L’histoire de l’école n’est pas ce fil continu et progressif vers l’émancipation que raconte la mythologie modernisatrice. Elle est, depuis ses débuts, un champ de bataille traversé par de vives résistances. De même, la condition d’enfance est tout sauf une donnée de nature et constitue, elle aussi, l’enjeu de tensions et de luttes tout au long du XIX e et du XX siècle. Mais les résistances juvéniles sont marquées par leur caractère éphémère et fragmentaire. Sans capacité d’institutionnalisation de leur propre mémoire - qui leur permettrait de s’installer dans la durée -, ces rébellions constituent autant de discontinuités à la fois sur le plan temporel et spatial. Résistances de la jeunesse à l’institution scolaire
En France, les révoltes d’élèves apparaissent dès la naissance des lycées – il y en aurait eu plus de deux cents au XIXe siècle (Thiercé, 1990, 2001). Pendant la première moitié du XIXe siècle en Allemagne, le Judenbeweging», un mouvement de jeunes, revendique le refus d’être éduqué par des adultes et le droit à l’auto-éducation. La jeunesse constitue également une des forces importantes des révolutions. Avec la Révolution russe, elle s’organise pour s’atteler à la constitution d’une «déclaration des droits de l’enfant» afin de «renforcer la position des enfants dans la société et d’atteindre l’égalité avec les adultes» (Liebel, 2011: 24-27) 1 . Avec l’obligation scolaire, émergent de nouvelles revendications, mais aussi de nouvelles formes de résistance. En Angleterre, en 1911, une grève de dizaines de milliers d’enfants s’organise dans plus de soixante deux villes, pour revendiquer une diminution de l’obligation scolaire, des vacances pour le travail saisonnier, l’abolition de la ceinture et du travail à la maison, un salaire hebdomadaire et la suppression des surveillants – qui, au nom de l’hygiène, inspectent les élèves des bas quartiers comme du vulgaire bétail(Rancière,2004).
Participation massive des jeunes aux mouvements de révolte
Si les jeunes se révoltent contre l’institution scolaire, ils sont également bien souvent à la base des révoltes et des mouvements de résistance. Foucault signalait déjà la participation massive de la jeunesse dans les mouvements d’agitation populaire durant l’Ancien Régime. Mais, on ignore encore combien d’enfants ont pris part aux combats des barricades pendant la Révolution française ou la Commune de Paris, combien étaient les gavroches que Hugo appelait «la gaminerie parisienne» et qu’il décrit pourtant comme «presque une caste» durant les années révolutionnaires. On connait, par contre, la participation massive des jeunes dans les mouvements de résistance au nazisme pendant la Deuxième Guerre mondiale. Comme en témoigne Daniel Cordier (2004), l’ex-secrétaire de Jean Moulin, «l’armée des ombres est une armée d’enfants». En effet, grâce aux récents travaux de Faligot, on sait désormais qu’en France, la moitié des Forces libres était composée de jeunes de moins de vingt ans; en Allemagne, un mouvement de plusieurs dizaines de milliers de jeunes, les Pirates de l’Edelweiss, ont résisté du début à la fin au nazisme (Faligot, 2009); et en Belgique, ce sont également des mineurs «qui organisent le premier déraillement de convoi de déportation et permettent l’évasion de nombre d’entre eux» (Bonnardel, 2015: 50). Enfin, il suffit de lire les journaux ces derniers mois pour réaliser la présence massive des lycéens aussi bien dans les manifestations en Europe que de l’autre côté de l’Atlantique.
Résistances contre l’«âgisme»
Les jeunes se sont révoltés contre l’institution scolaire, ils ont participé massivement aux divers mouvements sociaux, ils vont également, tout au long du XXe siècle et au sein même des mouvements de lutte, protester contre le statut d’enfants ou de jeunes qui les enferme dans leur minorité.
Aux États-Unis, au sein du mouvement de lutte des années 30, apparaît le Youth Congress, qui proclame en 1936 «The declaration of right of american youth». Près de vingt ans plus tard, tout au long de la guerre du Vietnam, deux organisations se constituent: Student for a democratic society et Youth liberation of Ann Arbor qui participent toutes deux à l’abaissement du droit de vote à dix-huit ans (Bonnardel, 2015). Dans les années 60 en Italie, au moment où un tiers des ouvriers des usines Fiat refuse d’aller travailler, jusqu’à 30% des écoliers refusent d’aller à l’école. En France, dans la foulée du mouvement de 68, on assiste, en 1971, à la création éphémère du Front de libération de la jeunesse (dont reste le fameux manifeste situationniste: Nous ne sommes pas contre les vieux, mais contre tout ce qui les fait vieillir!). En 1978 se constitue le collectif Mineur en lutte pour s’opposer au statut de mineur et à toutes formes de discrimination «âgiste». Ces jeunes revendiquent le droit à la parole en toutes circonstances, le droit de disposer librement des dossiers les concernant et celui de gérer leur propre budget. Petit à petit, la lutte contre l’oppression liée à l’âge devient un enjeu en soi. Bien que très minoritaire, on en trouve des traces dans les milieux anarchistes, dans des pamphlets sur la déscolarisation, l’anti-âgisme, l’anti-autoritarisme, etc. Aux États-Unis, dans les années 90, plusieurs mouvements «anti-âgistes» voient le jour parmi lesquels Americans for a society free from age restrictions, Youth speak, National youth right association. En Allemagne, plusieurs associations dont le Kraetzae («défenseur des droits de l’enfant») se battent juridiquement pour l’abolition du statut de mineur: l’obtention du droit de vote pour tous, le droit de ne pas se soumettre à l’obligation scolaire, etc. Pour eux, «la situation juridique des enfants est comparable à celle des prisonnier.e.s ou des serfs – même si beaucoup de gens ne veulent pas en convenir. Le statut des enfants est à peu près comparable à celui des femmes, il y a un siècle. Dans notre société actuelle, les enfants ne sont pas considérés comme sujets à part entière (ce qu’ils sont sans doute), comme des êtres humains, comme des êtres vivants autonomes, mais comme des objets, et ils sont traités comme tels: comme des objets ayant besoin d’éducation, d’enseignement et de protection» (Krätzä, s.d.).
La jeunesse non-occidentale et la question du travail
En dehors de l’Occident, dans un contexte fortement marqué par la post-colonialité, ce sont dans des espaces culturels périphériques (Appadurai, 2001) comme la Bolivie, l’Argentine, la Colombie, le Venezuela, le Paraguay, l’Inde ou encore le Sénégal que les luttes sont les plus fortes. Dans ces espaces, comme ce fut le cas en Europe à la fin du XIX siècle, c’est alors à partir de la question du travail que se pose la question du statut de l’enfant. depuis 1975, des organisations d’enfants et d’adolescent.e.s travailleur.se.s (EJT) regroupent plusieurs milliers de jeunes dans une trentaine de pays. Elles s’opposent souvent explicitement à la Convention Internationale des Droits de l’Enfant et se positionnent contre l’exploitation et pour le droit au travail (Leroy & al., 2009). Aujourd’hui, les syndicats d’enfants et de jeunes travailleur.se.s se multiplient. Au Pérou, par exemple, le mouvement national des enfants et des adolescent.e.s travailleur. se.s organisés regroupe depuis 1996 quelque trente organisations différentes. Bien que méconnues en Europe, ces luttes prennent de l’importance, surtout en Amérique latine, et sont suffisamment bien organisées pour être entendues dans leurs revendications 2 qui viennent alors ré-interroger l’identification qui s’est produite, dans les sociétés occidentales contemporaines, entre l’instruction obligatoire et la libération du travail infantile. Elles viennent rappeler avec insistance que les processus d’assujettissement de «l’élève» se sont constitués sur une perte de pouvoir ayant suivi l’arrachement des enfants au monde du travail.
Appel à re-penser les rapports de domination autour de l’enfance et de la jeunesse
Ainsi, comme le montrent ces résistances et de nombreux travaux en cours (surtout en Amérique latine et en Amérique centrale), les enfants restent encore aujourd’hui soumis à des mécanismes de domination et d’exploitation et ce, dans le monde entier: «Notre âge conditionne notre statut, c’est-à dire aussi bien la façon dont nous sommes considérés que les droits effectifs qui nous sont accordés. Nous sommes confrontés tous les jours à un système social, le système âgiste, qui justifie aussi bien la mise sous tutelle des mineur.e.s que la relégation des “vieux/vieilles”, qui n’a rien à envier aux systèmes de races ou de genre, et qui est pareillement oppressif» (Bonnardel, 2015:17-18). Pourtant, bien que les travaux qui mobilisent l’intersectionnalité - c’est-à-dire qui étudient la production des inégalités et des discriminations vécues par les groupes minoritaires, à partir de l’imbrication de différents rapports sociaux de domination - se sont multipliés dans le monde francophone depuis le début des années 2000, rares encore sont les études qui prennent en considération la question de l’âge conjointement à celle de la classe, du genre ou de la race.
Elsa Roland, docteure et chercheuse en sciences de l’éducation, secteur communication de la Ligue
1. Elle sera rejetée du fait de son inscription dans le droit naturel. 2. En Bolivie, par exemple, en 2009, il obtient de substituer à l’élimination de tout travail des enfants, l’élimination du travail forcé.
Ces jeunes Allemand.e.s qui résistaient
Les Pirates de l’Edelweiss n’étaient pas un mouvement spécifique mais une association de groupes de jeunes qui s’était développée en Allemagne en opposition aux jeunesses hitlériennes. Si ces dernières étaient dirigées de façon quasi-militaire, les Pirates de l’Edelweiss étaient libres de s’exprimer, et acceptaient la mixité filles-garçons. Au départ le maître mot était l’amusement, «on avait les cheveux longs, on portait des tenues décontractées. Filles et garçons se réunissaient le soir et chantaient des romances» , mais progressivement pendant la guerre, ils/elles se mobilisèrent pour aider Juifs, déserteurs et prisonniers de guerre. En octobre 1942, en riposte à ces mouvements, Himmler envoie une circulaire à tous ses chefs de police, dans le cadre du Renforcement des tâches de la jeunesse; des camps spéciaux seront mis en place et de très nombreux Pirates seront tués (Bonnardel, 2015: 52).
La désobéissance civile, Henry David Thoreau, 1001 nuits, 1997.
En juillet 1846, Thoreau fut emprisonné, n’ayant volontairement pas payé un impôt à l’état américain, car il lui reprochait de soutenir l’esclavage qui régnait alors dans le Sud et de mener une guerre contre le Mexique. Avec le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie, La désobéissance civile est un ouvrage précurseur du concept de la désobéissance civile.