Quelle place pour les valeurs en pédagogie?

Lundi 27 janvier 2020

Pédagogie et valeurs: je t’aime moi non plus

«Je choisis cette pédagogie pour l’autonomie des élèves.», «Je refuse de mettre en place des récompenses pour éviter la compétition.», «Le plus important pour nous, c’est que les étudiants se sentent épanouis dans l’école.», «Il est essentiel pour moi que mon enfant apprenne le respect.», «J’insiste pour qu’il se débrouille seul.» Toute personne se voyant confi er une mission d’éducation a déjà été amenée à prononcer des affi rmations similaires. Coopération, autonomie, émancipation, épanouissement… Voilà des mots qui reviennent très régulièrement dans les discours sur l’éducation et/ou l’enseignement. Dans son livre «Les valeurs de l’éducation», le philosophe Olivier Reboul (2010) affirmait: «Il n’y a pas d’éducation sans valeur». Il semble effectivement indéniable que l’activité éducative implique toujours une série de valeurs. Ces valeurs peuvent d’ailleurs se voir impliquées de deux manières différentes dans les pratiques pédagogiques: une première façon qui peut être qualifiée d’explicite, tandis qu’une deuxième invite à les considérer comme agissant de manière implicite dans certaines pratiques. Si les valeurs se voient impliquées dans l’acte d’éduquer, elles ouvrent également aux façonnements des choix pédagogiques des acteurs et actrices de l’éducation. Elles semblent donc remplir une double fonction, celle d’être à la fois des moteurs de choix de pratiques éducatives mais également, des produits de ces mêmes pratiques. À titre illustratif, il n’est pas rare de rencontrer des enseignant·e·s/des parents qui mettent en place des pratiques éducatives avec pour motivation de véhiculer certaines valeurs (exemple: offrir à l’enfant un maximum de possibilités de faire ses propres expériences dans le but de prôner la valeur d’autonomie). Cependant, il arrive également que la mise en place de dispositifs éducatifs engendre des valeurs aux antipodes des volontés de celui qui éduque (exemple: offrir des récompenses pour souligner, encourager et renforcer positivement une évolution ou un apprentissage et par ce même dispositif engendrer de manière inconsciente de la compétition entre apprenant·e·s). À travers ces exemples, il est aisé de constater que les valeurs représentent des ciments de l’acte d’éduquer et que certaines tensions peuvent naître à leur sujet. Ces réflexions appellent d’ailleurs à de multiples et passionnantes interrogations telles que: Des valeurs, c’est quoi? Quelle place occupent-elles dans la pédagogie? Certaines valeurs prévalent-elles sur d’autres? Peut-on voir une influence de l’histoire sur les valeurs éducatives? Où en sommes-nous actuellement? Cet article tentera une série de réflexions en ce sens.

Les valeurs éducatives, kezako?

Shalom H. Schwartz, psychologue social a défini les valeurs comme: «des buts désirables, trans-situationnels, variant en importance, qui servent de principes guidant la vie des gens. L’aspect crucial de leur contenu qui distingue les valeurs entre elles est le type de but motivationnel qu’elles expriment.» Si l’on transpose cette perspective au domaine de l’éducation, il est aisé de comprendre que les valeurs éducatives reposent sur les buts motivationnels qui guident l’acte d’éduquer. Dès lors, il semble primordial de s’interroger sur la place qu’occupent ces valeurs (considérées comme des guides à l’action) dans les préoccupations du pédagogue.

Les valeurs; quelle place dans la pédagogie?

La question des valeurs est un défi majeur pour le pédagogue. Étienne Vellas (2008), estime d’ailleurs que la dimension axiologique fait partie intégrante des trois pôles fondamentaux que le pédagogue cherche à mettre en cohérence. Ainsi, il s’agit pour lui de tenter d’articuler ses convictions/ sa vision des finalités de l’éducation (la dimension axiologique) avec deux autres dimensions: Celle des conceptions (la dimension théorique) qui repose sur les savoirs. Et d’un autre côté, celle des actions (la dimension praxéologique) qui concerne plutôt les pratiques. L’acte d’éduquer amène à systématiquement penser ces dimensions comme étant en interactions les unes par rapport aux autres. Remarquons d’ailleurs que ces dimensions ne sont pas à considérer comme entretenant des rapports de hiérarchie. Il s’agit plutôt de les envisager comme dynamiques; les unes s’alimentant des autres, et inversement. L’exercice n’est donc pas des moindres pour le pédagogue! Toute l’histoire de la pédagogie illustre à merveille le périlleux exercice qui vise à tenter de mettre ces différents pôles en cohérence. En effet, un voyage à travers les siècles et les grands tournants qui ont marqué le panorama historique de la pédagogie, permet aisément de comprendre le rôle central des valeurs.

Antiquité, rationalisme et humanisme

Dresser le panorama historique de l’émergence de la pédagogie jusqu’à nos jours, conduit à mettre en évidence les perpétuelles tensions liées aux valeurs qui ont traversé, et continuent actuellement à traverser, les grandes réflexions sur l’éducation. Cette analyse mériterait d’y consacrer plus de lignes et davantage de profondeur tant les conflits de valeurs y sont les prémisses de questionnements qui continuent à ébranler les pédagogues contemporains. Clermont Ghautier et Maurice Tardif identifient les débuts de l’histoire occidentale de l’éducation dans la Grèce ancienne, cinq siècles avant notre ère: «Face à une crise de leur culture, les Grecs de l’Antiquité ont instauré un nouveau modèle de culture et formation, axé sur le rationalisme et l’humanisme. Ce modèle est contemporain d’un nouveau régime politique, la démocratie, qui fait de la discussion le cœur même du pouvoir politique.» (2005, p.12) Cependant, ces grands principes défendus et d’autres encore (sens de la mesure, esprit critique, etc.) peuvent être considérés comme des idéaux étant donné qu’à cette époque, l’éducation a principalement été réservée à une élite. Nous le voyons ici, les réflexions éducatives étaient orientées vers des hommes qui ont déjà eu l’occasion d’être formés. La finalité de l’éducation était surtout de viser à une transformation par le biais de la parole, l’exemple, la réflexion et la persuasion. Les penseurs grecs de l’Antiquité n’ont ainsi pas mené de réflexion sur des problématiques relatives à l’école, ou la pédagogie. Ce type de questionnement émergera plus après.

De Jean Jacques Rousseau à l’éducation nouvelle…

Au 18e siècle, Rousseau critiqua sévèrement le modèle éducatif en place en proposant un retournement radical de la conception de l’enfant et de l’éducation à lui offrir. Ces idées seront reprises bien plus tard par le courant de l’éducation nouvelle. En effet, la fin du 19e et le début du 20e siècle seront marqués par le passage d’une pédagogie qualifiée de «traditionnelle» à celle dite «nouvelle». La pédagogie traditionnelle était principalement définie , selon Maurice Tardif et Clermont Gautier (p.131), comme: «une pratique du savoir-faire conservatrice, prescriptive et ritualisée, une formule qui respecte et perpétue la méthode d’enseignement du 17e siècle». Cette pédagogie sera ainsi contestée au 20e siècle par l’école nouvelle. L’éducation nouvelle s’inscrit dans une opposition marquée avec la tradition: attention davantage placée sur l’enfant, ses besoins, ses intérêts, révision du statut du maître (désormais considéré comme un guide plus que le détenteur du Savoir Absolu), remise en question des contenus à transmettre. Ce grand mouvement à l’ampleur internationale marquera l’histoire de la pédagogie. Il est à la source de multiples courants de pensées qui, avec leurs singularités et similitudes, continuent à perdurer et/ ou à exercer une influence sur les pratiques pédagogiques actuelles.

Des réformes et législations qui mettent en jeux les valeurs éducatives

Contrairement aux époques qui ont précédé, nous ne disposons pas d’une prise de recul nécessaire pour prétendre à une analyse approfondie des valeurs éducatives phares de notre époque actuelle et des éventuelles tensions qui en ont émergé. D’autant plus que, nous le remarquions par des siècles et des siècles d’histoire, les valeurs éducatives prônées, subissent fortement l’influence des contextes sociétaux et des enjeux des époques dans lesquels elles baignent. Cependant, nous pouvons déjà mettre en évidence que notre époque est marquée, elle aussi, par de nombreux débats et de multiples initiatives qui mettent en jeux l’intervention et le questionnement de valeurs. À titre d’exemple, remarquons une série importante de volontés de réformes de l’enseignement (Pacte Pour Un Enseignement d’Excellence, Plan de Pilotage, Réforme de la formation initiale) qui amènent les acteurs du monde éducatif à se questionner sur leurs propres valeurs et celles dans lesquelles s’inscrivent ces réformes. Ces initiatives font inévitablement intervenir des enjeux liés aux valeurs. Prendre part à la mise en place de ces installations/ réflexions au sein du monde scolaire permet aisément de s’en rendre compte: les discussions qu’elles font naître suscitent de vives réactions quant aux finalités de l’école, aux rôles des enseignants, aux valeurs à défendre et/ou à inculquer. Notre époque semble donc être marquée de moments charnières en termes de valeurs éducatives. Nous assistons à un foisonnement de réflexions, de remises en question et de propositions pour changer l’École. Dans cette même lignée, un autre phénomène en témoigne d’ailleurs: la montée en flèche du nombre d’écoles dites «alternatives» qui ouvrent leurs portes depuis ces 5 dernières années.

Des écoles «différentes» pour une alternative aux valeurs critiquées?

Ces dernières années, des pédagogies considérées comme alternatives subissent un remarquable engouement. Cette ferveur se manifeste par l’offre de plus en plus grandissante de formations, colloques, outils pédagogiques, écoles alternatives, etc. L’une des causes de l’enthousiasme à «faire autrement» peut-être rattachée à ce questionnement/cette crise des valeurs. En effet, si de plus en plus d’enseignants ou de membres de la communauté éducative s’intéressent à des propositions alternatives, c’est parce qu’il semble actuellement régner une forme d’insatisfaction des valeurs engendrées par un système scolaire dit «classique». Sélection, inégalité, répression, aliénation, compétition sont des exemples de maux reprochés à l’institution scolaire classique. Pour lutter contre ces maux, une série d’initiatives visent à rechercher dans les idées, souvent issues du mouvement d’éducation nouvelle, des propositions pédagogiques qui viseraient des valeurs autres (coopération, justice, respect de l’individualité et du rythme, émancipation, etc.) . Ces facteurs expliquent, entre autres, les raisons pour lesquelles les écoles Freinet, Steiner, Decroly, Montessori, ou encore plus récemment des écoles dites à pédagogies actives ou mixtes (alliant des idées mixées de ces pédagogues) séduisent. À ce sujet, il est intéressant de constater que cette grande volonté de proposer une éducation «différente» , peut entrainer certaines dérives ou, tout du moins susciter des interrogations sur lesquelles il est nécessaire de réfléchir: Quelles sont, au-delà des mots et du discours, ces valeurs alternatives? Connaît-on réellement les intentions et fondements des valeurs défendues par celles et ceux à qui nous empruntons les idées? Par quelles pratiques sont véhiculées les valeurs prônées par les acteurs? Est-il pertinent, dans une perspective de pédagogies dites mixtes, de mettre en place des propositions pédagogiques réunissant des auteurs dont les valeurs s’opposent sensiblement? Quel type de valeurs ces décisions engendrent-elles? Suffit-il de mettre en place des pratiques pédagogiques identiques à celles nées des siècles auparavant, sans réflexion sur ou mise en perspective des réalités sociétales dans lesquelles nous vivons actuellement?

En conclusion… ou pas….

Une chose est sûre, les agitations que nous vivons actuellement amènent à des réflexions passionnantes sur les valeurs que l’on souhaite prôner en éducation et les différents dispositifs qui permettent (ou non) d’y parvenir. Ces réflexions sont d’autant plus passionnantes qu’elles amènent chacun de nous, chacun de ceux qui se voient confier la mission d’enseigner, à s’interroger sur ses propres cadres de pensée, ses valeurs et celles que l’on assigne à la fonction d’éduquer.

Talhaoui Amina, enseignante en primaire, spécialisée en orthopédagogie

Références des travaux cités: - Vellas, E. (2008). Approche, par la pédagogie, de la démarche d’auto-socio-construction: une «théorie pratique» de l’Éducation nouvelle. Thèse. Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation. Université de Genève. - Schwartz, S. H. (2006). Les valeurs de base de la personne: théorie, mesures et applications. Revue française de sociologie, 47(4), pp. 929- 968 - Reboul, O. (2010). Les valeurs et l’éducation. Dans: Olivier Reboul éd., La philosophie de l’éducation (pp. 95-121). Paris cedex 14, France: Presses Universitaires de France. - Gauthier, C. et Tardif, M.(1996). La pédagogie. Théories et pratiques de l’Antiquité à nos jours. Gaëtan Maurin. Montréal. s

déc 2019

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