Droit à l'IVG en Belgique: Une lutte persistante face aux résistances patriarcales

Mardi 12 novembre 2024

Image tirée du site www.abortionright.eu, plateforme pour le droit à l’avortement en Europe et dans le monde.
Lucie Barridez, chargée d'études et de plaidoyer pour le Centre d'Action Laïque et coordinatrice de la plateforme Abortion Right

La rentrée 2024 a commencé en fanfare pour les défenseurs et défenseuses de l'IVG en Belgique. Marqué par des débats houleux au Parlement, du marchandage politique et la visite controversée du Pape, le mois de septembre a mis le combat à rude épreuve. Si la lutte pour le droit à l'IVG reste d'actualité et que l'opinion publique a évolué, les opposants continuent de défendre les mêmes positions idéologiques, empêchant toute avancée. À croire qu’au XXIe siècle, le patriarcat tremble toujours à l’idée de perdre le contrôle du corps des femmes.

Revenons sur l’histoire du combat pour le droit à l’avortement en Belgique afin de comprendre en quoi cette lutte est non seulement une question de droits fondamentaux, mais aussi un enjeu sociétal qui reflète une vision sexiste et conservatrice des rapports hommes-femmes. Depuis au moins un siècle, le débat sur les droits sexuels et reproductifs illustre la dépendance de la vie des femmes au bon vouloir des responsables politiques.

Ainsi, en 1923, les hommes du Parlement belge votèrent unanimement une loi interdisant la publicité des moyens contraceptifs, loi abrogée seulement en 1973, marquant une première avancée vers la reconnaissance de l'autonomie des femmes. Tandis qu’en France, la loi Veil de 1975 dépénalisait l’IVG, les femmes belges ont dû patienter plus longtemps, freinées par le parti social-chrétien, majoritaire au gouvernement depuis 1958 et fermement opposé au droit des femmes de disposer de leur corps.

«Des conditions liberticides subsistent dans la législation actuelle, notamment le délai de réflexion de six jours imposé aux femmes, témoignant d’une défiance persistante envers leur capacité à décider pour elles-mêmes.»

Un parcours législatif semé d’embûches

En 1990, malgré un climat tendu et de fortes divisions internes, le gouvernement Martens VIII (réunissant les socialistes, les sociaux-chrétiens et la Volksunie) laissa le Parlement trancher sur la dépénalisation partielle de l'IVG. Grâce à une majorité alternative au Parlement et au respect de la liberté de vote, la proposition de loi Lallemand-Michielsens dépénalisant sous conditions l’IVG a pu être adoptée. Cependant, la liberté de vote restait théorique, notamment chez les démocrates-chrétiens (PSC et CVP) dont les députés furent encouragés à suivre la ligne officielle de leur parti en votant contre ou en s'abstenant.

La loi de 1990 est une victoire majeure mais la procédure a été périlleuse, puisqu’on a évité de justesse une crise institutionnelle due à l’opposition totale du roi Baudouin. Il abdiqua donc temporairement pour éviter d'apposer sa signature. Mais au moins, le Parlement a pu jouer son rôle et délivrer les femmes ainsi que le personnel soignant de l’arbitraire imposé par une tradition patriarcale.

Toutefois, les mœurs traditionnelles continuent de se manifester dans la dépénalisation partielle de l’IVG en 1990. L’IVG y est définie comme un délit contre l’ordre familial et la moralité publique, et la femme enceinte doit être en état de «détresse» pour ne pas commettre d'infraction, sous peine de sanction pénale. Des conditions liberticides subsistent dans la législation actuelle, notamment le délai de réflexion de six jours imposé aux femmes, témoignant d’une défiance persistante envers leur capacité à décider pour elles-mêmes. Sans parler du délai légal de 12 semaines, bien trop court, qui pousse près de 500 femmes par an à se rendre à l’étranger pour avorter et, pour celles qui n’ont pas les moyens, à subir une grossesse non désirée.

Un marchandage politique incessant sur le dos des femmes

Depuis 1990, on aurait espéré une évolution des institutions belges sur la question de l’IVG, d’autant plus qu’en 2002, l’inscription de l'égalité hommes-femmes dans la Constitution a entraîné l’adoption de lois sur la parité dans les candidatures électorales1 . Pourtant, davantage de femmes élues n’a pas garanti un soutien accru à une dépénalisation complète de l’avortement, les logiques partisanes et convictionnelles continuant de primer sur l’intérêt des citoyennes belges.

Jusqu’en 2018, l’IVG est maintenue dans le code pénal, ce que le Centre d’Action Laïque s’efforça à dénoncer dans une campagne de sensibilisation «IVG hors du code pénal»2 . À la suite de cette mobilisation, plusieurs propositions de loi furent déposées sous la coalition gouvernementale Suédoise (MR, N-VA, CD&V, VLD). Mais au lieu d’une discussion sereine, des manœuvres dilatoires s’enchaînèrent. Le président MR de la commission Justice retarda le débat sans justification, invoquant une coutume parlementaire inexistante, avant que la majorité ne quitte la salle pour bloquer l’examen du texte faute de quorum.

Pendant des mois, la commission Justice, encombrée par les projets de loi du gouvernement, laissa de côté les propositions sur l’IVG. Les auditions d’expert·es favorables à la dépénalisation et à l’allongement du délai légal furent ignorées. Un projet de loi minimaliste fut finalement adopté, sortant théoriquement l’IVG du code pénal et supprimant la notion de «détresse». L'IVG n’est plus un délit contre l’ordre familial et la moralité publique, mais les sanctions pénales subsistent, tant pour les femmes que pour les médecins.

De plus, cette réforme est le fruit d'un compromis avec le parti chrétien-démocrate flamand (CD&V) qui continue d’obstruer toute avancée significative. Conscient de l’équilibre fragile de la majorité fédérale en Belgique, dû aux tensions communautaires, le CD&V n’a de cesse de faire du chantage sur le dos des femmes en menaçant de se retirer du gouvernement si on fait progresser la législation sur l’avortement. Le parti a par ailleurs obtenu, en échange, l’extension de la reconnaissance des enfants nés sans vie, préparant ainsi la création d'un statut pour les embryons. Au fond, le contrôle du corps des femmes et de leur liberté reste un enjeu pour les chrétiens-démocrates, n’hésitant pas à ruser pour réduire au silence une majorité parlementaire favorable à la dépénalisation de l’avortement en l’écrasant par des impératifs de cohésion gouvernementale.

Les manœuvres dilatoires du CD&V se sont multipliées entre 2020 et aujourd’hui. Ils sont soutenus par leur homologue francophone (le CDH désormais connu sous le nom de Les Engagés) et les partis nationaliste (N-VA) et d’extrême droite (Vlaams Belang). En 2020, en pleine période d’affaires courantes, ils font bloc devant une nouvelle proposition de loi visant l’amélioration de l’accès à l’IVG. Ils renvoient à quatre reprises le texte au Conseil d’État qui finit par exprimer publiquement son exaspération face à l'instrumentalisation politique de son rôle.

Finalement, le vote fut empêché, illustrant le mépris des partis chrétien, nationaliste et d'extrême droite pour l’autonomie des femmes belges. En 2021, la stratégie se répète: le CD&V conditionne sa participation gouvernementale à la mise au frigo du dossier. L’accord du gouvernement Vivaldi (PS, CD&V, Open VLD, MR, Vooruit, Ecolo et Groen) excluait tout débat sur l'IVG, en attendant l'avis d’un comité scientifique multidisciplinaire et indépendant.

En tout état de cause, la publication, en avril 2023, du rapport rédigé par près de 35 expert·es, toutes convictions confondues et issu·es des plus grandes universités du pays, aurait dû marquer la reprise du débat sur l’IVG au Parlement. Mais il n’en fut rien. Le problème? Le contenu de l’étude ne plaît pas aux membres du CD&V. Celui-ci fait état d’un consensus scientifique en faveur de la reconnaissance de l’IVG comme un soin de santé, la suppression des sanctions pénales à l’encontre des femmes, l’allongement du délai légal à 18 semaines, la suppression du délai de réflexion, soit des revendications portées depuis longtemps par les femmes concernées et le secteur engagé dans la défense des droits sexuels et reproductifs.

L’autorité du discours scientifique ne parviendra toutefois pas à faire poids dans le rapport de force engagé par les chrétiens-démocrates. Le président actuel du CD&V s’empresse de manifester son opposition à toute loi qui supprime le délai de réflexion et qui allonge le délai à plus de 14 semaines. Vous la voyez revenir cette menace gangréneuse de faire tomber le gouvernement? Ce sont les mêmes cartes qui sont rejouées, malgré les progressions scientifiques dans le débat.

Débat sur l’IVG en 2024: on prend les mêmes et on recommence

En 2024, au lendemain des élections du 9 juin, de nouveaux textes intégrant les recommandations du rapport sont déposés à la Chambre et reçoivent aussitôt une motion d’urgence. Ils doivent donc être examinés en priorité dès la rentrée, lors des premiers travaux de la commission Justice. Mais avant même que ces propositions ne soient fixées à l’ordre du jour, les partis négociant la potentielle future majorité Arizona (MR, Les Engagés, N-VA, CD&V et Vooruit) signent un accord pour empêcher le vote de toute loi susceptible de compromettre leurs pourparlers.

L’IVG demeure encore et toujours un dossier sensible pour le CD&V et le vote en commission Justice est empêché. S’il n’y a pas d’illusions à avoir concernant les partis chrétien et nationaliste flamands, qui instrumentalisent depuis toujours la question des droits sexuels et reproductifs, on aurait toutefois espéré que les autres partis se battent davantage. Vooruit avait fait de la mise en œuvre des recommandations du groupe d’experts un sujet de campagne, en vantant les mérites de leur progressisme en comparaison avec le conservatisme du CD&V3 . Aujourd’hui, ils laissent le dossier en proie aux jeux de marchandage politique habituels. Il en va de même pour le MR et Les Engagés, dont les présidents de partis ont à plusieurs reprises rappelé leur position favorable à la mise en œuvre des recommandations du groupe d’expert·es et le fait qu’ils attribuaient une liberté de vote à leurs député·es. Certes, les trois partis promettent de remettre le dossier à l’ordre du jour dès que le gouvernement sera formé, mais l’histoire de ce combat nous donne raison de craindre qu’un vote n’aille pas vers la pleine reconnaissance du droit des femmes à vivre leur vie de façon autonome et à faire leurs propres choix en matière de santé.

«La liberté des femmes continue de faire peur aux hommes politiques, qui perçoivent l’interdiction de l’avortement comme l’ultime moyen d’exercer un pouvoir et de se légitimer comme étant le sexe fort.»

Les dogmes du patriarcat toujours bien vivants

Manifestement, la liberté des femmes continue de faire peur aux hommes politiques qui, animés par des considérations religieuses et nationalistes, perçoivent l’interdiction de l’avortement comme l’ultime moyen d’exercer un pouvoir et de se légitimer comme étant le sexe fort. N’oublions pas que le système patriarcal s’est construit sur une différenciation entre les hommes destinés au pouvoir et les femmes assignées à la maternité.

Le Pape a d’ailleurs rappelé le parti pris de la culture chrétienne pour cette vision sexiste, lors de sa visite officielle en Belgique le 28 septembre dernier – jour de la journée internationale pour le droit à l’avortement, un «hasard» du calendrier. En conférence à l’UCLouvain, il caractérisait les femmes en ces termes: «Ce qui est féminin n'est pas déterminé par le consensus ou les idéologies. La dignité est garantie par une loi originelle, non pas écrite sur le papier, mais dans la chair.» Et d’ajouter : «La culture chrétienne élabore de manière toujours renouvelée, dans différents contextes, la vocation et la mission de l'homme et de la femme et leur être mutuel, dans la communion. Non pas l'un contre l'autre, mais l'un pour l'autre […] la femme est accueil fécond, soin, dévouement vital4 .» La messe est dite: pour le chef de l’Église, les femmes sont des objets dévoués à la procréation et au service des autres, surtout des hommes. Pas étonnant qu’il ait également profité de sa visite pour qualifier de criminelle la loi belge sur l’avortement et pour comparer les médecins qui le pratiquent à des tueurs à gages.

Au fond, les déclarations du Pape et les positionnements des partis chrétien, nationaliste et d’extrême droite démontrent la persistance de l’idéologie machiste sur la place des femmes dans la société, qui reste subordonnée à celle des hommes. Mais le sexisme structurel auquel les femmes ont toujours fait face ne les a jamais empêchées de se battre pour l’égalité et leur droit à l’autodétermination.

Le combat continue et finira par être gagné.

nov 2024

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