Il faut heurter la machine scolaire de plein fouet!

Lundi 2 mars 2020

Déconstruire la machine scolaire des inégalités est possible, selon ChanGements pour l’égalité (CGé).  Mais cela doit passer par une transformation profonde de la formation des enseignant.e.s.

Rappelons que les priorités inscrites dans l’accord gouvernemental de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour 2019-2024 sont : une refonte du décret Inscription, condition sine qua non des libéraux pour prendre part à la coalition instaurée à la rentrée dernière avec le PS ; la mise en place progressive du Pacte pour un Enseignement d’excellence et de son tronc commun ; ainsi qu’une réforme de la formation initiale des enseignant·e·s approuvée par la commission Enseignement supérieur en janvier 2019. Concernant cette dernière mesure, le ministre-président Pierre-Yves Jeholet (MR) a finalement décidé, en septembre 2019, de la reporter d’un an, afin « d’examiner la capacité opérationnelle de sa mise en œuvre, de l’adapter le cas échéant, mais aussi de préciser son coût et son intégration dans la trajectoire budgétaire de notre Fédération Wallonie-Bruxelles». Au lendemain de cette rentrée parlementaire, Jean-Pierre Coenen, le président de la Ligue des Droits de l’Enfant et de la Plateforme contre l’échec scolaire, réagissait «pour le gouvernement, l’école doit d’abord former des super-travailleurs qui auront pour mission de sauver Bruxelles et la Wallonie ». 

Pénurie d’enseignant·e·s

Reporter cette réforme de la formation des enseignant·e·s. est incompréhensible pour les actrices et acteurs de terrain qui sont confronté·e·s à une pénurie sans précédent, impactant directement les élèves et particulièrement celles et ceux issus de milieux populaires. « La pénurie a longtemps concerné les établissements défavorisés. Aujourd’hui, elle touche toutes les écoles », commente Véronique De Thier, responsable politique de la Fapeo (Fédération des associations de parents de l’enseignement officiel) dans les colonnes du journal Le Soir du 6 février. « Cette situation est injuste socialement, pour plusieurs raisons. Un, parce que certains jeunes sont soutenus pédagogiquement par leurs parents en capacité socio-économique de le faire – aide parentale, cours particuliers… – alors que d’autres ne le seront jamais. Deux, parce que le phénomène touche prioritairement les écoles défavorisées et que le premier réflexe est d’utiliser les heures de remédiation pour remplacer les titulaires de classe alors que leurs élèves en auraient bien besoin. Trois, parce que ces écoles à indice socio-économique faible sont aussi souvent durement frappées par le climat scolaire : l’absentéisme des professeurs est révélateur de quelque chose. Dans ce contexte, les élèves les moins favorisés sont victimes d’une double, voire d’une triple peine. Si les publics défavorisés doivent vivre de manière plus forte la question de la pénurie et de l’absentéisme des professeurs, cela pose des questions sur l’équité du système ».

Une école en rupture

Comme le montrent les derniers résultats PISA, il existe bel et bien un lien entre l’existence d’écoles élitistes et d’écoles « guettos populaires », et la disparité du niveau des élèves en Belgique. Les performances des élèves favorisés sont meilleures que celles des élèves moins favorisés. L’enseignement en Fédération Wallonie-Bruxelles est et reste l’un des plus inégalitaires, tout comme le système flamand ou luxembourgeois. Ce constat alarmant est posé et répété depuis l’an 2000. Le mois dernier, nous faisions état d’une analyse de l’APED (Appel pour une école démocratique) qui pointait les conséquences du libre-choix des écoles par les parents en Fédération Wallonie-Bruxelles et dénonçait l’existence d’un quasi-marché scolaire. D’autres facteurs perpétuent ces inégalités mais pourraient être atténués grâce à une profonde réforme de la formation des enseignant·e·s. Le CGé croit en une profonde transformation du système actuel qui dépendrait de plusieurs ruptures axées sur l’engagement personnel et subjectif des enseignant.e.s dans un processus de transformation personnelle. Leur rôle ne serait plus de transmettre un savoir donné mais de construire un savoir de manière collective. Leur mission serait davantage de faire apprendre, de construire des dispositifs et de favoriser l’autonomie. L’échec ne serait plus expliqué par le manque de capacités de l’élève mais bien par les situations d’apprentissage.

Prise de conscience collective

Lors de la matinée du 13 février 2020 organisée par l’Académie des Recherches et des Statistiques (Ares), le CGé a démontré comment il était possible de déconstruire « la machine scolaire de renforcement des inégalités » en questionnant le réforme de la formation des enseignant.e.s. « Actuellement, l’école donne la priorité à la sélection. L’école sert à former à un métier et réorienter. C’est une véritable lutte des places qui se poursuit ensuite socialement, professionnellement, économiquement, expliquait Jacques Cornet, sociologue, formateur d’enseignant.e.s en haute école et militant au sein de l’association ChanGements pour l’égalité. « Mais on se trouve face à cette injonction paradoxale qui dit que l’école doit faire réussir tous les élèves tout en créant aussi de l’échec. On le voit : la réussite n’a de valeur que par le nombre d’échecs qui l’accompagnent. On veut nous faire croire que l’école est capable de produire des futurs Dalaï Lama, des Bill Gates et des Greta Thunberg, mais c’est tout à fait impossible. Ce sont ces croyances pédagogiques qu’il faut commencer par ébranler pour espérer une véritable prise de conscience des inégalités scolaires ».

L’école n’est pas un espace sécurisé

Le CGé poursuit sa démonstration en abordant la problématique de la langue des apprentissages comme facteur pédagogique discriminant. « Entre communiquer en français et apprendre en français, il s’agit pour beaucoup de nos élèves de réaliser le défi du grand écart. N’oublions pas que 54 % de nos élèves accusent un retard d’un an ou plus à la fin de la 4e secondaire (S4) et que parmi les 45 % d’élèves ‘à l’heure’, il n’est pas abusif de penser que certains y sont arrivés grâce à beaucoup d’efforts et d’obstination, voire grâce à une aide extérieure à l’école ! ».  Pour le CGé, il est grand temps de réfléchir à quel français on veut enseigner et avec quel niveau d’exigence. Il n’est plus acceptable de continuer à ignorer tant l’hétérogénéité croissante des publics scolaires et le plurilinguisme de notre société que l’introduction du numérique et l’évolution des modes de communication. Elle constitue actuellement un « véritable facteur d’échec pour les enfants issus de milieux populaires », pointe Jacques Cornet. L’école devrait être un espace de sécurité pour toutes et tous mais ce n’est pas le cas. Une domination symbolique y règne et des conflits de loyauté font que les enfants de milieux populaires ne sont pas en situation d’apprendre parce qu’ils sont discriminés.

Quels élèves voulons-nous ? 

Le 10 février, La Libre publiait une chronique de Marie-Garance Nolet, enseignante au Lycée intégral Roger Lallemand, intitulée « Donnons aux élèves les clés pour qu'ils deviennent des adultes responsables », en voici un extrait : « À notre question de départ, ‘Quels élèves aimerait-on voir sortir de rhéto ?’ certaines réponses émergent : des élèves au bagage disciplinaire riche, des esprits critiques et structurés, des futurs adultes libres de penser sur soi, sur l’autre et sur le monde, des êtres humains prêts à faire des choix et… à prendre des risques (…) ‘L’école pour tous’ constitue le défi majeur de l’éducation aujourd’hui. Les méthodes traditionnelles ne sont certainement pas à bannir mais il est important de se les approprier et de les ajourner pour former tous les adultes de demain. Créer une collectivité et des rituels sécurisants, travailler en groupe et s’autoévaluer participent aussi à cette mission. Les élèves tiennent à un lieu d’apprentissage où il fait bon vivre et où la bienveillance fait loi.  Répondre à ces challenges demande de la part des professeurs une intense collaboration : pour créer ce contenu, il faut penser collectivement et méthodiquement aux problématiques et aux clés à transmettre aux élèves. Quelle expérience unique et stimulante, quel défi énergivore et énergisant ! ».  Pour y parvenir, il faudra déconstruire un nombre important de croyances et notamment, celle de « l’égalité des chances » et de « l’inégalité de capacité » pour aller définitivement vers le « toutes et tous capables » en mettant les moyens et en prenant le temps. « C’est le cœur de la machine : il faut heurter le système de plein fouet, c’est lui qui est inégalitaire ! », lance Jacques Cornet. « Il faut remettre en question cette croyance qu’il faut des points à l’école, ce sont eux qui mènent à la sélection et le redoublement. Tout cela suppose une rupture identitaire. Et ensuite, enfin, il sera possible d’avoir un projet politique de lutte contre les inégalités».

Jeu politique et réseau catholique  

On le sait aujourd’hui, la coalition en place PS-MR-Ecolo ne partage pas forcément les mêmes visions en termes d’enseignement. Par ailleurs, les différents réseaux d’enseignement présents en Fédération Wallonie-Bruxelles affaiblissent les chances de voir un jour un enseignement francophone égalitaire et cohérent. Le CGé note toutefois en guise de conclusion que la ministre actuelle de l’Education Caroline Désir (PS) au même titre que celles et ceux qui l’ont précédé.e.s, (à l’exception de Marie-Martine Schyns cdH), à savoir Marie Arena (PS), Jean-Marc Nollet (Ecolo), Christian Dupont (PS), Joëlle Milquet (cdH) étaient des ministres qui ont profondément voulu réformer l’école et la rendre plus égalitaire. « Le problème, souligne Jacques Cornet, c’est qu’ils n’ont pas de pouvoirs et que le jeu des différents acteurs s’annule parce qu’il y a le double clivage. Il y a le clivage classique : employeurs-travailleurs-usagers et il y a le clivage philosophique : réseau catholique-réseau officiel. Quoiqu’il arrive, il y aura toujours un des acteurs de ces différents clivages qui va annuler les effets ». Sont pointés en plus, les parents favorisés qui, d’une part, influent dans le jeu de peur de voir l’école changer et d’autre part, l’électorat. Pour le sociologue, actuellement,  le Mouvement Réformateur et le réseau catholique freinent les avancées. « Au ChanGements pour l’égalité, on croit tout de même au Pacte et aux plans de pilotage des écoles. Il faudra bien 15 ans pour réformer notre système scolaire. Mais il en va de la responsabilité de chaque acteur/actrice et de chaque groupe d’acteurs/actrices de se confronter respectueusement pour faire bouger les choses », conclut la présidente Fred Mawet.

Maud Baccichet, secteur communication

Mar 2020

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