumée qui cache l’incendie?

Mercredi 4 décembre 2024

Photomontage - cours de l’école Kaléidoscope de Forest
Timothé Fillon, secteur communication Ligue de l'Enseignement

Le 26 novembre 2024 restera marqué par une mobilisation massive des enseignant·es de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Derrière cette journée de grève, le constat est sans appel: le système éducatif est au bord de la rupture. Après la rentrée des classes, la rentrée des grèves?

Si la Déclaration de politique communautaire (DPC) avait déjà fait couler beaucoup d’encre, les discussions budgétaires de la coalition Azur ont fini par briser les dernières digues. Le 26 novembre dernier, de nombreux personnels de l’enseignement se sont mobilisés pour faire barrage à la marée bleue du gouvernement MR-Les Engagés.
Depuis la publication de la DPC en juillet 2024, une question se murmurait dans les couloirs des écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB): à quel moment allait-on rejeter les projets du gouvernement Degryse? Cent trente-trois jours plus tard, les syndicats ont uni leurs forces lors d’une journée qui coïncide avec l’examen du budget 2025 au Parlement de la FWB. De multiples économies y étaient en effet programmées: «Nous voulons aussi démontrer qu’il est possible de faire aussi bien – voire mieux – tout en veillant à la pertinence des dépenses publiques», selon les mots de la ministre de l’Éducation Valérie Glatigny.

Disqualifier l’enseignement qualifiant

Le viseur du cabinet de la ministre pointait en direction de l’enseignement qualifiant. À la veille de la grève, la ministre confiait au journal Le Soir que «dans un souci de bonne gouvernance», elle prévoyait d’y réduire la multiplication «des petites options». Et pour cause, celle-ci avance que sur les 5.400 options organisées dans les écoles de la FWB, la moitié «comptent moins de dix élèves. Et parmi elles, il y en a 1300 pour lesquelles il existe une offre similaire». Notons que la ministre envisage ce rationnement dans le qualifiant «sans perte d’emploi sèche» .
De l’autre côté du pupitre, les syndicats estiment les impacts de cette coupe dans les options du qualifiant à «500 emplois au moins» et jusqu’à 2.000 élèves exclus de l’enseignement obligatoire. Délégué permanent du SETCA à la régionale de Charleroi, Guy Léonet avertit: « Les efforts budgétaires dans l’enseignement qualifiant sont dangereux  pour l’avenir de nos jeunes. En supprimant certaines options, ces mesures risquent de déporter certains élèves, et notamment les élèves ayant 18 ans et plus, vers d’autres formes de formation... Ils ne seront plus subventionnés par la FWB mais par les régions. Ces économies risquent de s’opérer au détriment de la formation générale. Or nous avons besoin de personnes qui travaillent et qui ont accès à la culture générale. Au-delà de l’aspect d’éducation citoyenne, les élèves qui sortiront des formations pour adultes auront des diplômes moins reconnus que ceux qui venaient du qualifiant. L’enseignement forme à des métiers, mais aussi les citoyens de demain... La réforme de l’enseignement qualifiant va mettre en péril l’emploi, alors que le gouvernement MR-Les Engagés souhaite s’attaquer à la pénurie de professeurs! Quel paradoxe! »

Une colère générale

Les raisons de la grève excèdent néanmoins la filière qualifiante. Les syndicats pointent également la réduction budgétaire annoncée pour les établissements du réseau de Wallonie-Bruxelles Enseignement, ainsi que la diminution des dotations aux établissements supérieurs à hauteur de 6,5 millions d’euros.
Déjà très critique envers la DPC lors de sa sortie, le secrétaire général de la CSC-Enseignement Roland Lahaye nous explique pourquoi avoir attendu le 26 novembre pour lancer l’offensive: «La DPC était imbuvable pour diverses raisons, mais avant de passer à l’action, nous souhaitions mener une campagne d’information sur ses grandes lignes. Les mécontentements portaient majoritairement sur la réforme du statut des enseignants. Mais avec la proposition de budget 2025, nous sommes devant un menu indigeste: avec les attaques existentielles à l’enseignement qualifiant saupoudrées d’économies drastiques dans l’enseignement supérieur, vous avez la recette pour une grève générale.»
Un rapide coup de sonde mené à la veille de la grève auprès de quelques enseignant·es nous a permis de recueillir bien d’autres raisons de mécontentement. Institutrice en 5e primaire à l’école Kaléidoscope de Forest, Murielle Rucquois nous explique le programme de son mardi 26 novembre: «Nous allons poser des piquets de grève devant l’école pour expliquer aux parents ce qui ne va plus. Si nous faisons grève, c’est avant tout pour leurs enfants. J’ai 32 années d’ancienneté et là, ce gouvernement est occupé à faire déborder un trop-plein: la charge administrative qui pèse de plus en plus lourd, les centre PMS dépassés, les bâtiments qui se délabrent, etc. Je donne cours dans le noir depuis un an et demi, il n’y a pas de budget pour réparer le volet! Sur les quatorze enseignants de notre équipe pédagogique, huit sont passés à temps partiel. Nous n’en pouvons plus.»

Vers un désenchantement de la profession?

Et cette lassitude qui voisine avec le décrochage se répand comme une trainée de poudre dans la profession. Selon une enquête publiée en 2022, 86% des directions d’établissements scolaires de la FWB estiment que le «manque de personnel enseignant» entrave leur capacité à fournir l’enseignement . Ajoutons qu’un·e enseignant·e sur trois quitte la profession au cours de ses cinq premières années de travail.
Lors d’un récent entretien avec Éduquer consacré à la question de la pénurie professorale, Christian Maroy, sociologue de l’éducation et professeur émérite de
UCLouvain, conceptualisait ce ras-le-bol par le terme de désenchantement. Un phénomène qu’il aborde sur une large échelle, en l’ancrant dans l’instauration progressive d’une logique de rationalisation au sein de la profession. Et à lire les intentions du nouveau gouvernement, cette logique a de fortes chances de s’intensifier lors des cinq prochaines années.
Le sociologue nous permet de mieux cerner ce trop-plein qui marque la rentrée des grèves: «Les conditions salariales ou les changements sociétaux sont généralement mis en avant pour analyser la crise qui touche l’enseignement. Nous ne pensons pas assez à l’évolution du contenu du travail. Depuis le Pacte pour un Enseignement d’excellence, nous assistons à la mise en œuvre de politiques d’évaluation par les résultats, également qualifiées de pilotage par les résultats: les écoles sont de plus en plus contraintes à rendre des comptes et à agir pour les améliorer. »

L’évolution du contenu du travail

Fort de son expérience à la Chaire de recherche en politiques éducatives à l’Université de Montréal, Christian Maroy développe: «La mise en pratique des logiques du nouveau management public au Canada a 20 années d’avance sur le système éducatif belge. Le volet gouvernance du Pacte pour un Enseignement d’excellence s’inspire largement de la politique canadienne. Le nouveau management public propose d’évacuer l’incertitude propre à l’enseignement en évaluant quantitativement les résultats. Une politique sous-tendue par une perte de confiance des autorités politiques envers l’engagement et les compétences professionnelles des praticiens.»
«Le discours du Pacte, poursuit-il, c’est autonomie et responsabilité. Celles-ci sont décentralisées des enseignants vers les écoles. Quand les établissements n’arrivent pas à atteindre les objectifs fixés, l’administration les seconde avec des dispositifs d’ajustement. Pratiquement, ce paradigme s’installe progressivement en commençant par la construction de systèmes d’indicateurs, puis en demandant aux écoles de compiler des données pour les alimenter. Cette confrontation du savoir-faire des professeurs à un savoir statistique risque d’engendrer une forme de sentiment de dépossession de leurs compétences.»
Cette transformation des pratiques, rendue possible par des discours idéologiques ainsi que le développement de nouvelles technologies, force les acteurs et actrices à évaluer quantitativement leur travail, qui se métamorphose progressivement en performances. Rendre des comptes, même s’ils sont destinés à améliorer les résultats des élèves, consiste également à se justifier.
Mais rendre des comptes, c’est aussi jongler avec des chiffres. Alors que les équipes professorales sont reléguées au rang de paresseuses en puissance, les élèves deviennent des produits mathématisables. Une fonction mathématique qui doit se réinventer avec chaque groupe-classe, qui dépasse la somme des individualités qui le composent. La gestion par les résultats met en scène l’affrontement entre deux rapports à la profession: «D’une part, des données issues de comparaisons chiffrées entre des résultats et, de l’autre, des savoirs contextuels qui proviennent de l’expérience», distingue le sociologue. La carte et le territoire. La mise en perspective par les chiffres face à l’expérience quotidienne.

Élèves valeurs, profs dévalorisés

Cette évolution du contenu du travail est intimement liée avec la reconnaissance du travail. Pour le formuler schématiquement: la quantification d’une partie des résultats du métier occulte progressivement la qualité de celui-ci. À titre d’exemple, les aléas des rentrées redéfinissent annuellement le travail des professeur·es. Bien qu’assujettis aux mêmes calculs de résultat, les élèves ne nécessiteront pas tous le même travail. Un domptage du hasard qui entraine ce que Christian Maroy qualifie de précarité de la reconnaissance: «Les classes changent d’une année à l’autre. Un professeur qui fait du bon travail peut tomber sur une classe difficile qui fait baisser ses résultats, sans pour autant être le symptôme d’une baisse dans sa capacité d’enseigner.»
Interrogée sur la perception de son travail, une enseignante d’une école du nord de Bruxelles témoigne: «Je n’ai pas trop à me plaindre, même s’il y a des remarques que je ne peux plus entendre. Alors que l’enseignement est un travail perpétuel de planification et de corvée administrative, certaines personnes s’imaginent que nos journées s’arrêtent à 16 heures avec la dernière sonnerie.» Bien que cette professeure de français nous affirme être consciente de l’importance de son métier, un sentiment de dévalorisation règne au sein de la profession.
Un sentiment confirmé par Dominique Lafontaine, professeure émérite en sciences de l’éducation à l’Université de Liège, qui a étudié de près la question :«Les enseignants se de la FWB se sentent particulièrement peu valorisés dans la société.» Et pourtant, l'enquête 2019 du Baromètre social de la Wallonie démontre que l'enseignement conserve la première place en termes de confiance publique .

Une transformation de la profession

Malgré le plébiscite des enseignant·es que laisse penser l’enquête, force est de constater que l’image d’Épinal du trio maître-curé-médecin régnant sur leur village fait aujourd’hui figure de carte postale jaunie par les changements sociétaux des 60 dernières années. La docteure en sociologie de l’éducation à l’Université de Mons Sandrine Lothaire nous explique cette évolution: «Il existe un ensemble de facteurs qui ont mené à la transformation et à la dévalorisation de la profession. Pour n’en citer qu’un, l’obligation scolaire a entrainé une massification de l’enseignement et, de manière corollaire, une hétérogénéisation du public scolaire; à ce jour, le rapport à la scolarité présenté par les élèves est, en effet, nettement plus diversifié qu’il y a 100 ans, ce qui impacte significativement le contenu de l'activité enseignante.»
Docteur en sciences de l’éducation et formateur à la Haute École Libre Mosane, Grégory Voz nous rappelle aussi le contexte des années 1970: « Une des principales vocations de l’école consiste à former les élèves pour qu’ils aient accès à l’emploi. Or, après les trente glorieuses, on quitte le plein emploi, on voit croitre le chômage qui rend cet accès plus difficile. À la même période, la médiatisation de ce qui se produit à l’école se met en marche, suscitant les critiques sur les méthodes de l’école, qui ne remplirait plus cette mission, ni peut-être d’autres… »
Le 26 novembre 2024 aura donc cristallisé un mécontentement longuement contenu. Malgré une mobilisation historique, les revendications syndicales sont pourtant restées lettre morte. La nouvelle majorité de la FWB a maintenu ses orientations budgétaires sans réelle inflexion. Et le secrétaire général de la CSC-Enseignement Roland Lahaye de s’exclamer: «La concertation mise en place par la ministre n’est pas celle dont nous avions l’habitude. Les personnes mobilisées ce 26 novembre nous demandent un plan d’action pour les mois à venir. La colère ne décolère pas… »

 

déc 2024

éduquer

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