Les plus belles victoires de la désobéissance civile ne sont pas à l’horizon mais sur le chemin
Jeudi 7 juin 2018
Au troisième siècle avant notre ère, le roi Pyrrhus 1er réussit à tenir les Romains en défaut pour consolider le puissant royaume de la dynastie des rois Eacides. Mais les pertes humaines de ses multiples victoires furent parmi les plus prodigieuses de cette époque pourtant déjà meurtrière. Aujourd’hui, les activistes qui utilisent la désobéissance civile obtiennent souvent l’inverse d’une victoire à la Pyrrhus. Les changements politiques sont rarement au bout des campagnes menées mais de nombreuses petites victoires s’obtiennent durant les batailles.
Définir ce qu’est une victoire dans le cadre des luttes sociales et environnementales n’est pas chose aisée car d’un acteur à l’autre, les opinions divergent.Il n’y a donc qu’une seule certitude par rapport au concept de victoires obtenues grâce à la désobéissance civile, c’est son caractère équivoque. Cependant,il est possible de s’entendre sur le fait que chaque collectif (association, ONG, collectif autonome etc.) est libre de définir lui-même ce que sera une victoire dans le cadre de sa campagne. La notion de victoire est donc une notion relative.
Célébrer aussi les succès
Pour une organisation comme Greenpeace, une victoire est facile à mesurer car chaque début de campagne se donne des objectifs spécifiques, mesurables et déterminés dans le temps. Dès lors, lorsque KBC, mise sous pression par une multitude d’actions de Greenpeace et de ses alliés, annonce en mai de cette année qu’elle va arrêter immédiatement ses investissements dans de nouvelles mines et centrales au charbon en Europe, pas de doute possible, c’est une victoire pour l’organisation. Dans les collectifs plus autonomes qui sont aujourd’hui à l’avant-poste de la contestation ayant recours à la désobéissance civile, les victoires sont aussi nombreuses mais elles sont autres. Pour s’en rendre compte, j’ai interviewé quelques activistes militant ardemment sur la scène locale des luttes globales que sont les mobilisations contre les traités de libre-échange, l’agrobusiness, les guerres, la marchandisation du monde ou encore les discriminations raciales, économiques et sexistes. Tout un programme et pourtant, la liste n’est pas exhaustive. An qui est active dans le mouvement pour la paix Vredesactie 1, propose de différencier également la notion de succès de celle de victoire: «Une victoire, c’est atteindre un ou plusieurs des objectifs que vous vous êtes fixés. Dans notre cas, ce serait le retrait des armes nucléaires présentes sur le sol belge. Un succès, quant à lui, est un changement qui résulte de la campagne et auquel vous avez contribué bien que vous ne l’ayez pas défini explicitement comme un objectif et que vous n’avez sans doute même pas anticipé. Par exemple, le fait que les armes nucléaires sont toujours présentes en Belgique mais qu’un nombre croissant de personnes sont critiques vis-à-vis de la guerre et de l’OTAN et ne veulent plus d’augmentation des dépenses dans le domaine de la Défense». Bien que l’objectif final n’ait pas été atteint, il importe selon An de célébrer ces succès mais aussi de les mettre en lumière auprès de l’audience qui vous suit. C’est une opinion partagée par Damien de l’asbl Quinoa 2 et activiste au sein de plusieurs collectifs bruxellois. Selon lui, les personnes à l’origine de l’action n’ont pas du tout les mêmes lunettes que l’audience à laquelle sont rapportées ces actions par les divers canaux médiatiques. Alors que les activistes vont célébrer le fait d’avoir atteint un objectif intermédiaire, jugé comme une étape importante dans leur campagne:«augmenter la visibilité d’une problématique, sensibiliser les jeunes, augmenter le spectre des discours possibles, renforcerun collectif, mobiliser un grand nombre de citoyens et citoyennes, empêcher la tenue d’un événement,…», il se peut que l’audience réagisse de manière plus mitigée: «oui mais qu’est-ce que ça a vraiment changé?». «Cela ne sert à rien ce que vous faites» est une phrase qui résonne souvent dans les oreilles des activistes. Le premier réflexe est de rappeler à la personne 1 2 s’offusquant de l’inutilité de la désobéissance civile que la majorité des droits politiques et sociaux dont elle bénéficie ont été obtenus par des formes de participation politique non-conventionnelle.La désobéissance civile a de nombreuses victoires historiques, c’est un fait.
Les mobilisations passées sous silence
Aujourd’hui, les vertus de cette stratégie sont-elles grippées? Pas le moins du monde… mais il n’est pas évident de faire le lien entre les actions de désobéissance et les victoires. D’abord, parce que les élu.e.s politiques ont le talent de minimiser la pression de la rue sur leurs prises de décision et à s’approprier les mérites de progrès sociaux devenus irréversibles. Combien de livres d’histoire n’accorderont pas l’abandon du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes au visionnaire président français de l’époque mais bien aux milliers d’anonymes qui se sont succédés durant un demi-siècle sur les terres bretonnes menacées. Ensuite, parce que la désobéissance civile est une stratégie de longue haleine. Les enjeux affrontés par les collectifs usant de la désobéissance civile ne sont jamais résolus par une seule action. C’est le propre même de la désobéissance civile… c’est parce que l’enjeu est de taille, et que les décideur.euse.s ne semblent pas du tout prêt.e.s à prendre les sages décisions, que des citoyen.ne.s se voient contraint.e.s de se mettre hors la loi pour réussir à se faire entendre.
Un travail de longue haleine
Il faut donc laisser le temps aux actions de faire leurs effets. Entre le jour où le théoricien socialiste anglais Robert Owen proposait de réduire la journée de travail à huit heures et l’avènement de cette utopie, un siècle s’est écoulé.
Il faut donc laisser le temps aux actions de faire leurs effets. Entre le jour où le théoricien socialiste anglais Robert Owen proposait de réduire la journée de travail à huit heures et l’avènement de cette utopie, un siècle s’est coulé. Un siècle durant lequel, des grèves internationales, des révoltes et des milliers de kilomètres de manifestations non-autorisées ont été parcourus, un siècle durant lequel la majorité pensait que toutes les grèves du premier jour du mois de mai ne servaient à rien. Aussi, nul besoin de regarder si loin dans le rétroviseur ou loin de chez nous pour trouver des victoires. Edith, activiste au sein du mouvement ADES 3, rappelle que si le gouvernement wallon a bloqué les négociations autour des traités de libre-commerce que sont le CETA et le TTIP, c’est en majeure partie grâce aux multiples mobilisations sociales légales et illégales qui ont perturbé le plat pays durant des mois. Mathias, militant autonome dans plusieurs collectifs, se souvient avoir participé à des manifestations illégales nommées «Pic-nic the streets» sur le boulevard Anspach avant qu’il ne devienne un piétonnier. Hugo, à l’époque étudiant à l’ULB, a fini par mettre fin à une occupation collective du rectorat de l’université après avoir obtenu que les frais d’inscription pour les étudiant.e.s étranger.e.s de plusieurs pays ne soient as augmentés. Pour être complet, il faudrait ajouter tous les commentaires des activistes sur ces épisodes qui sont souvent des demi-victoires car la totalité des revendications est rarement concédée. Mais, leurs actions ont permis d’avancer dans la bonne direction.
L’éducation populaire au cœur de la démarche
Mais ne faisons-nous pas pire que mieux avec ce type de réponse qui entretient l’idée que la désobéissance civile n’est valorisable qu’au vu des changements politiques obtenus. Le plus beau et le plus important dans la désobéissance civile est souvent ce qui ne se voit pas. Hugo souligne que «le fait de s’organiser est déjà un élément important. L’action peut aussi avoir un effet de politisation, changement de perspective sur les personnes qui y participent». Édith, quant à elle, voit des succès lorsque «ceux que tu affrontes commencent à s’inquiéter, te considèrent comme un vrai danger. Un moment où tu imposes ton histoire, ton récit du monde. Ce sont aussi des moments d’empowerment pour les collectifs qui s’organisent». Cette dernière notion est primordiale à mes yeux. Les plus beaux processus d’éducation populaire ne sont pas organisés par les associations financées à cette fin mais sont plutôt ceux improvisés dans le tohu-bohu des collectifs préparant des actions directes. Ce sont de véritables moments d’intelligence collective, la distinction entre apprenant.e et formateur.trice n’existe pas, bien que des différences de niveaux de connaissance cohabitent, les allers-retours entre théorie et pratique sont incessants et aucun doute sur le fait que l’objectif final, c’est la transformation sociale. Autant de critères qui sont à mes yeux, les fondamentaux de l’éducation populaire. Dès lors, pour beaucoup d’activistes, c’est le chemin qui importe. Ce qui se joue d’humain dans l’aventure, les liens de solidarités qui se tissent entre activistes, des réunions où la domination raciale ou sexiste est prévenue et traitée lorsqu’elle se manifeste volontairement ou pas, la création d’espace-temps où les valeurs guides du vivre ensemble seront à l’opposé de celles du système dominant. Le capitalisme a encore de beaux jours devant lui mais en son sein, de nombreux collectifs libèrent des espaces et expérimentent des manières de vivre et même de produire différemment. Enfin, nous nous autorisions à faire une généralité en début d’article mais des cas de victoires à la Pyrrhus existent aussi dans les campagnes menées par les militant.e.s d’hier et d’aujourd’hui. Pour obtenir le droit de vote, des femmes ont été «tabassées», emprisonnées, gavées de force lorsqu’elles faisaient la grève de la faim pour dénoncer les traitements subis. Plus récemment, de nombreux procès de faucheurs volontaires ont donné raison aux désobéissant.e.s mais après des mois, voire des années de procédures. En Argentine, après la crise de 2001, de nombreuses ouvrières ont pris le contrôle de leurs usines en plus de prendre part aux mobilisations dans les rues. Aujourd’hui, certaines de ces fabriques autogérées tiennent encore. Mais dans ces deux cas, la fatigue de la lutte, la pression médiatique ou la répression directe des forces de l’ordre a laissé de lourdes cicatrices sur des parcours de vie, au sein des familles ou encore au cœur des collectifs. Parfois, la victoire est à l’horizon mais les souvenirs du chemin à parcourir pour y arriver sont douloureux.
Amaury Ghijselings, Greenpeace
Greenpeace est une organisation indépendante qui a recours à la confrontation non violente et créative pour dénoncer les problèmes environnementaux et proposer des solutions essentielles à la création d’un avenir vert et pacifique. www.greenpeace.org 1. Vredesactie fait partie du mouvement pour la paix. L’organisation plaide pour une société dans laquelle les conflits seraient résolus sans violence ni menace de violence. 2. Les activités de Quinoa s’inscrivent dans l’éducation au développement, en accompagnant les citoyen.ne.s vers une meilleure compréhension des enjeux politiques, sociaux, économiques, culturels et environnementaux du monde contemporain. 3. Le Réseau ADES est un réseau rassemblant des jeunes qui désirent bouger et militer pour une société solidaire, démocratique et écologique.
Greenpeace et le nucléaire
Historiquement, Greenpeace est née d’une lutte contre les essais nucléaires, en Amérique du Nord. Au niveau belge, cela fait des années que l’organisation s’interroge sur l’énergie nucléaire et ses potentiels risques. Parallèlement à un travail auprès des politiques et des grandes entreprises énergétiques, de nombreuses actions de désobéissance civile ont été menées au cours de ces années, principalement à Tihange et Doel. Mais des activistes ont également bloqué des convois nucléaires, gêné - pour en dénoncer la mauvaise gestion - le mouvement de déchets nucléaires et alerté les citoyen.ne.s lors de larges rassemblements sur les dangers de cette énergie. Le débat est long mais la pression des activistes de Greenpeace qui s’inscrit dans la beaucoup plus large pression citoyenne sur le sujet, a permis une prise de conscience qui devrait aboutir à une sortie du nucléaire d’ici 2025. Ce combat n’est pas terminé. Des intérêts très importants, pour quelques entreprises, sont en jeu. Mais la mobilisation citoyenne et la désobéissance civile ont permis que les politiques ne suivent finalement pas le seul avis de ces géants aux perspectives principalement financières.