Théorie du collapse: quelles compétences pour demain?

Lundi 9 mars 2020

On parle de plus en plus de collapse, d’effondrement, voire de fin de notre civilisation. Que faire face à ce genre d’éventualité? En quoi le fait de l’envisager modifie-t-il notre rapport à l’éducation? Peut-on traverser ce genre de périodes sereinement? Ou, pour citer un jeu de mots désormais classique: Apocalypse ou «happy collapse»?

La fin de l’énergie bon marché

Pour saisir les bases physiques des théories de l’effondrement, il faut comprendre un fait marquant de la société contemporaine: le prix de l’énergie y est extrêmement bas, essentiellement grâce à l’abondance du pétrole, du gaz et du charbon (les «combustibles fossiles»). Or l’énergie n’est pas un secteur comme les autres: il rend possible presque toutes les activités humaines, industrielles, agricoles, etc. Allumer un ordinateur, manger un gâteau, voyager, boire de l’eau propre, sont des actes que l’on peut s’offrir facilement grâce au coût de l’énergie historiquement bas. La disponibilité d’énergie à bas prix est donc la condition nécessaire du bon fonctionnement de la plupart des activités humaines, et donc de l’économie. Or le pétrole, le gaz et le charbon, non renouvelables, seront bientôt épuisés, sans perspective à court terme de remplacement efficace par d’autres sources d’énergie. Si les spécialistes sont incapables de prédire avec précision la date de la «fin du pétrole», on peut déjà affirmer que la production mondiale est très proche du déclin. Le déclin du gaz et du charbon surviendront à coup sûr, sans doute un peu plus tard. Par simple épuisement de substances sur lesquels le monde industriel s’est bâti, et sans alternative sérieuse, une crise énergétique sans précédent va probablement survenir. Et avec elle, une crise de tout ce que l’énergie bon marché rend possible: industrie, transports, agriculture, etc. Cette perspective de fin de l’énergie facile signifie-t-elle effondrement? Cela dépend bien sûr comment on définit ce terme. Mais que l’on appelle cela effondrement, collapse ou fin de notre monde, il faut s’attendre à des difficultés nouvelles, que la génération de nos parents n’a pas connues. Schématiquement, on peut voir deux tendances opposées dans les scénarios «effondristes», avec bien sûr tous les intermédiaires possibles.

Apocalypse?

Le premier scénario, celui de l’apocalypse rapide et générale, se retrouve dans nombre de romans et films de science-fiction. Dans Une rose au paradis, par exemple, Barjavel décrit la surface

Illustration: Max Tilgenkamp

entière de la planète stérilisée en une seconde par l’explosion simultanée de toutes les bombes de l’arsenal mondial. Seule une «arche de Noé» souterraine permet la renaissance de la vie sur Terre après quelques années. Le même thème (vie presque disparue, petite communauté préservée dans un abri) se retrouve par exemple dans Malevil (R. Merle). Ces fictions traduisent certes les craintes anciennes des années 70 ou 80, lorsque les tensions entre USA et URSS rendaient une attaque nucléaire possible. Notons que si ces peurs semblent passées de mode, elles restent physiquement à l’ordre du jour: un rapide calcul montre que quelques centaines des missiles actuels (et il en existe des milliers, toujours prêts à décoller) suffiraient pour vaporiser les plus grandes villes du monde. Mais, même sans parler d’arme nucléaire, certains «collapsologues»[1] évoquent une fin brutale de notre civilisation. Pour eux, la crise énergétique conduirait par «effet domino» à des crises politiques, sociales, alimentaires, qui auraient rapidement raison de l’organisation fragile de notre société complexe. Dans cette hypothèse violente, un retour à une agriculture vivrière de type médiéval serait probable, pour des survivants qui s’organiseraient en petites communautés: peu de vie en ville, très peu de division du travail, chaque clan devant cultiver un territoire restreint. La bande dessinée post-apocalyptique Simon Dufleuve dépeint ainsi de petites tribus régulièrement pillées par des hordes venues des villes sinistrées. Le courant dit «survivaliste»[2] suggère ainsi d’anticiper: acheter un terrain à la campagne, apprendre à chasser, à se battre, à cultiver, etc. Pour ce qui est des compétences utiles, on assisterait alors à un retournement presque complet de l’échelle des valeurs: celles mises en avant dans notre société tournée vers les services (rédiger une dissertation littéraire, maîtriser les mathématiques financières, utiliser un programme informatique) deviendraient périmées, alors que les compétences physiques (en particulier cultiver la terre, manier les armes) deviendraient vitales.

… Ou happy collapse?

Mais rien ne prouve qu’on assiste à un effondrement aussi brutal. On peut imaginer le scénario beaucoup plus progressif d’une lente baisse de l’offre d’énergie et donc de l’activité économique, scénario dont les personnes les plus pessimistes (ou lucides) diront qu’il est le plus probable, pour la bonne raison qu’il a déjà commencé. En effet, si on définit l’effondrement comme une époque où «les besoins de base ne sont plus assurés pour une majorité de la population par des services encadrés par la loi»[3] , alors il faut bien admettre qu’une bonne partie du monde se trouve déjà dans ce processus: il suffit d’examiner la carte mondiale de l’accès à l’eau potable ou au logement pour s’en convaincre. Sans être franchement «happy», ce collapse-là (parlons d’une «décroissance forcée», ou d’un «effritement lent» plutôt que d’un effondrement) laisse la place à des possibilités de préparation et surtout de mise en œuvre de solutions politiques.

Décroissance forcée: quel quotidien?

Comme on l’a dit, une caractéristique majeure de ce futur réside dans la rareté de l’énergie; imaginons, par exemple, qu’elle devienne vingt fois plus rare. Comme on l’a vu, les conséquences sur le quotidien ne se limitent pas seulement à une division par vingt des kilomètres parcourus en voiture ou en avion! Mais aussi, schématiquement, vingt fois moins de train, vingt fois moins de nourriture venant de loin, vingt fois moins d’objets manufacturés, vingt fois moins d’eau potable, vingt fois moins de bâtiments nouveaux, etc. Traitement des déchets, eau, électricité, construction, soins, presque tous les actes techniques deviennent plus difficile, plus lents et plus coûteux. Dans ce scénario (pas nécessairement chaotique, on y reviendra), on peut envisager quelque chose de plus réjouissant que des petites communautés isolées devant apprendre le maniement de la bêche et du fusil. Il pourrait y avoir de la place pour des échanges entre villes et campagnes, de l’industrie, de l’art, de la médecine efficace, bref, une division du travail et une grande variété de métiers, quoique moins gourmands en énergie. Là où l’hypothèse survivaliste «hard» part du principe que les survivant·e·s devront s’autonomiser par petits groupes isolés et armés possédant quelques kilomètres carrés, l’hypothèse de la «décroissance forcée» ne parlerait pas nécessairement en termes de survivant·e·s, mais d’habitant·e·s, dont les échanges se relocaliseraient à l’échelle de quelques dizaines ou centaines de kilomètres. Les villes seraient alimentées par une région assez petite, et non par le monde entier, il y aurait peu d’échanges entre contrées lointaines.

Compétences low-tech

Dans ce monde possible moins connecté à grande échelle, le «low-tech» n’est plus un choix, mais s’impose comme une obligation. En effet, avec peu d’énergie, réparer, construire des objets simples et efficaces avec peu de moyens provenant d’un périmètre restreint, savoir faire pousser des plantes et soigner des animaux, bref, les compétences manuelles deviendraient de la plus grande valeur; mais aussi les compétences relationnelles, et un certain art de la débrouille, ou, ce qui revient à peu près au même, la créativité, au sens général de la recherche de solutions originales. Faut-il pour autant jeter à la poubelle toutes les compétences plus théoriques dont on pourrait penser qu’elles ne servent que dans notre civilisation complexe? Les calculs d’intégrales, l’art de la dissertation, le droit, la musique, la littérature, seraient-ils périmés? Je pense que la réponse n’est pas si simple. Dans un monde avec moins d’énergie disponible, les médecins, les architectes, les scientifiques, les traducteur·trice·s seraient encore très utiles. Les intégrales et la trigonométrie, avec ou sans pétrole, restent intéressantes, voire indispensables, pour construire des bâtiments ou des machines robustes. Les connaissances théoriques sur la santé, les plantes, le droit, les civilisations étrangères, restent également pertinentes pour une société «low-tech». Ces compétences qui nous paraissent «high-tech», car liées pour certaines à un haut niveau d’étude, me paraissent également utiles dans un monde moins technologique. Quant à l’art, la musique, la littérature, l’Histoire a montré que dans toute situation de crise, leur besoin se fait toujours sentir. Pétrole ou pas pétrole, on aura sans doute encore envie d’activités artistiques – justement peu gourmandes en énergie.

Polyvalence: réconcilier les coupures

En 1864, cinq marins font naufrage sur une île déserte battue par les vents, au large de la Nouvelle-Zélande. Un des hommes, François Raynal, fait preuve d’un nombre de compétences impressionnantes: il encourage ses coéquipiers à travailler ensemble malgré les différences de nationalités, il connaît les réactions chimiques permettant de fabriquer du savon à partir de coquillages, il supervise la construction d’une forge pour travailler le métal, l’observation des animaux pour la chasse, il cherche des plantes comestibles pour éviter le scorbut… Raynal a de la ressource, et son action volontaire porte ses fruits: tout l’équipage sera sauvé. Mais il faut noter que les connaissances théoriques lui ont servi autant que les pratiques, les relationnelles autant que les techniques. Cet exemple spectaculaire, comme des milliers d’autres cas moins connus de personnes confrontées à des conditions économique, politiques ou naturelles difficiles (il suffit de parler à des personnes vivant dans des régions sinistrées, politiquement, économiquement ou écologiquement), nous montre comment la polyvalence permet de se tirer avec succès d’une situation difficile. Qu’est-ce que la polyvalence dans notre monde imaginaire futur? Non pas «savoir tout faire» au pied de la lettre: but évidemment inatteignable. Mais je pense que la polyvalence signifie surtout qu’il faut s’efforcer de sortir du piège de la spécialisation et de la forte division du travail qui caractérise la société occidentale contemporaine. Donc, au moins partiellement, réconcilier les pôles, résoudre les dichotomies que cette spécialisation a créées: intellectuel-manuel, féminin-masculin, ou encore sciences-littérature, artistique-utilitaire, relationnel-technique, intuition-rationalité. Mais attention, lorsque nous parlons ici de «réconcilier ces pôles», ce n’est pas au sens d’une quelconque spiritualité new age, mais très concrètement. C’est, par exemple, désirer que les intellectuel·le·s soient aussi capables de travaux manuels, que les hommes sachent s’occuper aussi de tâches dites «féminines» (relationnelles, domestiques notamment), que des personnes à la fibre artistiques soient aussi capables de manipuler des outils, que les personnes littéraires sachent aussi se débrouiller avec des chiffres, etc. Et réciproquement!

Le piège du millénarisme et du chacun pour soi

Parmi les pronostics les plus probables, en voici un important: en cas de scénario survivaliste de type «chacun pour soi», les gagnant·e·s de demain seront très vraisemblablement les plus riches d’aujourd’hui. La pensée millénariste selon laquelle «la catastrophe punira les riches et récompensera les pauvres, et précèdera un nouvel âge d’or où les malheureux d’aujourd’hui deviendront les bienheureux de demain», me paraît une illusion dangereuse. La vraie vie risque de se révéler plus cruelle que ces fables bibliques. En cas de «chacun pour soi», il paraît plus que probable que les plus aptes à la survie ne seront pas les petit·e·s malin·e·s qui ne possèdent que quelques connaissances, un placard rempli de pâtes et quelques outils, mais ceux et celles qui possèdent des terres, des armes, de quoi stocker vraiment des vivres, des logements multiples dans et en dehors des villes: donc, les nantis d’aujourd’hui. C’est ce que décrit le romancier M. Houellebecq dans La Possibilité d’une Île: dans un futur assez lointain, vers le quatrième millénaire, l’humanité est dominée par une caste d’«humains augmentés» vivant dans des propriétés bien défendues contre les humains sauvages, les sur-Hommes descendent tous et toutes (par clonage) de personnes qui étaient suffisamment riches au 21e siècle. Bref, le survivalisme n’apparaît pas comme une option réaliste pour les gens ordinaires.

Éviter la prophétie auto-réalisatrice

Il semble donc que, dans l’espoir d’une survie collective dans un monde aussi juste que possible, les solutions pour faire face à la «décroissance forcée» ne sont pas de type «chacun pour soi». Les solidarités existant actuellement, sous forme d’assurance-maladie, de syndicats, de mise à disposition de l’eau comme bien commun, de lutte pour des conditions de travail décentes, pour une éducation de bonne qualité, font partie des atouts pour l’avenir, à conserver à tout prix. En fait, beaucoup d’outils anti-crises sont déjà en place, et doivent être soignés. D’autres restent à inventer. Or certains discours collapsologiques et surtout survivalistes présentent bien souvent un effondrement inéluctable, déterministe, sans aucune place pour les efforts collectifs: «Le pétrole viendra à manquer, et ce sera chacun pour soi avec son potager et son fusil». Si on ajoute que la collapsologie se présente souvent avec le sérieux d’une science exacte[4], on peut craindre que la présence grandissante de ces idées nous fasse nous replier sur de mauvaises solutions individuelles, et nous empêche précisément de chercher du côté des solutions collectives, politiques. Comme le note J. Cravatte: «l’effondrisme nous enjoint (individuellement et collectivement) à accepter l’incendie et à préparer la renaissance qui s’ensuivrait. (…) Pour toutes ces rai-sons, les discours collapsos ont en partie provoqué une dépolitisation des enjeux actuels[5]». En somme, une certaine collapsologie survivaliste risque bien de devenir une prophétie auto-réalisatrice: à force de se présenter comme inéluctable, elle enferme les personnes dans des perspectives de survie individuelles qui, effectivement, découragent la solidarité et engendre finalement la situation de chaos prophétisée!

«Fabriquer des ressources pour ceux qui viennent»

Voilà pourquoi une compétence majeure pour l’avenir semble être la collaboration et la recherche de solutions politiques. En termes d’enseignement, la plus grosse rupture avec l’enseignement «traditionnel» se situe peut-être là. La collaboration, le fait de ne pas se considérer comme atome isolé mais comme part d’une société, est une compétence parfois difficile à enseigner, à valoriser, mais elle est à mon avis plus que nécessaire. Savoir connaître son fonctionnement dans un groupe, savoir ce qu’on peut apporter et ce qu’on peut retirer de ce groupe, améliorer ses compétences relationnelles (communication, recherche de solutions, apaisement de conflits, etc.) deviennent et resteront des aptitudes cruciales. Il ne faut donc pas cesser de croire qu’il dépend encore de nous que l’avenir, quoique moins facile du point de vue énergétique, ne devienne pas aussi chaotique que ce que certain·e·s collapsologues annoncent. Rien ne prouve que la crise énergétique engendre inéluctablement, quoi qu’on fasse, un effet domino menant à la fin du monde. Il ne tient qu’à nous d’atténuer les conséquences de la «décroissance forcée». Comme l’écrit I. Stengers: «Ce qui nous attend n’est pas un big flash, une fin du monde brutale et instantanée. Non, quoi qu’il arrive, ça va se déglinguer pendant des siècles. Alors ma question est: que peut-on fabriquer aujourd’hui qui puisse éventuellement être ressource pour ceux qui viennent?»[6] . Que peut-on fabriquer? En résumé, en plus de la polyvalence au niveau individuel, la collaboration, la capacité d’invention d’une société solidaire, la conservation et l’amélioration de ce qu’elle a déjà établi en termes de solidarité, bref, la recherche de solutions politiques, font partie des parades pertinentes, qui permettent de tenter d’éviter le caractère auto-prophétique des injonctions au «chacun pour soi».

François Chamaraux, docteur en physique, enseignant en sciences

 

[1] La collapsologie (un terme forgé récemment) se présente comme une réflexion transdisciplinaire sur l’effondrement de notre civilisation [2] Par exemple https://surviveworldcollapse.com/ [3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Collapsologie [4] Ce qui n’est pas le cas: si les considérations écologiques ou énergétiques de base sont scientifiques, les conclusions sur l’avenir ne le sont sûrement pas. [5] www.revue-ballast.fr/ depasser-les-limites-de-la-collapsologie [6] Isabelle Stengers, Résister au Désastre, Wildproject, 2019.  

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