Droit de vote, port du masque, impôts - Des règles discontinues ou continues?

Jeudi 26 janvier 2023

A Baarle, les Pays-Bas et la Belgique sont séparés par de simples croix peinturées au sol.
François Chamaraux, docteur en sciences, enseignant en mathématiques et sciences

Se passe-t-il quelque chose de spécial dans notre cerveau, ou ailleurs dans notre corps, le matin de nos 18 ans? Non, bien sûr; pourtant, du jour au lendemain, on est jugé apte à participer aux élections. Une voiture lancée à 121 km/h sur l’E40 est-elle plus dangereuse qu’une autre à 119? Non, pas beaucoup plus. Mais l’automobiliste de la première voiture risque une forte amende, et pas dans la deuxième. N’est-ce pas bizarre, désagréable, voire injuste?

Discontinuités: tout ou rien

Ces exemples, très nombreux dans la vie quotidienne, montrent une forme d’«absurdité» liée à certaines règles, caractérisées par ce qu’on appelle en mathématiques discontinuité. Ce terme  désigne en effet une relation où la conséquence peut sauter brutalement d’une valeur à une autre lorsque la cause augmente un tout petit peu. L’amende (ou le droit de vote), passe brutalement de zéro à une certaine valeur lorsque la vitesse (l’âge) passe une certain seuil.

Or un tel système, qui traite très différemment deux personnes ayant agi presque identiquement, risque de sembler injuste. Outre le cas de l’automobiliste flashé à 121 km/h ou la personne qui aurait voulu voter la veille de ses 18 ans, considérons par exemple une aide de l’État d’un montant de 2 000 euros réservée aux ménages dont les revenus ne dépassent pas 30 000 euros par an[1]. Un ménage percevant 29 999 euros se retrouve avec 31 999 euros en poche, alors que les voisins gagnant 30 000 euros n’ont droit à aucune prime. La règle d’octroi apparaît ici comme particulièrement injuste pour le deuxième ménage qui aurait mieux fait de travailler une heure de moins pour recevoir 2 000 euros!

«Le virus n’attaque pas avant 22h.»

Au niveau géographique également, les discontinuités, qui se manifestent au passage de frontières, peuvent sembler terriblement arbitraires: quiconque commet un crime grave à la limite entre le Nouveau-Mexique et le Texas par exemple, risque la peine de mort d’un côté et la prison de l’autre. Tout cela à quelques mètres près, en passant une limite imaginaire en plein désert! Sans parler de peine de mort, un même délit peut être puni de 5 ans de prison d’un côté de la frontière et 10 ans de l’autre[2].
Multiplication par deux si le forfait est commis au nord d’un banal fossé en plein champ! On peut également penser aux règles covid: le port du masque étant obligatoire dans les trains en territoire allemand mais pas belge, les passagers du train Bruxelles-Cologne sont tout à coup priés de mettre un masque, quelque part au milieu du trajet. La palme de l’absurde revient au fameux village-frontière Baerle[3], où on a pu voir, dans la même rue, des clients se masser sur les terrasses néerlandaises, les belges étant interdites d’ouverture. Bien sûr, il est tentant de se moquer de ce type de règle pour les discréditer: «Ah oui, le virus s’arrête à la frontière, c’est ça?», ou encore, à propos du couvre-feu de l’hiver 20-21: «Comme chacun sait, le covid n’attaque pas avant 22h».

Ainsi, les règles discontinues présentent un grave inconvénient: elles peuvent engendrer un sentiment d’injustice, d’irrationalité, ce qui risque de leur faire perdre en légitimité.

Tranches

Comment peut-on réduire cet effet d’injustice? Une première solution réside dans la création de plusieurs «tranches», entre lesquelles les discontinuités sont moins fortes. C’est ainsi que fonctionnent beaucoup de règles, comme le prix des timbres, les amendes, certaines aides de l’État, etc. Dans le cas des timbres, par exemple, l’affranchissement pour une lettre de moins de 50 g coûte 2,17 euros, puis passe à 4,34 euros pour un envoi entre 50 à 100 g, etc.

Cette solution, d’autant mieux acceptée que les discontinuités sont petites et donc les tranches nombreuses, a été retenue pour de très nombreux dispositifs: amendes, peines de prison, tarif des trains en fonction de l’âge, etc. Mais pas pour le droit de vote, alors qu’on pourrait imaginer une tranche d’un «demi-droit de vote» de 14 à 22 ans, par exemple!

«A voté (aux trois quarts)!»

Mais le système des tranches comporte encore des discontinuités, un peu agaçantes pour la personne qui doit payer deux fois plus de timbres pour sa lettre de 50,5 grammes. Pour supprimer ces effets injustes, il faut un système «continu», qui se caractérise par une relation douce entre cause et effet, et donc une absence totale de «saut». La TVA fonctionne ainsi: à chaque passage à la caisse du consommateur, une certaine partie (21 % par exemple) va à l’État, de façon proportionnelle aux achats. La continuité, très présente dans la nature, est le principe de l’immense majorité des transactions humaines. 50,5 kg de pommes, par exemple, ne coûtent pas deux fois plus cher que 49,5 kg. Remarquons que l’impôt sur le revenu fonctionne également de manière continue, contrairement à ce qu’affirme un mythe persistant (voir encadré).

Dans un souci de justice, on pourrait imaginer corriger les systèmes discontinus mentionnés plus haut. Pour les timbres, on peut proposer une formule proportionnelle comme: «PRIX = 0,05 x POIDS»: le timbre coûterait donc 5 centimes par gramme de lettre. Quant au droit de vote, on pourrait le faire passer progressivement de zéro (à 14 ans) à une voix (à 22 ans). On peut ainsi proposer la formule: «DROIT DE VOTE = 0,125 x (AGE-14)». Une personne de 18 ans aurait une demi-voix et une de 20 ans aurait trois quarts de voix!

La continuité: juste mais souvent infaisable!

Mais tout ceci risque de se révéler compliqué à mettre en œuvre! D’abord, on entrevoit des problèmes d’organisation: il faudrait peser soigneusement chaque lettre pour y coller le bon timbre, et le dépouillement des votes deviendrait une opération très fastidieuse, sauf à rendre tout ceci automatique au moyen de boîtes aux lettres intelligentes ou de bulletins de vote numériques... ce qui pose de nombreux autres problèmes techniques et éthiques, et le jeu n’en vaut sans doute pas la chandelle.

Mais il y a pire que cela: pour certaines règles, le passage à la continuité soulève des problèmes quasi-insolubles. Si on voulait supprimer les discontinuités géographiques, il faudrait remplacer les frontières par des zones où les lois changeraient progressivement d’un pays à l’autre. Imaginons par exemple qu’un même crime soit puni de 5 ans de prison à Bruxelles, et 10 ans à La Haye. Les peines prévues s’élèveraient alors à 5 ans 4 mois à Malines, 7 ans à Breda, et 9 ans à Rotterdam!

De pire en pire: la continuité devient carrément impossible dans d’autres cas. Par exemple, si le masque est obligatoire à Cologne et non à Bruxelles, comment imaginer porter 31% de masque à Liège et 57% à Aix-la-Chapelle? Cela n’a pas de sens. Et entre le Texas et le Nouveau-Mexique, comment passer continûment de la peine de mort à une peine de prison? Cela n’a pas de sens non plus. Ainsi, certaines règles sont impossibles à «continuiser», et les changements brutaux aux limites demeurent finalement la moins mauvaise solution, malgré leur absurdité qui saute surtout aux yeux des personnes habitant dans les régions frontalières.[4]

En conclusion: impôt continu, amendes discontinues...

En résumé, chaque solution (discontinuité ou continuité) possède des avantages et inconvénients. Trop de discontinuité conduit à des situations d’injustice ou d’arbitraire. Trop de continuité conduit à une complexité difficile, voire impossible à mettre en œuvre.

Mentionnons que le malentendu persistant autour du cas particulier des impôts sur le revenu mériterait d’être dissipé, par exemple par plus de communication, sur le lieu de travail, et, pourquoi pas, dans les écoles. En effet, le «mythe de l’impôt qui fait perdre de l’argent à ceux qui travaillent
plus» contribue probablement à rendre l’impôt moins acceptable, car il peut être perçu comme injuste et pénalisant le travail. Or il est essentiel, dans une société qui prétend redistribuer correctement les richesses, que les citoyen·nes sachent comment l’impôt est calculé, et que ce calcul paraisse le plus juste possible.

Manifestement, il n’existe pas de système idéal, et nous devons nous satisfaire de nombreuses règles discontinues. Et c’est ainsi que mettre un masque quand le train passe la frontière, payer une amende de 53 euros «pour un km/h de plus», ne pas pouvoir voter à 17 ans et 364 jours, toutes ces petites choses arbitraires ou désagréables doivent être considérées comme le prix à payer pour une certaine simplicité.

[1] Prime à la rénovation par exemple. Les valeurs de revenus sont simplifiées ici par souci de clarté.

[2] Valeurs également simplifiées pour la clarté !

[3] Ce village partagé entre Pays-Bas et Belgique détient l’étrange record de la frontière la plus complexe au monde, avec des rues, et même des maisons, partagées entre les deux pays.

[4] Bien sûr, l’harmonisation des lois de part et d’autres des frontières, voire l’abolition des frontières, représente une autre solution, autrement plus ambitieuse, et il s’agit là d’un autre débat !

Photo: A Baarle, les Pays-Bas et la Belgique sont séparés par de simples croix peinturées au sol.

Le mythe de «l’impôt qui fait perdre de l’argent à ceux qui travaillent plus.»

On entend parfois ce genre de raisonnement: «La tranche sous 13 000 euros n’est pas taxée[1], et la tranche suivante est taxée à 11%. J’ai gagné (avant impôt) 13 050 euros en 2022: je dois payer 11% de cette somme à l’État, soit 1435 euros. Il me reste donc environ 11 600 euros. Mon voisin a un peu moins travaillé que moi, il a gagné 12 950 euros. Donc il n’est pas imposé, et en travaillant moins, il a finalement 1400 euros de plus que moi dans la poche! Quel scandale! L’impôt est injuste, car il fait perdre beaucoup d’argent à ceux qui travaillent plus.». Il existe des variantes à ce récit, qui reposent toutes sur le fait de «changer de tranche» d’imposition lorsque les revenus passent les seuils d’environ 13 000, 24 000, ou 41 000 euros par an).

Ce raisonnement erroné, véritable «légende urbaine», repose sur une vision discontinue de la relation entre revenu et impôts, où le passage d’une tranche à l’autre provoquerait un saut dans l’imposition (comme pour le prix du timbre, qui double au passage des 50 grammes). Au contraire, quand on y regarde de plus près, la relation entre revenu et impôt est parfaitement continue, même si la notion de tranches peut induire en erreur. Le calcul correct pour des revenus de 13 050 euros donne... 5,5 euros d’impôts.[2]

Voici comment cela fonctionne: les 13 000 premiers euros de revenus ne sont en effet pas taxés, tandis que la tranche «plus de 13 000» est taxée à 11%. Mais, fait souvent mal compris, seuls les revenus dépassant 13 000 euros sont taxés à 11%, donc 50 euros dans notre exemple, qui donnent 5,5 euros d’impôt. Ainsi, le calcul de l’impôt suit une relation un peu plus compliquée qu’une simple proportionnalité[3], mais respecte très bien l’exigence de continuité indispensable pour éviter de traiter différemment deux personnes aux revenus très proches. On peut reprocher beaucoup de choses à l’impôt sur le revenu, mais sûrement pas le fait que «travailler quelques heures de plus peut faire perdre de l’argent»!

[1] La vraie valeur est 13 540 euros en Belgique, mais considérons 13 000 pour la simplicité du calcul.

[2] Par souci de clarté on ne considère pas ici les d’abattage, enfants à charge etc.

[3] Un impôt strictement proportionnel (par exemple, «tout le monde paie 15% de ses revenus») est appelé «flat rate». Il existe dans certains pays du monde et certaines personnes le proposent en Belgique.

Cover Eduquer 175 - Anne-Gaelle Amiot

fév 2023

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