Octobre. Les forêts et les campagnes semblent plutôt calmes… Pourtant, au-dessus de nos têtes a lieu un déplacement massif de millions d’êtres vivants, visant des lieux situés à des milliers de kilomètres d’ici. Tous ces animaux passent dans le ciel… et on ne voit rien!
Disparition suspecte au-dessus de l’étang
Si certains déplacements automnaux restent tout de même faciles à remarquer (un vol de cigognes ou d’oies, par exemple), la plupart des oiseaux migrent très discrètement. Ainsi, plutôt que par l’observation de volatiles pressés, la migration se traduit plutôt par la disparition ou l’apparition plus ou moins brutale d’une certaine espèce. Par exemple, en ville, on se rend subitement compte qu’on ne voit plus un seul martinet. Ce vide me rend toujours triste: survenant mi-août, il annonce immanquablement la fin des vacances! De même, on notera la disparition des coucous en juillet, des rougequeues en septembre, l’apparition des tarins en novembre, etc., mais on n’assiste presque jamais à leur voyage proprement dit. L’exemple des hirondelles est particulièrement frappant: un soir d’octobre, voici des centaines d’hirondelles au-dessus d’un étang; et le lendemain matin, plus une seule!
Mettons-nous maintenant à la place d’humains confrontés à ce phénomène il y a deux cents ou deux mille ans: comment expliquer ces disparitions et réapparitions mystérieuses?
Hypothèses pas si déraisonnables
Les Grecs et Romains évoquaient des transformations morphologiques: «le rougequeue disparaît en hiver, car il devient un rouge-gorge, et le coucou devient un épervier». Deux mille ans plus tard, le grand Linné[1] estime que les fameuses hirondelles disparues passent l’hiver enfouies dans la vase des étangs!
Ces deux explications peuvent nous faire sourire par leur bizarrerie. Mais ce sourire trahit, je crois, notre tendance constante à confondre le progrès des connaissances avec celui de l’intelligence, un postulat extrêmement douteux qui fait passer nos prédécesseurs pour des simples d’esprit. Or, bien au contraire, Aristote ou Linné étaient très probablement de fins observateurs à l’intelligence acérée, qui émettaient des hypothèses pas si stupides que cela.
Pour commencer, notons que de nombreuses espèces d’oiseaux, par le phénomène de la mue (qui est un changement complet du plumage), modifient spectaculairement leur aspect extérieur d’une saison à l’autre. Le Lagopède alpin passe d’un manteau blanc pur à une livrée brune, le Combattant varié troque un plumage roussâtre pour un foisonnement extravagant de plumes multicolores. Sans une encyclopédie exhaustive sur le sujet (les premières datent du 19e , voire début 20e ), quel ornithologue suffisamment malin aurait deviné qu’il puisse s’agir du même oiseau dans les deux cas? Pas moi, en tout cas. Donc, en l’absence de documentation moderne, l’hypothèse du «rougequeue qui devient un rouge-gorge» semble tout à fait sensée.
Ensuite, beaucoup de vertébrés hibernent: certains mammifères bien sûr, ainsi que les batraciens, qui s’enfoncent effectivement dans la vase. Pourquoi pas les oiseaux?, propose Linné. Et oui, pourquoi pas? Justement, la science occidentale connaît depuis le 20e siècle un oiseau hibernant! Il s’agit de l’Engoulevent de Nuttall, d’ailleurs appelé «celui qui dort» par les Indiens Hopi.
Donc, avant de sourire de la naïveté d’Aristote ou de Linné, demandons-nous ce que nous aurions pensé, avec les moyens de l’époque, devant les rougequeues qui laissent la place aux rouge-gorges, devant la disparition étrange d’hirondelles qui volaient encore la veille au soir au-dessus de l’étang. Et demandons-nous si nous aurions l’imagination assez audacieuse pour défendre la folle hypothèse qui a finalement été vérifiée: ces petits animaux (ainsi que beaucoup d’autres passereaux[2] ), plus légers qu’une madeleine[3], effectuent un voyage de plus de 5.000 km, par-dessus mers et déserts! Le tout, souvent, en pleine nuit… Personnellement, j’aurais trouvé l’hypothèse de l’hibernation bien plus raisonnable!
Vol de nuit
Car si Linné et d’autres se sont trompés sur le mystère de la disparition automnale de certains oiseaux, c’est sans doute, outre l’aspect improbable d’un tel voyage, en raison de son caractère fréquemment nocturne.
Pensons un instant à ces Belges qui, un soir de juillet, montent à 22h sur l’E19, traversent la France et arrivent en Espagne après douze heures de voyage sur des autoroutes presque vides. Pourquoi font-ils cela? Bonnes conditions de circulation, pas besoin de pause pour nourrir les enfants qui dorment à l’arrière, pas de risque de grosses chaleurs, et puis, «on ne perd pas un jour de vacances». Les raisons[4] sont sans doute un peu du même ordre pour les oiseaux: ils évitent non pas les embouteillages, mais les prédateurs (de nuit, l’épervier vous laisse tranquille). Bonnes conditions de circulation: l’air nocturne est plus dense et plus stable, ce qui permet un vol plus facile. Peu de risques d’hyperthermie et de déshydratation. Enfin, la fauvette qui a voyagé de nuit profitera du jour pour trouver des insectes à manger dans les buissons où elle fait halte; comme l’Homo automobilis, cet animal étrange mais astucieux qui ne veut pas «perdre un jour de vacances».[5]
Dernière raison probable, la possibilité de profiter de l’orientation aux étoiles. Le parallèle avec le vacancier s’arrête sans doute là, car le GPS a donné le coup de grâce à l’art magnifique de la navigation par observation du ciel nocturne…
Longs, moyens et courts courriers
Les prouesses migratoires des oiseaux, mieux connues grâce à divers moyens plus ou moins modernes de pistage (baguage, balises GPS…), donnent le vertige. Le record semble détenu par la Sterne arctique: ce bel oiseau de 100 grammes (le poids d’une tartelette aux pommes, ou d’une petite tomate), qui niche dans les régions polaires de l’Hémisphère Nord, passe la période que nous appelons «hiver» au large des côtes antarctiques, et vit donc un été perpétuel. Un peu comme ces retraités européens qui s’envolent pour l’Argentine de septembre à mars, enchaînant des juillets caniculaires avec des Noëls tout aussi torrides.
Les deux pôles étant distants de 20.000 km, il a été logiquement supposé que la Sterne parcourt environ 40.000 km par an. Ce nombre incroyable, que je lisais enfant dans un de ces livres présentant les records du monde animal, me fascinait. Mais ce kilométrage a été revu à la hausse! Une étude récente démontre en effet que la Sterne arctique ne migre pas en ligne droite, mais suivant des trajectoires complexes pouvant passer par le Brésil, voire l’océan Indien. Le total parcouru en un an serait de… 70 000 km.
A côté de ce record ahurissant, des migrateurs plus classiques (comme le Martinet noir ou l’Hirondelle rustique) «se contentent» de rejoindre l’Afrique Centrale: compter 15.000 km pour l’aller-retour. D’autres, plus modestes, ne traversent pas le Sahara et s’arrêtent au Maghreb, pour un trajet annuel de 4000 km. Enfin, des migrateurs moins ambitieux passent l’hiver à quelques centaines de kilomètres de leur quartier d’été. Ainsi, pendant que certains rouge-gorges bretons vont à Bordeaux, ceux d’Angleterre traversent le Channel et passent l’hiver en Bretagne. Un habitant de la côte armoricaine jurerait que le rougegorge habitant son jardin y reste fidèlement toute l’année, sans imaginer qu’un robin anglais a remplacé son homologue breton, une nuit d’octobre…
On est toujours le pays chaud de quelqu’un d’autre
Comme le montre cet exemple, la migration d’automne ne signifie pas uniquement, comme on l’imagine parfois, un dépeuplement de nos contrées: nos latitudes moyennes font figure d’Eden verdoyant pour des oiseaux nordiques qui fuient le froid intense. Ainsi, pendant que les hirondelles quittent notre pays pour l’Afrique tropicale, des oies de Sibérie ou Scandinavie pourront trouver dans nos prés des sites d’hivernage convenables, après un voyage de 3000 km. Pour ces oiseaux herbivores, la Belgique en hiver, avec ses étangs et prairies rarement gelés, représente un pays de cocagne, comparé avec la toundra enneigée, sans eau libre. On est toujours le pays chaud de quelqu’un d’autre! L’hiver reste donc une saison intéressante pour les curieux de nature désirant découvrir des oiseaux inobservables en été (cf encadré).
Comptons les grives invisibles
Finissons par un peu de calcul. Nous avons noté que le caractère souvent nocturne de la migration rendait son observation difficile. Pourtant, nous allons voir qu’il n’est pas trop compliqué de compter des millions d’oiseaux volant dans le noir !
Sortons une de ces nuits douces d’octobre-novembre, sans pluie et sans vent, n’importe où en Belgique. à coup sûr, on finira par entendre un cri fin et étiré, plutôt discret: c’est le cri de contact d’une Grive mauvis[6], un petit oiseau aussi léger qu’une couque au chocolat (ou cinq noix, ou un blanc d’oeuf), voyageant de Russie ou Scandinavie vers la France ou l’Espagne. Restons un peu dehors et comptons combien de grives passent en dix minutes. Deux, trois, cinq ou dix, peut-être.
Maintenant, voici la question géographico-mathématique de niveau secondaire: «Si j’entends cinq grives passer au-dessus de ma tête en dix minutes, puis-je estimer combien de grives survolent la Belgique pendant tout l’automne?». Réponse: oui! Une grive vole à 50 km/h. J’en entends une toutes les deux minutes. Il y a donc, en gros, une grive tous les deux kilomètres dans le ciel belge. La frontière sud de la Belgique, de La Panne à Arlon, c’est une ligne d’environ 300 kilomètres. Donc chaque minute, 150 oiseaux quittent la Belgique pour la France. En douze heures d’obscurité, ce sont donc quelque 100 000 grives qui passent OutreQuiévrain, donc environ un million pendant les quelques nuits favorables que dure la migration! Sachant que les grives entrent également en France par la frontière allemande, on peut estimer la population complète passant l’hiver en France et Espagne à plusieurs millions. Cette estimation, quoique grossière, donne un ordre de grandeur assez convenable: des millions de ces petits oiseaux, en toute discrétion, ont voyagé d’Europe du Nord vers le sud-ouest. Le petit cri nocturne suffit à trahir le phénomène. Un peu de calcul a fait le reste!
A SUIVRE: Pourquoi? Comment? Les grands mystères de la migration.
Observer les migrations en Belgique
Le phénomène migratoire concerne des centaines de millions d’oiseaux, presque à tout moment de l’année, presque partout. Il suffit d’ouvrir les yeux et les oreilles !
Si les mouvements les plus important ont lieu d’août à octobre et de mars à mai, les déplacements ne cessent presque jamais : la migration d’automne s’étale de fin juin à décembre, et celle de printemps, de janvier à mi-juin !
Observer la migration dans notre pays, ce peut être :
- noter les départs et arrivées des hirondelles, martinets, rougequeues… ;
- en gardant le nez en l’air, voir ou entendre un vol de cigognes, de grues ou d’oies survoler la ville ou la campagne ;
- sur les plages de la mer du Nord, observer les milliers de limicoles[1] au printemps et surtout en automne ;
- au jardin ou dans les parcs, noter la présence d’oiseaux hivernants venus du Nord : grives, tarins ;
- dans les polders et les zones humides de la région de Bruges (en particulier polders de Uitkerke, réserve du Zwin), observer les milliers d’oies et de canards arrivant de Sibérie, Islande, Groenland. Ils stationnent chez nous d’octobre-novembre à février-mars ;
- noter les oiseaux de passage sur les étangs et rivières (notamment les hirondelles que l’on prenait autrefois pour des hibernants !). L’étang de Virelles (près de Chimay) ou la vallée de la Dyle (entre Pécrot et Leuven, assez près de la capitale) font partie de ces lieux privilégiés.
Natagora et Natuurpunt proposent des découvertes de sites où stationnent des oiseaux migrateurs :
www.natagora.be www.natuurpunt.be [1] Petits oiseaux marchant et courant sur le sable et la vase: courlis, bécasseaux, etc.
Références :
- Jennifer Ackerman, Le Génie des Oiseaux, Marabout, Paris, 2019 - www.migraction.net/index.php?m_id=22006&item=6 - www.nationalgeographic.fr/perpetual-planet/lincroyable-migration-de-la-sterne-arctique-devoilee-par-des-gps - www.audubon.org/field-guide/bird/common-poorwill
[1] Carl von Linné, 1707 - 1778, immense naturaliste, considéré comme le père de la classification moderne des êtres vivants. [2] Les passereaux sont la grande famille des petits oiseaux chanteurs : hirondelles, merles, alouettes, etc. [3] Ou, si l’on préfère, aussi légers qu’un jaune d’œuf ! [4] Qui ne sont cependant pas toutes très claires. [5] L’Homo qui prend le train de nuit invoque bien sûr le même genre d’arguments. [6] Le fabuleux site https://xeno-canto.org/ permet d’écouter gratuitement les cris et chants de tous les oiseaux du monde.