National-populisme et extrême droite: état des lieux

Mardi 2 avril 2019

Voilà pas mal de temps maintenant qu’un vent mauvais s’est levé sur l’Europe. Sur la scène politique de ses différents pays, tant de l’Ouest que de l’Est, on assiste au retour de mouvements ou partis qualifi és tantôt d’extrême droite, tantôt de
nationalistes et tantôt de populistes. Voilà des termes qui, dans les médias, sont le plus souvent utilisés l’un pour l’autre. Et, de fait, les thématiques que ces formations mettent en évidence peuvent être qualifiées de ces trois termes. Si la signification du premier (extrême droite) et du deuxième (nationalisme) ne pose pas de problème majeur, il n’en va certainement pas de même du troisième: populisme. C’est la raison pour laquelle il est essentiel de le décrypter, de le faire dégorger en quelque sorte, en étant conscient que la réalité qu’il recouvre est souvent proche, voire très proche de celle des deux compères qui l’accompagnent. Car «mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde» (Albert Camus).

En février 1848 était publié le Manifeste de Marx et Engels, lequel commençait par la phrase «Un spectre hante l’Europe: c’est le spectre du communisme». Et si aujourd’hui, depuis la chute du mur de Berlin, l’effondrement des régimes communistes et le triomphe d’un ultralibéralisme sans états d’âme, c’était plutôt le populisme qui, comme une onde de choc, était en train de gagner tous les États du Vieux Continent et, dans la foulée de l’élection de Donald Trump, d’autres latitudes de par le monde? Un populisme se nourrissant sans vergogne des peurs collectives quant à un avenir incertain et faisant son fonds de commerce d’un cocktail explosif où se côtoient démagogie, antiparlementarisme et antiélitisme, d’une part, et, de l’autre, hantise de l’immigration, de l’islam et de l’insécurité. Des ingrédients, à coup sûr, périlleux pour la démocratie. Surtout quand s’y adjoint un nationalisme pur jus, facteur des pires dérives.

Populisme: sorte de point Godwin

Que recouvre réellement de nos jours le vocable «populisme»? Eh bien, on est amené à constater qu’il prend un malin plaisir à s’esquiver dès qu’on essaye d’éclairer sa signification ou de l’enfermer dans un moule théorique, tant sont diverses les manifestations du phénomène qu’il désigne et les causes qui sont à leur origine. Objet équivoque par excellence, tiré à hue et à dia au gré des positionnements des partis et des stratégies électorales, utilisé plus souvent qu’à son tour comme arme de combat pour disqualifier un adversaire, appelé à la rescousse en guise de point Godwin pour clore un débat, le populisme est ce pendant un puissant révélateur de l’état de santé d’une société. Il est devenu banal d’observer que nos régimes démocratiques ne se portent pas bien et qu’une crise lancinante serait même en train de les tarauder. D’où la nécessité d’isoler et d’interpréter les symptômes d’un mal être qui, à terme, pourrait devenir dangereusement liberticide. D’autant qu’un grand nombre de consultations électorales plus ou moins récentes ont révélé un indéniable enracinement de ces mouvements populistes dans le paysage politique de l’Europe.

Quelques éléments pour définir le populisme

Ceci dit, indépendamment de la polysémie du substantif et de ses usages polémiques, on peut déceler dans le populisme plusieurs éléments reconnaissables entre tous et qui lui sont propres. En premier lieu, il y a l’exaltation du peuple et l’appel direct à ce peuple. Mais quel peuple? Et c’est le deuxième trait, marquant au plus haut point: un peuple monolithique, mythique, sacralisé à tout prendre, sans différences de classes, d’opinions, d’intérêts, etc. Un peuple, troisième caractère, qu’un leader estime incarner parce que lui - dit-il le plus fréquemment - en est issu et lui - prétend-il aussi - sent ce que ce peuple magnifié veut. De là découle une quatrième composante, à savoir l’antiélitisme: les élites, politiques et intellectuelles en priorité (pas les sportives...), sont d’office suspectées de manipuler le bon peuple considéré comme intrinsèquement pur, innocent, sans tache, élites suspectées aussi de s’en nourrir honteusement. Ensuite, et on aborde là un cinquième élément fondamental, il y a la rhétorique populiste, empreinte de démagogie, faite de propos à l’emporte-pièce, discours qui fait la part belle aux émotions et qui est manié avec maîtrise par un meneur charismatique, incarnant littéralement un parti hyper-personnalisé. Enfin, conséquence de cette dernière dimension - et on arrive là au sixième et ultime ingrédient -, les médiations (Parlement, corps intermédiaires) sont diabolisées, en passe même d’être rejetées puisque jugées inutiles ou superflues, pour ne pas dire nuisibles.

Menace pour la démocratie

Par ce gain de temps qu’il propose dans la gestion de l’espace public, course niant par le fait même la complexité du réel, le populisme constitue une menace pour la représentation démocratique, sinon une avenue toute

Le général Boulanger.
Il fut à l'initiative d'un mouvement politique qui
réunit, entre 1886 et 1889, un grand nombre
d'opposants au régime. Le boulangisme fit
passer l'idéal patriotique d'alors d'une gauche
jacobine à une droite nationaliste. (Larousse)

tracée vers une forme de régime autoritaire. Il suffit de penser à de célèbres figures historiques, même si toutes ne sont pas arrivées au faîte du pouvoir, comme Georges Boulanger (1837-1891) en France, Getulio Vargas (1882-1954) au Brésil, Juan Peron (1895-1974) en Argentine, Léon Degrelle (1906-1994) en Belgique, Benito Mussolini (1883-1945) en Italie, Adolf Hitler (1889-1945) en Allemagne, Pierre Poujade (1920-2003). Sommes-nous dès lors là, de nos jours, en présence d’une résurgence de l’extrême droite. La question fait débat, du fait même qu’à l’autre extrémité de l’échiquier politique, il peut exister aussi - avec d’importantes nuances certes - un populisme de gauche (voir encadré). Du reste, historiquement parlant, le populisme n’a pas toujours été connoté à droite: dans la seconde moitié du XIXe siècle en Russie avec les narodniki («populistes») et au tournant du XXe aux États-Unis avec le People’s Party (Parti du peuple), il l’était à gauche. Comme quoi, les mots ne sont pas à l’abri de détournements sémantiques et peuvent connaître des destinées inattendues. Quoi qu’il en soit, les partis relevant de l’appellation «populistes» existant en ce début de XXIe siècle dans la plupart des pays européens participent aux élections (mais Hitler a joué le jeu aussi...) et paraissent donc, jusqu’à nouvel ordre, offrir des garanties démocratiques suffisantes. Elles sont anti-système, comme l’étaient le fascisme et le nazisme, mais, n’ayant pas de programme révolutionnaire proprement dit, elles le sont moins qu’eux. On ne peut cependant nier que les thématiques développées de part et d’autres sont proches, parfois très proches: repli identitaire, nationalisme, xénophobie, stigmatisation des musulman·e·s, antiparlementarisme («tous pourris»), lutte contre le multiculturalisme, rejet de la construction européenne et, last but not least, virulence verbale. C’est une des raisons pour lesquelles, suivant en cela le politologue Pierre-André Taguieff, on préférera la dénomination «national-populisme» pour désigner ce type de formations politiques maintenant bien implantées sur le continent européen. Ajoutons que certains, dont nous nous sentons proches à vrai dire, reconnaissent dans le populisme un marchepied vers le fascisme: c’est le cas de Pascal Ory, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne[1] .

Populisme identitaire

Une distinction est cependant indispensable à faire. Il existe bien un «populisme protestataire», c’est-à-dire une caisse de résonance ou un exutoire d’un mal-être social où prédominent la contestation de la représentation nationale - donc des partis au pouvoir - et l’appel à une démocratie directe faisant l’économie d’intermédiaires ou de médiations. Dans ce cas de figure, c’est le pays d’en bas qui se dresse contre celui d’en haut. Le «national-populisme», au contraire, ou «populisme identitaire» entend coûte que coûte maintenir l’identité nationale menacée, moins par ceux d’en-haut que par ceux d’ailleurs: le peuple tout entier est appelé à se mobiliser pour maintenir son intégrité face au danger représenté par l’immigration, donc l’ouverture des frontières, mais aussi par les élites mondialistes vues comme le «parti de l’étranger». Dans ce second cas de figure, les immigrés - pauvres, bien sûr, et musulmans au premier rang - ainsi que les migrant·e·s de toutes sortes sont considéré·e·s comme inassimilables, parce que porteurs de cultures différentes ou comme dangereux parce que filous par nature. Y sont à peine tolérés, jusqu’à nouvel «ordre» (mot lourd de signification dans ce contexte), les bénéficiaires de l’État-providence, mais à condition d’être des nationaux de souche: immigré·e·s sans emploi, chômeur/se·s bidons, faux/sses réfugié·e·s et brebis galeuses de même tonneau menaçant la paix publique, prenez garde! Et leurs «allié·e·s» de tout poil n’ont qu’à bien se tenir aussi, qui ont fait de la solidarité et d’un certain universalisme leurs valeurs cardinales. Cela fait beaucoup de monde, on en conviendra. Et comment ne pas reconnaître ici les oripeaux de ce qui fait l’ADN de l’extrême droite?

Le cas hongrois

La Hongrie, qui a fait des émules (Matteo Salvini et tutti quanti), constitue un cas emblématique de cette évolution. La pluie de mesures prises par le gouvernement de Viktor Orban et du parti Fidesz sont en passe de faire de ce pays de l’Union européenne (UE) une véritable «démocratie illibérale», certains observateurs n’hésitant pas à employer à son propos le mot-valise «démocrature». Voici quelques-unes de ses décisions, données en vrac, des plus anciennes aux plus récentes: perte d’autonomie de la justice, freins imposés à la liberté des médias, nouvelle Constitution où la mention «République hongroise» est simplement remplacée par celle de «Hongrie», pays fondé sur la tradition chrétienne. A quoi il importe d’ajouter le sort réservé à un secteur culturel de plus en plus chasse gardée des ultranationalistes, la limitation de la liberté d’action des ONG et de l’université d’Europe centrale financée par le milliardaire américain d’origine juive hongroise George Soros, refus enfin de céder à la volonté de la Commission européenne d’imposer à Budapest des quotas pour l’accueil des réfugiés. «Nous devons fermer la frontière pour empêcher l’émigration de masse en provenance du Sud», a notamment proclamé Orban, rarement avare de provocations. Cet ultralibéral, partisan d’un conservatisme absolu des mœurs, sans relâche animé par le ressentiment, s’entend à se créer des boucs émissaires: Bruxelles en est un de choix qui subit - par voie d’affichages - des attaques régulières, ce qui n’empêche pas l’État hongrois d’accepter les subsides de l’UE. Soros en est un autre, systématiquement devenu la cible du premier ministre. Depuis peu, on le voit souriant, accompagné de Jean-Claude Juncker, hilare lui aussi, sur la même affiche. C’est toute une politique de haine qui se déploie ainsi, recyclant des clichés des années 30, quand les juifs étaient vus comme des profiteurs, voire des fauteurs de guerre. On avait cru, après la victoire sur le nazisme et la chute du totalitarisme soviétique, que l’Histoire allait nécessairement suivre une ligne claire, vers plus de liberté et de justice sociale. Mais il a fallu bientôt déchanter: nous sommes tombés, tant les marxistes que les libéraux, dans le piège de l’illusion; le futur est décidément toujours imprévisible. Puisse notre présent du moins se préserver des attraits du national-populisme, qui pourrait bien n’être qu’un nouvel avatar de l’extrême droite. [1] Voir à ce propos L’Obs du 7 février 2019, pp. 34-35.

Henri Deleersnijder, professeur d’histoire et essayiste Henri Deleersnijder est professeur d’histoire et essayiste. Il est licencié en Arts et Sciences de la communication de l’Université de Liège et collaborateur au département des Relations extérieures de la même institution. Il  s’implique en particulier dans des recherches sur le populisme et la démocratie, à l’intersection de l’histoire et des discours politico-médiatiques.


Défaire le demos: Le néolibéralisme, une révolution furtive , Wendy Brown, éditions 

d’Amsterdam, 2018.

Au cours des dernières décennies, l’efficacité a été érigée au rang de valeur primordiale au sein des sociétés occidentales: de l’évaluation des pratiques gouvernementales et des institutions au rapport à soi des individus, l’impératif de valorisation est devenu la norme, tout et tout le monde étant désormais traité comme capital. Analysant les transformations de l’université, celles de l’ordre juridique ou l’emprise acquise par le jargon des «meilleures pratiques», Wendy Brown montre comment la rationalité politique néolibérale – nouvel ordre du discours qui excède largement le domaine de l’économie – introduit partout la logique du marché. Reprenant le fil de l’étude du néolibéralisme là où Foucault l’avait abandonnée, elle explique que la logique sacrificielle qui sous-tend les modèles de la «gouvernance» et de l’homo œconomicus menace la possibilité même de constitution de sujets politiques et, par conséquent, les fondements de la démocratie.


À propos du populisme de gauche

Aujourd’hui, la philosophe Chantal Mouffe considère que le populisme, si souvent vilipendé en haut lieu, est une réponse à l’idéologie dominante, laquelle estime qu’il n’existe aucune alternative à la globalisation ultralibérale. Celle qui a inspiré des mouvements politiques comme Syrisa en Grèce, Podemos en Espagne et La France insoumise dans l’Hexagone avançait ainsi - dans une interview du Soir du 27 avril 2017 - que, «contrairement à ce qu’affirment un certain nombre de théoriciens, le populisme n’est pas une pathologie de la démocratie mais, au contraire, une dimension nécessaire de la démocratie». Ajoutant ceci: «Le populisme de gauche est la façon de prendre au sérieux les demandes à l’origine du succès des partis populistes de droite, mais en leur donnant une dimension progressiste. C’est ce que Mélenchon a tenté de faire.»

Pour un populisme de gauche, Chantal Mouffe, Albin Michel, 2018

Au moment où les partis populistes remportent des succès déconcertants dans les sociétés libérales occidentales, en Autriche, en Italie, aux États-Unis…, nul ne saurait douter que nous traversons aujourd’hui ce que Chantal Mouffe appelle un «moment populiste», qui s’explique par la désaffection croissante envers les partis de gouvernement traditionnels et la défiance envers la chose politique dans son ensemble. Après L’illusion du consensus, la gauche progressiste que défendait l’auteure, capable de revitaliser la démocratie et de rétablir un espace où s’expriment les conflits, doit désormais se reconstruire; et il semble bien qu’elle n’ait d’autre choix que d’adopter, elle aussi, une «stratégie populiste». Mais attention, par «populisme de gauche», il faut entendre la stratégie qui vise à construire une frontière entre «le peuple» et l’«oligarchie», la seule frontière politique qui vaille, comme l’avance Chantal Mouffe dans ce texte aux allures de manifeste.  

Avr 2019

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