Les droits humains, un espoir pour une Europe et une Asie centrale menacées
Mardi 2 avril 2019
Depuis les pentes escarpées de l’Oural jusqu’à la côte atlantique battue par les vents, l’Europe est plus qu’un simple continent sur une carte géographique. Elle constitue une idée, façonnée au fil des millénaires, nourrie par d’innombrables
cultures et traditions, renouvelée par les mouvements de populations, confortée par des valeurs partagées et une histoire commune. À quelques exceptions (de taille) près, elle connaît depuis plusieurs décennies une paix et une prospérité sans précédent. Malheureusement, l’Europe et l’Asie centrale font actuellement face à une offensive nourrie, menée de l’intérieur, contre les droits humains.
La politique du bouc émissaire et de la peur
La montée de l’intolérance, de la haine et des discriminations, sur fond de rétrécissement de l’espace dévolu à la société civile, entraîne une déchirure de plus en plus importante au sein même du tissu social de la région. La politique de la peur, portée par des dirigeant·e·s qui véhiculent un discours vénéneux, accusant telle ou telle catégorie d’être responsable des problèmes sociaux ou économiques, sème la discorde parmi les citoyen·ne·s. Les défenseur/seuse·s des droits humains, les militant·e·s, les médias et l’opposition politique sont harcelé·e·s par les pouvoirs publics. Ces hommes et ces femmes sont visé·e·s par des poursuites pénales, voire pris·e·s pour cible par des groupes adeptes de la violence et agissant en toute impunité. Dans une grande partie de l’Europe, la prétendue «crise des réfugiés» - et les réactions indignes qu’elle a suscitées - est particulièrement révélatrice. Elle fait l’effet d’un miroir reflétant de tristes réalités. Les demandeur/seuse·s d’asile, les réfugié·e·s et les migrant·e·s sont rejeté·e·s ou confiné·e·s dans des conditions sordides tandis que, progressivement, les actes de solidarité sont criminalisés. Des enfants sont abandonnés à eux-mêmes. L’absence de toute politique cohérente, découlant d’une approche du «chacun pour soi» de la part des pays européens, laisse les États situés en première ligne, comme la Grèce, assumer seuls l’accueil de dizaines de milliers de personnes réfugiées et migrantes. Les accords douteux conclus pour externaliser les responsabilités et renforcer la «forteresse Europe» sont contraires au droit international. La prétendue «crise», ainsi que les politiques d’austérité menées dans la région, servent désormais de tremplin à un nombre croissant de politicien·ne·s opportunistes. Sous prétexte de lutter contre «l’establishment», ils pratiquent la diabolisation des plus marginalisés, qu’ils/ elles pourchassent, désignent à la vindicte populaire et déshumanisent. La Hongrie est ainsi devenue la championne de l’intolérance. Son Premier ministre Viktor Orbán et la formation au pouvoir Fidesz intensifient l’offensive contre les droits humains, revendiquant fièrement les atteintes au droit international qu’ils commettent. Le gouvernement hongrois s’en prend directement et ouvertement aux migrant·e·s et aux réfugié·e·s, restreint le droit de manifester pacifiquement, transforme le fait d’être sans abri en une infraction pénale et adopte des lois draconiennes sanctionnant les activités légitimes en lien avec les migrations, menaçant l’existence même de la société civile. En Pologne, l’espace de la contestation se rétrécit, face à une législation qui réduit le droit de manifester, aux poursuites entamées contre des centaines de manifestant·e·s non violent·e·s et à l’extension des pouvoirs de surveillance des services chargés de l’application des lois. Les autorités s’en prennent systématiquement à l’indépendance de l’appareil judiciaire, qu’elles affaiblissent, et suppriment les mécanismes et les garanties de protection des droits fondamentaux, soumettant le pouvoir judiciaire à une ingérence politique. Les magistrat·e·s qui critiquent les mesures prises par le gouvernement ou demandent à la Cour de justice de l’Union européenne de se prononcer sur leur compatibilité avec le droit communautaire sont victimes de manœuvres de harcèlement et de procédures disciplinaires.
Un climat de peur qui étouffe la dissidence
Parallèlement, certains pays de la région connaissent aujourd’hui un véritable climat de peur. En Turquie, depuis la tentative de coup d’État manquée de 2016, des dizaines de milliers d’hommes et de femmes, dont des journalistes, des défenseur/seuse·s des droits humains et des militant·e·s, ont été arrêté·e·s arbitrairement pour avoir critiqué les autorités, sans qu’il existe à leur encontre la moindre preuve qu’ils/elles aient commis des actes susceptibles d’être considérés comme illégaux. Des ONG et des journaux ont été fermés et plus de 130 000 salarié·e·s de la fonction publique ont été arbitrairement licencié·e·s aux termes de décrets pris dans le cadre de l’état d’urgence. Taner Kılıç, le président honoraire d’Amnesty International Turquie, a passé plus de 14 mois en prison. Libéré en août dernier, il fait toujours l’objet de poursuites pénales sans le moindre fondement, en raison de son action en faveur des droits humains. Un peu partout en Europe, des groupes qui n’hésitent plus à prôner la haine et la discrimination se font une place sur la scène politique, aux côtés des partis traditionnels. Ces derniers s’imprègnent quant à eux de leurs idées et reprennent à leur compte leurs discours d’exclusion. Alimentée par certains responsables politiques et une presse prompte à encourager les divisions, l’apologie de la haine et de l’intolérance tend à se banaliser.
© Amnesty International / Frédéric Moreau de Bellaing
Les institutions européennes et les droits humains
À l’heure où certain·e·s acteur/trice·s majeur·e·s se retirent des mécanismes internationaux de protection des droits humains, lorsqu’ils/elles ne cherchent pas à saper leur action, l’Union européenne (UE) et ses États membres sont sommés de renforcer leur engagement en faveur des droits fondamentaux dans le cadre de leur politique étrangère. Dans l’état actuel des choses, la crédibilité de l’UE est malheureusement menacée par sa propre incapacité à respecter ces droits sur son territoire. Quelques initiatives positives ont certes été prises, telles que le déclenchement de l’article 7 par la Commission européenne et le Parlement européen, permettant d’entamer une procédure contre la Hongrie et la Pologne en réponse à l’adoption par ces deux pays de mesures portant atteinte au respect des droits humains. L’UE a également fait des progrès en matière de soutien et de protection de défenseur/se·s des droits humains dans certains pays, mais il reste beaucoup à faire à cet égard dans toute la région. Concernant les migrations, les institutions européennes n’ont adopté aucune mesure décisive, voire ont pris des décisions qui n’ont fait qu’aggraver la situation.
Des politiques très dures sur l’immigration
À la suite de l’accord passé entre l’UE et la Turquie, par exemple, des milliers de per sonnes réfugiées et migrantes se sont retrouvées bloquées sur certaines îles grecques, dans des conditions déplorables et même dangereuses. En Méditerranée centrale, les gouvernements européens, qui ont demandé sans états d’âme à la Libye de se charger des contrôles aux frontières, se rendent complices des souffrances infligées aux candidat·e·s à l’immigration. En encourageant les autorités libyennes à s’opposer aux traversées, à gêner les secours et à ramener les gens dans de sinistres centres de détention en Libye même, l’UE sape les efforts de recherche et de secours et expose des hommes, des femmes et des enfants à un risque réel de torture.
La justice battue en brèche
Dans le même temps, la Cour européenne des droits de l’homme voit son indépendance et son autorité de plus en plus menacées. Souvent par calcul politique, certains États refusent d’appliquer des décisions, pourtant contraignantes, de la Cour, suscitant au niveau national des problèmes systémiques et structuraux graves, qui permettent aux violations des droits humains de se perpétuer.
Ces voix dissidentes que l’on fait taire
Dans des pays comme le Kazakhstan, la Russie ou le Tadjikistan, la liberté d’expression sur Internet est de plus en plus menacée, tandis que, un peu partout dans la région, les manifestations pacifiques se heurtent à la répression et à l’intervention brutale des forces de police. En Russie, où les mouvements de protestation ont tendance à se multiplier, l’intransigeance du gouvernement se traduit par des arrestations massives. Des enfants ont même été interpellés pour avoir participé à des manifestations non violentes, et des journalistes ont été pris pour cible pour avoir couvert ces événements. Un nombre sans précédent d’internautes ont été poursuivis en justice pour avoir mis en ligne ou fait circuler des documents critiques à l’égard du régime. Les gouvernements continuent d’édicter des mesures antiterroristes et «anti-extrémistes» et se servent abusivement de la justice pénale contre celles et ceux qui les critiquent ou qui ne sont pas d’accord avec eux. En Russie, et ailleurs, des hommes et des femmes qui défendent les droits humains font l’objet de poursuites sur la foi d’éléments forgés de toutes pièces. En janvier de l’année dernière, par exemple, Oyoub Titiev, le directeur du bureau tchétchène de l’organisation de défense des droits humains Memorial, à Grozny, a été arrêté et a fait l’objet d’accusations fallacieuses d’infraction à la législation sur les stupéfiants. Il est passible de plusieurs années d’emprisonnement. D’autres sont agressé·e·s par des inconnu·e·s susceptibles d’avoir des liens avec les pouvoirs publics. Les renvois forcés de réfugié·e·s se multiplient, certains pays, comme l’Azerbaïdjan, ayant recours aux pouvoirs d’extraterritorialité pour tenter d’arrêter et d’extrader des défenseur/seuse·s des droits humains réfugié·e·s à l’étranger afin de ne pas être injustement poursuivis en justice chez eux. En Ukraine, les défenseur/seuse·s des droits humains et les organisations de la société civile critiques à l’égard du gouvernement sont de plus en plus souvent la cible de groupes violents qui agissent en toute impunité, voire des pouvoirs publics. Au Kirghizistan, au Tadjikistan et en Ouzbékistan, la police réprime violemment les militant·e·s des droits des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres ou intersexuées (LGBTI) pour les réduire au silence. En Crimée, la moindre tentative d’opposition à l’occupation russe est brutalement écrasée. Les défenseur/seuse·es des droits humains et, plus généralement, les militant·e·s de la communauté des Tatars de Crimée sont poursuivi·e·s en justice de manière arbitraire et font face au harcèlement permanent des services de sécurité russes.
«Nous sommes responsables non seulement de ce que nous disons, mais aussi de ce que nous taisons»
Pourtant, malgré ce climat marqué par les discours xénophobes et les politiques répressives, il reste des raisons d’être optimiste. Le militantisme progresse et la contestation s’amplifie. Une véritable lame de fond, composée de gens ordinaires animés par une passion extraordinaire, se soulève, en faveur de la justice et de l’égalité. Par leurs actes, toutes ces personnes contribuent à définir le type de continent dans lequel elles aspirent à vivre. Et leur courage est contagieux. Parmi elles, des journalistes, des universitaires, des artistes, des magistrat·e·s, des avocat·e·s et de simples citoyens et citoyennes de tous les horizons, mu·e·s par un même sentiment de compassion et une même indignation devant l’injustice et les souffrances. En période de répression, il est plus dangereux, mais aussi plus essentiel que jamais, de se mobiliser pour défendre les droits humains ou dénoncer les injustices. Celles et ceux qui expriment leurs convictions deviennent autant de symboles d’espoir pour les autres. Si nous ne nous tenons pas à leurs côtés, qui, demain, sera encore là pour revendiquer ce qui est juste? Les dirigeant·e·s européen·ne·s doivent se positionner en première ligne et au centre du terrain, en leur apportant clairement leur soutien et en dénonçant ceux et celles qui les attaquent. Comme le disait l’écrivain turc Aziz Nesin, «nous sommes responsables non seulement de ce que nous disons, mais aussi de ce que nous taisons». Nous ne pouvons pas garder le silence. Nous ne nous tairons pas.
Amnesty International Belgique francophone Amnesty International est un mouvement mondial de personnes qui luttent pour les droits humains. Il intervient au nom des victimes de violations de ces droits, en se basant sur une recherche impartiale et sur le droit international. L’organisation est indépendante de tout gouvernement, idéologie politique, intérêt économique ou religion. Illustration: Action devant le cabinet du Premier ministre le 14 août 2018 suite à l’enfermement de la première famille dans le centre fermé de Steenokkerzeel. © Amnesty International / Frédéric Moreau de Bellaing