Le regret d’être mère: un tabou à lever pour déculpabiliser

Jeudi 6 février 2020

Taire les difficultés de la maternité, c’est occulter une partie de la réalité. Une mère peut aimer son enfant tout en déplorant les conséquences de sa venue sur sa vie. Quelles sont les raisons? Comment ce tabou peut-il renseigner de la place accordée à la maternité dans notre société?

«Que l’arrivée de ce beau petit bébé vous comble de joie et de contentement. Ce petit enfant vous fera goûter mille et un délices!» Voici l’exemple d’un message que l’on peut lire sur les cartes de félicitations adressées aux jeunes parents. La venue au monde d’un enfant y est présentée comme un bonheur absolu, évident, sans nuages. Or, la réalité est parfois bien différente. Certains parents ne ressentent pas cette euphorie. Pour diverses raisons, ils ne voient pas leur(s) enfant(s) comme «le plus beau cadeau de la vie». Au contraire, être parent les rend malheureux, au point d’en éprouver des regrets qui perdurent. Le mal-être de ces parents est inconcevable… tabou. Beaucoup ne comprennent pas qu’un père ou une mère puisse souffrir de sa fonction… Puisque les enfants sont «le miracle de la vie», on ne peut qu’aimer l’aventure parentale. Cette attente de la société est particulièrement forte pour les femmes. Dans cette perspective, pour être une «vraie femme», il faut avoir des enfants et s’y consacrer pleinement. Toute femme qui s’écarte de cette norme est mal-vue, pointée du doigt, dénigrée. Cela rend tout discours sur le regret de la maternité inaudible. Pourtant, certaines femmes expriment clairement des regrets quant au fait d’être devenues mères.

Les contours du regret de la maternité

La première étude notable sur le regret maternel (titre original: «Regretting Motherhood: A study») a été publiée par la sociologue Orna Donath en 2016. La chercheuse a interviewé une vingtaine de mères israéliennes âgées de 26 à 73 ans. Elle leur a posé la question suivante: «si vous pouviez revenir en arrière, avec la connaissance et l’expérience que vous avez aujourd’hui, seriez-vous mère?». Ce qui frappe dans les réponses, c’est l’ampleur de la souffrance et de l’isolement exprimé par les femmes interrogées. Une d’elles dit ceci: «j’ai perdu des années de ma vie. Des années d’agonie. C’est très douloureux de perdre sa vie et d’être une morte vivante. J’erre dans un espace d’où je ne peux pas sortir. C’est une tragédie et tout le monde fait comme si c’était une expérience épanouissante»[1] . Nous n’avons pas trouvé de chiffres fiables pour la Belgique, notamment parce qu’il s’agit d’un sujet sensible et peu étudié. Au Canada, le taux de parents qui regrettent de l’être varie de 3 à 20 % selon les études. Les regrets passagers sont plus fréquents: 43% des parents en ont déjà exprimés, principalement pendant la période des 1 à 3 ans de leur(s) enfant(s). De manière générale, Google constate une hausse continuelle de l’entrée «je déteste être mère» via son moteur de recherches.

Regret passager VS regret durable

Les regrets passagers se distinguent des regrets durables. Les premières années de vie des enfants peuvent être compliquées à gérer pour les parents[2]: la dépression post-partum, le manque de sommeil, les maladies infantiles, l’augmentation du travail domestique, les obligations sociales et  professionnelles, etc. Ces facteurs peuvent conduire les mères à formuler des regrets passagers qui disparaîtront une fois la situation apaisée. Dans certains cas, l’addition de ces éléments peut entraîner les mères dans une situation de burn-out parental[3]. Les regrets durables ne disparaissent pas avec le temps. Ils survivent au-delà de l’énervement ou de la fatigue ponctuelle. Ils émaillent le quotidien d’une couche d’amertume.

Regret et amour sont compatibles

Une autre distinction importante à faire est celle entre le regret de la maternité et l’amour pour ses enfants. Le regret est souvent vu comme un manque d’amour maternel. Les gens pensent que regretter s’apparente à «ne pas aimer». Ce sont toutefois deux sentiments bien différents. Une mère peut aimer son enfant tout en déplorant les conséquences de sa venue sur sa vie. Taire les difficultés de la maternité, c’est occulter une partie de la réalité. Non, un enfant ne fait pas toujours goûter mille et un délices à ses parents!

Sur quoi portent les regrets?

Dans les témoignages récoltés par la sociologue israélienne, les mères font part des sources de leurs regrets. Pour ces femmes, les aspects les plus pénibles de la maternité sont la perte de liberté, le sentiment d’enfermement, le sentiment de ne plus exister, de ne plus s’accomplir comme personne, l’ennui et la routine. La psychiatre canadienne Marie-Ève Cotton analyse leurs regrets en ces termes: «C’est au niveau du ratio bonheur/malheur que ça se joue. Ces femmes ont l’impression que les inconvénients sont beaucoup plus forts que les joies que procurent la maternité»[4]. Ce déséquilibre ne leur permet pas de vivre sereinement la maternité. Le sentiment de perte, d’égarement de soi-même est très fort. Ces mères souffrent de «l’abandon de soi» qu’engendre la venue d’un enfant. En effet, prendre soin et éduquer un enfant demande beaucoup de temps et d’énergie. Durant ces phases, les mères ont tendance à faire l’impasse sur leurs propres besoins, à s’oublier au profit de leur progéniture. Se consacrer essentiellement à son rôle de mère peut provoquer de la frustration et une grande souffrance. Ces femmes regrettent avant tout d’être cantonnées dans un rôle unique, celui de la mère. Elles ont l’impression de ne plus exister en dehors de la maternité, comme s’il n’y avait plus que ce rôle-là pour les définir.

L’instinct maternel est une construction sociale

Les médias contribuent à perpétuer l’association «femme = mère». Cela se note par exemple dans le traitement médiatique réservé aux femmes politiciennes. Dans une analyse sur cette thématique, nous avançons que «la famille est un autre point qui détourne l’attention des journalistes des idées politiques d’une représentante ou candidate. […] On disserte régulièrement sur la difficulté pour une femme d’articuler vie politique et vie familiale, alors qu’étrangement, la question ne semble jamais se poser pour les hommes. Quand ce n’est pas pour les interroger sur le rôle de mère, l’environnement familial sert à légitimer ou justifier leur place»[5] . L’industrie du cinéma a également une responsabilité dans les stéréotypes véhiculés. On ne compte plus le nombre de comédies qui mettent en scène un homme immature et incompétent avec les enfants, face à une femme qui s’en occupe «naturellement» très bien. Ces représentations sont problématiques parce qu’elles reproduisent l’idée que les femmes sont dotées d’un instinct maternel leur permettant de poser d’emblée les bons gestes, tandis que les hommes sont caricaturés comme des grands maladroits devant tout apprendre. Virginie Despentes précise: «La maman sait ce qui est bon pour son enfant, on nous le répète sur tous les tons, elle porterait intrinsèquement en elle ce pouvoir stupéfiant»[6].

De manière générale, Google constate une hausse continuelle de l’entrée «je déteste être mère» via son moteur de recherches

D’un point de vue historique, le statut des enfants dans la société a fortement influencé la perception de la maternité. Au départ, vus comme des adultes en miniature, les enfants ne faisaient pas l’objet d’un traitement différencié et adapté à leur âge. Une attention particulière s’est développée à leur égard suite notamment à L’Émile, un traité pédagogique rédigé par Jean-Jacques Rousseau. Cet ouvrage a donné une importance cruciale aux mères dans l’éducation et les soins aux enfants. L’enfant devient alors un petit être à protéger et la mère, la protectrice par excellence. Il n’y a cependant pas d’instinct en la matière. Via les jeux et les jouets, les petites filles sont très tôt socialisées à désirer et à s’entraîner pour la maternité[7]. Plus tard, cet apprentissage précoce passera pour de «l’instinct maternel». Cet instinct n’a rien de naturel, il est construit par l’éducation, la socialisation, les représentations environnantes, les attentes sociétales. Si dès le berceau on élevait les petites filles dans un esprit aventureux et compétitif, on dirait ensuite des femmes qu’elles ont l’instinct guerrier.

La pression sociale à la maternité

Cette croyance en «l’instinct maternel» met globalement en lumière la pression sociale à la maternité. Il est socialement attendu que les femmes aient des enfants et s’épanouissent dans la maternité[8] . Pour les hommes, on valorise davantage l’investissement dans la sphère professionnelle et celle des loisirs. C’est pourquoi les mères qui expriment des regrets, les pères au foyer et les femmes qui souhaitent ne pas avoir d’enfants mettent tant mal à l’aise. Même si femmes et hommes possèdent les organes biologiques pour donner la vie, elles/ils peuvent décider de les utiliser ou non à cet escient. La nature donne la possibilité d’enfanter mais l’être humain n’est pas obligé de s’y soumettre. En tant qu’êtres humains capables de réfléchir, le choix d’avoir ou non des enfants leur appartient. Ainsi, les femmes ne sont pas «naturellement destinées à la maternité».

Si dès le berceau on élevait les petites filles dans un esprit aventureux et compétitif, on dirait ensuite des femmes qu’elles ont l’instinct guerrier.

Il est essentiel que les conventions sociales ne puissent pas empêcher les femmes de disposer librement de leur corps. Que la maternité puisse résulter d’un choix et plus d’une «évolution naturelle» de la vie. Bien entendu, nous ne cherchons pas à nier le côté épanouissant de la maternité pour les femmes qui souhaitent s’engager dans ce projet de vie. Avoir des enfants peut être une profonde source de bonheur pour de nombreuses femmes. Parler du regret d’être mère n’est pas un prétexte pour diaboliser la fonction. C’est l’occasion de faire entendre dans l’espace public une parole taboue, révélatrice du mal-être d’un nombre certain de femmes.

Laudine Lahaye, chargée d’études FPS

 

 [1] Podcast de Radio Canada: Regretter d’être devenue mère, un sujet tabou qui touche beaucoup de femmes. Émission: Médium large. Publié le 07 août 2018. [2] Pour un aperçu des premiers mois avec un bébé, lire: RTBF La Première, Solitude post accouchement: «On a vraiment besoin d’un enfant pour élever un village», 09 juillet 2019. En ligne [3] Pour lire notre analyse sur le sujet, voir: Julie Gillet, Burn-out parental: Quand le «plus beau métier du monde» vire au cauchemar, analyse FPS, octobre 2018. En ligne. [4] Podcast de Radio Canada: Regretter d’être devenue mère, un sujet tabou qui touche beaucoup de femmes. Émission: Médium large. Publié le 07 août 2018. [5] Pour lire l’analyse complète, voir: Marie-Anaïs Simon, Femmes politiques et médias, analyse FPS, 2018. En ligne. [6] Virginie Despentes, (2007). King Kong théorie, page 25. [7] Pour lire notre analyse sur les jouets genrés, voir: Julie Gillet, Déjouer le sexisme, analyse FPS, 2015. En ligne. [8] Marine Spaak, féministe et bédéiste, collabore régulièrement avec les FPS pour mettre en images des sujets de société liés à l’égalité femmes-hommes. Dans ce cadre, elle a réalisé une bande-dessinée sur l’idéal de maternité imposé aux femmes. Ses dessins illustrent parfaitement ce que nous entendons par «la pression sociale à la maternité». Découvrez son travail via ce lien: https://bit.ly/2ZgUwVH   Les Femmes Prévoyantes Socialistes sont un mouvement féministe, de gauche, laïque et progressiste, actif dans les domaines de la santé, de la citoyenneté et de l’égalité femmes-hommes. Regroupant 9 régionales et plus de 200 comités locaux, nous organisons de nombreuses activités d’éducation permanente sur l’ensemble du territoire de la Fédération WallonieBruxelles. Nous faisons partie du réseau associatif de la mutualité Solidaris. Cet article est tiré de l’analyse 2018 «Quand la maternité ne fait pas le bonheur», par Laudine Lahaye, disponible en intégralité sur le site Internet: www.femmesprevoyantes.be

fév 2020

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