Pédagogie Eurêka ou mythe de la bonne méthode
Mardi 19 novembre 2019
Intelligences multiples, apprentissage par le numérique, classe inversée, enseignement explicite, pédagogie Montessori/Freinet/Steiner/Decroly et bien d’autres pédagogies dites alternatives ou actives… quiconque s’intéresse de près ou de loin à l’éducation aujourd’hui rencontrera inévitablement l’une ou l’autre de ces propositions. Pourtant, des recherches en sciences de l’éducation mettent en évidence des résultats qui font rupture avec l’idée qu’il existerait une pédagogie «miracle».
Actuellement, les pédagogies alternatives remportent un franc succès auprès de tou·te·s les acteurs et actrices, comme en témoignent de nombreux phénomènes que nous nous proposons d’analyser par un focus sur les différentes initiatives proposées sur le territoire francophone belge. Cette mise en contexte amènera une série de questionnements sur l’origine de ces succès et des points de vigilance qui peuvent en découler.
La success story belge
Bien que nous ne puissions présenter ces idées comme un ensemble homogène recouvrant les mêmes réalités, leur succès, plus ou moins prononcé selon le cas, semble indéniable en Fédération Wallonie-Bruxelles. En effet, depuis une dizaine d’années, fleurissent des écoles dites «alternatives» ou «actives» tandis que parallèlement à la naissance de ces nouvelles écoles, d’autres déjà en place veulent modifier leur projet d’établissement pour rejoindre les idées de ces mouvements. Comment expliquer cet engouement pour les nouveautés, voire la remise au goût du jour de certaines pédagogies datant du début du 20e siècle? Les causes sont multiples. D’une part, depuis les prémices du projet de lancement du Pacte pour un Enseignement d’excellence, les failles du système scolaire belge ont été rappelées à tout va, à savoir que la Belgique remporte bien des médailles notamment celle des inégalités scolaires, du redoublement, du maintien en maternelle, du faible taux d’intégration des enfants à besoins spécifiques dans l’ordinaire, d’un coût exorbitant pour un enseignement si peu efficace… D’autre part, les enseignant·e·s (et futurs enseignant·e·s) semblent de plus en plus démuni·e·s face à la complexité de leur fonction dans une société en perpétuelle évolution. La difficulté du métier les incite à chercher des solutions partout, et souvent hors de l’école. Les sites Internet, blogs enseignants, réseaux sociaux et autres ont contribué au partage d’outils et à la diffusion à plus grande échelle d’idées en tout genre. Il est indéniable que l’existence de ces canaux de diffusion est positive mais peut parfois présenter quelques dérives. En effet, des sociétés à visées lucratives surfent sur la vague de détresse des profs et proposent, pour faire la classe efficacement, du matériel, des outils, des livres, inspirés de l’un ou l’autre courant pédagogique. La multiplicité des canaux de diffusion, l’immédiateté de ces derniers, le «marchandising» grandissant de certains de ces outils ont contribué à un véritable effet de mode de toutes les pratiques pédagogiques qui s’éloigneraient d’une pédagogie dite «traditionnelle». Cette profusion d’informations invite les enseignant·e·s à se saisir de clés sur porte et à envisager l’école «autrement». C’est ainsi que nous voyons apparaître des propositions qui semblent parfois détenir un caractère miraculeux. Il suffit de faire quelques fouilles parmi toutes ces suggestions pour rencontrer entre autres des affirmations telles que: «Les 5 miracles de la pédagogie Montessori», «Les pédagogies actives pourquoi ça marche.», «Des pédagogies actives contre les inégalités sociales», «Le numérique pour réussir dès l’école primaire», «La classe inversée, une piste pour la pédagogie du futur.», etc. Nonobstant les mille vertus dont semblent porteuses toutes ces pratiques, des dissensions apparaissent entre les militant·e·s convaincu·e·s de chacune d’elles. Cependant, les avancées des recherches en sciences de l’éducation mettent en évidence des résultats qui font rupture avec l’idée qu’il existerait une pédagogie miracle applicable par tout·e enseignant·e, à tout apprenant·e, en tout lieu et tout temps. Elles mettent d’ailleurs en évidence l’idée que certaines sont basées sur des mythes et entraînent parfois des dérives. Il est dès lors intéressant de se pencher de plus près sur ces travaux.
Les pratiques enseignantes et la recherche
Le Centre de Recherches en Sciences de l’Éducation de l’ULB (CRSE) s’est beaucoup intéressé aux pratiques enseignantes. L’ensemble de ces travaux réalisés jusqu’à ce jour sont en rupture avec l’idée qu’il existerait une méthode miracle ou une bonne méthode mais proposent des modèles pour comprendre/décrire/analyser les pratiques d’enseignement. Les travaux de Laurent Talbot notamment, s’inspirant des propositions d’une grande figure de la psychologie sociale: Albert Bandura, soulignent la complexité de l’acte d’enseigner. Ainsi, les pratiques enseignantes s’articulent autour de multiples facteurs qui semblent parfois être occultés lorsque l’on propose des méthodes «clés sur porte». Elles ne peuvent se comprendre, se décrire et s’analyser qu’en tenant compte de ces trois dimensions essentielles: les facteurs personnels internes de l’enseignant·e (son passé scolaire, les valeurs qu’il prône, ses convictions, ses représentations professionnelles, etc.), l’environnement (le public auprès duquel il exerce, le profil socioéconomique de l’école, l’histoire de la classe et de l’école, etc.) et le comportement (l’activité proposée au sein de la classe). Ces dimensions sont en constante interaction les unes par rapport aux autres et ne peuvent s’isoler/s’exclure les unes des autres. Ce modèle nous semble intéressant pour répondre à la question d’une éventuelle bonne méthode/méthode miracle mais également pour mettre en évidence l’écart qui peut parfois exister entre le terrain et la recherche. Les travaux d’André Tricot confirment ce fossé en passant au crible les croyances les plus répandues. Ce tour d’horizon révèle que nombre d’entre elles reposent sur de véritables mythes. D’autres travaux de recherches ont tenté de définir l’efficacité de pédagogies ou pratiques enseignantes (que l’on peut retrouver sous les appellations de «recherches sur l’enseignement efficace»). C’est ainsi qu’il est possible de rencontrer des études qui catégorisent certaines pédagogies comme «efficaces». Cependant, il n’existe aucune efficacité absolue. L’efficacité d’une pédagogie est toujours à mettre en perspective des buts que l’on assigne à l’enseignement/à l’institution scolaire: une pédagogie est efficace pour quoi? Les objectifs que l’on attribue à l’École sont en réalité très variables et nombreux. Une pédagogie peut être efficace pour certains buts et moins pour d’autres. À titre d’exemple, si l’on considère que la mission de l’enseignement est liée au bien-être et à l’épanouissement personnel, certaines pédagogies peuvent être efficaces à cette fin. Il s’agit là d’une des finalités possibles de l’École parmi d’autres comme: faire en sorte que l’élève apprenne des procédures, qu’il acquière des automatismes simples (retenir des règles de grammaire, connaitre ses tables de multiplication, etc.), le rendre créatif, lui permettre d’apprendre à réfléchir et à répondre à des situations inédites, de s’émanciper. Ainsi, si une pédagogie peut être efficace pour remplir certaines de ces finalités, il convient de s’interroger sur les buts que l’on attribue à l’enseignement. Aucune pédagogie n’a donc d’efficacité absolue et l’ensemble de ces recherches permettent d’en rendre compte. Sans pouvoir parler de phénomène viral, force est de constater que des affirmations, peu étayées scientifiquement, rencontrent davantage de succès sur le terrain de l’enseignement. Les recherches en sciences de l’éducation ne sembleraient donc pas bénéficier d’une aura aussi importante que les méthodes à la mode. Il existe un hiatus entre les idées communément répandues, voire les mythes et croyances du monde de l’éducation et les résultats de recherches. Comment expliquer un tel décalage?
Entre recherches et terrain
Il est clair que les résultats des recherches en sciences de l’éducation peinent à se diffuser sur le terrain. Ce phénomène peut s’expliquer par différents facteurs. Lorsqu’on questionne les enseignant·e·s de terrain à propos de la recherche, on recueille des impressions du type: «elles sont trop éloignées de ma réalité quotidienne», «c’est du jargon», «c’est hermétique», «ça ne prend pas en compte tous les aspects de mon métier», «je fais davantage confiance à mes collègues qui ont de l’expérience qu’aux résultats de recherches», etc. Au-delà de ces impressions, il semble donc exister un réel problème dans le choix du canal de diffusion des chercheur·se·s. Pour éviter ces écueils, des initiatives sont mises en place. Des revues tentent de rendre plus accessibles les travaux de recherche en les vulgarisant. Certain·e·s chercheur·se·s optent d’ailleurs pour un mode de communication plus interactif et prisé, des évènements permettant la rencontre entre chercheur·se·s et praticien·ne·s (journées d’étude, colloques, séminaires, etc.) voire même des collaborations (recherche-action). Nous pouvons ainsi nous questionner sur le rôle et l’implication de la recherche vis-à-vis des croyances liées aux pratiques enseignantes. Puisqu’aucune recherche n’a à ce jour pu démontrer de véritables résultats qui permettraient de défendre l’idée du caractère miraculeux de ces pédagogies, l’objectif de la recherche serait dès lors de déconstruire les croyances erronées voire même d’empêcher qu’elles ne se construisent. D’autant plus que ces «méthodes clé sur porte» nous semblent déposséder complètement l’enseignant·e de son intelligence professionnelle, de sa créativité et de ses compétences. La formation initiale/continuée apparait comme une jonction majeure entre les savoirs théoriques et pratiques. Son rôle serait de rendre possible l’adoption d’un regard critique, d’une distanciation et d’une réflexion sur l’action éducative et sur les propositions séduisantes de ces pratiques présentées comme miracles. Dans une démarche similaire à celle développée par Platon dans son célèbre mythe de la caverne: l’enseignant·e devra aller au-delà de sa première impression, qu’elle soit positive ou négative.
Amina Talhaoui, enseignante en primaire, Frédérique Biesemans, inspectrice pédagogique Amina Talhaoui est enseignante en primaire, spécialisée en orthopédagogie et titulaire d’un master en Sciences de l’Éducation, assistante chargée d’exercice auprès d’étudiant·e·s en master à l’Université Libre de Bruxelles et doctorante en sciences de l’éducation. Frédérique Biesemans est une ancienne institutrice primaire, aujourd’hui inspectrice pédagogique, titulaire d’un master en Sciences de l’Éducation, assistante chargée d’exercice auprès d’étudiant·e·s en master à l’Université Libre de Bruxelles.
«L’innovation pédagogique. Mythes et réalités», André Tricot
Dans son ouvrage: «L’innovation pédagogique. Mythes et réalités», André Tricot décrypte les idées reçues qui alimentent les débats en matière d’éducation. L’auteur passe au crible neuf mythes ou réalités pédagogiques contemporaines parmi lesquels: «Il faut inverser la classe», «Le numérique permet d’innover», «Les élèves apprennent mieux quand ils découvrent par eux-mêmes». Cet ouvrage permet une remise en question de dispositifs répandus et parfois porteurs de grandes confusions.
Références des travaux cités:
- Talbot, L. (2004). Intérêts et limites des apports de la recherche aux pratiques de l’enseignement. Éduquer, 8, p. 101-112, Paris: L’Harmattan. - Talbot, L. (2008). Étudier les pratiques d’enseignement. Un exemple comparatif au collège et à l’école primaire. Les Dossiers des Sciences de l’Éducation, 19, p. 81-101. - Bandura, A. (1986). Social foundations of thought and action: a social cognitive theory. N.J., Prentice-Hall, Englewood Cliffs. - Bandura, A. (1997). Self-efficacy: The exercise of control. New York: Freeman. DOI: 10.1891/0889-8391.13.2.158 - Bandura, A. (2003). Auto-efficacité, Le sentiment d’efficacité personnelle. Bruxelles: De Boeck.