«Jeune enseignant: toutes ces choses que l’on ne m’a jamais dites»
Vendredi 6 mars 2020
Si énormes soient-ils, ces chiffres sont connus de tous: plus de 40% de nouveaux·elles enseignant·e·s quittent leur emploi dans les 5 premières années d’entrée en fonction. Ce pourcentage alerte sur un phénomène souvent qualifié de «décrochage enseignant» pour mettre en perspective et contrebalancer l’idée selon laquelle seuls les élèves sont concernés par le décrochage.
La question qui se pose alors est la suivante: Pourquoi donc tant de nouveaux enseignant·e·s font le choix de quitter rapidement la fonction? S’agit-il véritablement d’un choix? Cet article se propose de décrypter certaines causes du décrochage. Parmi tous les facteurs à l’origine des maux enseignants, réside souvent une forme de désillusion entre l’imaginaire, les attentes cultivées (voire entretenues) tout au long de la formation initiale et les situations vécues et rencontrées sur le terrain. Bien entendu, le format relativement réduit de ce texte impose des choix. Il ne s’agit pas de tendre à l’exhaustivité mais d’enclencher une réflexion générale, alimentée par des vécus de terrain.
Des «nouveaux» enseignant·e·s décrocheur·seuse·s?
Dans la littérature sur le sujet, le décrochage des nouveaux enseignant·e·s est considéré comme un «départ volontaire et prématuré de la profession enseignante». C’est notamment la définition donnée par la chercheuse Doune Macdonald. Cependant, cette définition est à prendre avec des pincettes pour la raison suivante: qu’entend-on par cette prétendue base volontaire? L’analyse de nombreuses recherches sur le sujet permet de nuancer cette affirmation. En réalité, le départ prématuré revêt très rarement un caractère volontaire. Il s’agit plutôt de volontés basées sur la rencontre de défis et difficultés majeurs qui poussent à ne plus percevoir d’autres issues que celle de quitter. Il est également important de remarquer que le phénomène du décrochage enseignant, s’il est particulièrement répandu chez les enseignant·e·s débutant·e·s: «présente des caractéristiques généralisables à l’ensemble de la profession enseignante. (…) plusieurs des facteurs de décrochage recensés (…) sont applicables à l’ensemble des enseignants décrocheurs, qu’ils soient débutants ou non, même s’ils semblent être plus répandus chez les premiers» (Thierry Karsenti, Simon Collin et Gabriel Dumouchel).
Possible d’avoir un GPS?
Débuter dans l’enseignement, c’est d’abord se familiariser avec une (parfois même des) école(s). Les premières semaines ressemblent souvent à l’entrée dans un labyrinthe, entre le repérage des endroits-clés, des lieux communs, des différents niveaux de classes qui se déclinent parfois en une variété de lettres de l’alphabet, si bien qu’un GPS ne nous paraîtrait pas superflu. Parallèlement à ce travail d’appropriation de l’espace, il faut encore pouvoir repérer toutes ces nouvelles têtes qui vont, au fur et à mesure de l’année, devenir nos pairs. Quel·le nouvel·le enseignant·e n’a pas vécu cette période phare du «C’est quoi ton nom déjà?» entendu ou prononcé 14 fois dans la même journée? Pour rajouter encore un petit peu de piment à cette fastidieuse entreprise de familiarisation avec les lieux dans lesquels on s’insère, connaitre les noms et prénoms ne suffit évidemment pas, il faut encore pouvoir repérer les fonctions, formelles et informelles, de chacun et chacune. Là encore, les débuts sont ponctués de confusion entre les un·e·s et les autres, d’un important travail de mémorisation, et d’une charge cognitive considérable pour essayer de maîtriser tout cet espace et les interactions qu’il amène.
Enseignant·e mais humain·e avant tout
Si l’enseignant·e rencontre d’emblée des défis colossaux sur le plan pédagogique (que nous développerons plus tard) les dimensions affectives et relationnelles de la fonction ne sont pas à occulter: relations aux élèves, relations aux pairs, relations aux externes, relations aux parents, relations à la direction et à la hiérarchie. Le métier d’enseignant·e implique naturellement des interactions avec autrui et une série d’obstacles sont rencontrés par les jeunes enseignant·e·s à ce propos: «Enseignant oui, mais humain avant tout.» La dimension sociale du métier implique un investissement relationnel important du/de la praticien·ne, la rencontre de situations qui mettent en jeu des facteurs affectifs et personnels. Souvent, le·la futur·e enseignant·e en formation n’est pas suffisamment conscient·e de cette place importante et n’y a pas été suffisamment confronté·e. Le focus est mis tout naturellement sur la maitrise pédagogique et/ou didactique au détriment de la gestion humaine et relationnelle pourtant si déterminante au sein de l’école. Quel·le stagiaire a eu la chance de participer à une réunion de parents individuelle pour se rendre compte de tous les enjeux qui s’y cachent?
«Ah bon les élèves ne sont pas nés dans les choux?»
Des défis relationnels, l’enseignant·e débutant·e (mais pas que) doit en relever d’emblée avec une série considérable d’acteurs et actrices. L’une des relations qui suscite le plus de crainte est le lien avec les familles. Le·la futur·e enseignant·e en formation initiale ne peut que rarement se rendre compte de l’impact des familles et des rôles qu’elles jouent ou peuvent jouer. Lorsqu’on interroge des futur·e·s enseignant·e·s ou de tout jeunes diplômés fraîchement rentrés en fonction, il ressort significativement qu’une majorité d’entre eux ne pensent l’élève que dans son individualité, en omettant presque qu’il puisse avoir une famille dont le rôle est décisif. Les parents, qui semblent tout au long de la formation initiale, faire office de figurant·e·s sont en réalité des acteur·trice·s de premier plan. Les nouveaux·elles enseignant·e·s se retrouvent ainsi confrontés à des situations complexes qui peuvent engendrer un grand inconfort, voire une perte de confiance en soi. Comment résister quand les parents, sous couvert d’avoir été à l’école et de la «facilité» (sic) de la matière à enseigner, t’expliquent encore davantage qu’à tes collègues chevronné·e·s, comment enseigner. Qui n’a pas connu comme jeune enseignant·e le sempiternel: «Vous venez d’arriver mais sachez qu’avec Mme Untel, ça se passait comme ça» ou «de mon temps, on apprenait tout par cœur et regardez ça a très bien fonctionné, je suis devenu avocat quand même». Ici c’est la question de la reconnaissance de la profession tout entière qui se joue.
S.O.S gestion de classe en détresse
Parmi les facteurs qui reviennent très fréquemment pour expliquer les difficultés et les décrochages des enseignant·e·s débutant·e·s, la gestion de classe semble être un point-clé. La planification des apprentissages, la gestion du temps, l’absence d’expérience dans certains niveaux d’enseignement, la prise en compte du projet pédagogique de l’école et des «méthodes» pédagogiques qui en découlent sont autant de facteurs anxiogènes lors de l’entrée dans le métier. Tous ces aspects concourent à accentuer davantage le fossé entre ce qui est imaginé par l’étudiant·e en formation initiale et les réalités de terrain. Parmi les nouveaux enseignant·e·s que nous avons questionné·e·s, nombreux·ses sont ceux·celles qui abordent ce passage du statut de stagiaire à celui d’enseignant·e comme étant «un passage douloureux où ce que nous avions imaginé se casse littéralement la figure à l’épreuve de la réalité.» L’image de la classe gérée de main de maitre où l’ensemble des élèves auraient envie d’apprendre se fissure pour faire place à cette prise en main seul(e) d’un groupe d’élèves dont on devient le·la référent·e et avec lequel on doit établir ses propres règles, structures, habitudes, etc. Cette responsabilité et cette «liberté» peuvent être anxiogènes pour les enseignant·e·s novices. Heureusement, des collègues plus ancien·ne·s peuvent être d’un grand secours face à ces premières difficultés, en donnant leurs «trucs et astuces» et en rassurant le·la jeune collègue: «Oui, pour eux aussi, il y a x années, les premiers mois ont été difficiles».
Du caractère exigeant et chronophage de la profession
Au-delà des exigences propres à la familiarisation avec les lieux et membres de l’équipe éducative, d’autres exigences bien plus considérables entrent en compte. Le métier d’enseignant impose de fait une charge de travail et un temps conséquent à fournir quotidiennement (préparations, évaluations, corrections, organisation d’événements, récoltes de matériel, travail collaboratif, etc.) S’il y a bien une caractéristique qui fait la spécificité du métier enseignant, c’est cette inexistante et impossible scission entre la vie professionnelle et la vie privée. L’enseignant·e emporte automatiquement une partie de l’école jusqu’à son domicile. Exit donc une partie de la vie sociale, condamnée par la redoutable et répandue formule «Je ne peux pas, j’ai prépa». En parallèle, toute la famille de l’enseignant·e sera mise à contribution pour manger des yaourts dans des pots en verre de la marque X dans un temps très court pour avoir le nombre de photophores suffisant pour le marché de Noël. L’entourage découvrira aussi avec un certain étonnement, voire un certain effroi, qu’un·e enseignant· peut rapidement se transformer en écureuil et qu’un stock de matériel potentiel pourra s’accumuler très rapidement (passant des bouchons en plastique, par les bouteilles de formats originaux pour étudier les capacités, ou la boite du Toblerone qui est juste géniale pour étudier les solides).
Les «joies» de l’administratif
Contraignantes, mais aussi chronophages et éventuellement anxiogènes, les tâches administratives assignées aux (nouveaux·elles) enseignant·e·s représentent une des plaintes majeures. L’enseignant·e se transforme très souvent en employé·e administratif·ve: rédaction d’avis, registre de présences, récolte de sous, et bien d’autres activités font partie de son quotidien. Rares sont les expériences de stage en formation initiale qui permettent d’ailleurs aux futur·e·s enseignant·e·s de se rendre compte de cette part considérable dans leur fonction. À l’entrée sur le terrain, quelle n’est pas la surprise de nombre d’entre eux·elles face à ces nouvelles missions totalement inattendues, inédites et inconnues. Il faut alors tout apprendre, tout assimiler en un temps très court: celui de l’urgence de l’action, le plus répandu dans l’enseignement.
Enseignant·e à tout faire
À travers ces difficultés déjà présentées plus avant et vécues par les nouveaux·elles enseignant·e·s, nous pouvons constater à quel point la fonction revêt un caractère éminemment multidimensionnel. Employé·e administratif·ve et transmetteur de savoirs, l’enseignant·e doit également être bricoleur·euse, infirmier·e, psychologue, organisateur·trice d’événements, expert·e-comptable, assistant·e social·e et bien d’autres choses encore. Ces multiples casquettes entraînent des difficultés: comment gérer simultanément tous ces rôles et quand s’arrêtent-ils? On peut aisément imaginer que ces derniers peuvent être, à plus d’un titre, très lourds à porter pour une seule et même personne: surcharge émotionnelle, cognitive, voire même physique. Au contraire d’un médecin, l’enseignant·e n’est pas supposé·e être de garde, pourtant, rencontrer des parents au supermarché relève parfois de la réunion individuelle improvisée.
Quand la fin d’année se profile à l’horizon…
Après avoir survécu à tous ces défis voilà que sonne enfin la fin de l’année. Ce n’est pas sans émotion que le/la jeune enseignant·e quitte ses élèves (une tonne de dessins sous le bras). Cependant, c’est loin d’être la fin des difficultés. Les derniers moments de l’année scolaire sont souvent source de stress importants (fête d’école, évaluations sommatives, etc.). Il faut alors anticiper l’année scolaire prochaine avec son lot d’angoisses «Vais-je pouvoir rester dans cette école?», «Avec quel collègue vais-je travailler?», «Quelle sera ma classe?», «Et si je ne reste pas ici, où vais-je atterrir?» . Arrivés en toute fin de course avec l’impression d’avoir couru un marathon de longue durée, l’heure est au tant enviées «vacances» , celles qui devraient permettre aux enseignant·e·s de se remettre des défis vécus pour en affronter aussitôt de nouveaux, mais qui s’apparentent souvent à un mois de remise en forme et un mois de préparation pour ceux qui ont la chance de connaitre leur affectation.
Des bouées de sauvetage possibles?
Notons toutefois que certaines écoles font preuve de créativité et d’empathie pour atténuer les difficultés liées à l’entrée dans le métier. Parmi toutes ces initiatives, épinglons-en quelques-unes: un système de tutorat d’un·e enseignant·e plus chevronné·e, des «journées jeunes enseignants», «vis ma vie» (possibilité d’aller assister en tant que jeune enseignant·e à un cours dans une classe parallèle), le kit de l’enseignant·e (matériel de base, plan de l’école, habitudes et projet de l’école), renforcement de l’aide au sein de la classe, colis de ressources pédagogiques, plateforme de ressources numériques de l’école. Ces initiatives annoncent les prémisses d’une réflexion plus importante qui tend à se formaliser via le Pacte pour un enseignement d’Excellence et les décrets relatifs à l’accueil des jeunes enseignant·e·s. Talhaoui Amina, enseignante en primaire, spécialisée en orthopédagogie et Biesemans Frédérique, inspectrice pédagogique
Au rayon des surprises
Dans la catégorie «surprise» comme jeunes enseignant·e·s, une série de réalités sont complètement inédites. Voici les témoignages d’une série d’entre eux sur ces aspects du métier dont on ne leur a jamais parlé. «Je ne m’imaginais pas devoir aller en pyjama à l’école pour la journée de solidarité aux enfants malades, j’ai dû m’acheter un pyjama que j’étais prête à mettre face à mes élèves, mes collègues et ma direction» (Chloé, enseignante en 6e primaire). «Les anniversaires, on ne m’a jamais dit que ça prenait autant de temps: j’ai découvert 22 fois avec un bonheur tout relatif (un cake, un couteau, des gobelets, de l’eau) voire une horreur complète (le gâteau à la crème, l’absence de serviette, la quantité pharaonique) cette habitude de ma nouvelle école» (Charles, enseignant en 3e maternelle). «On ne m’avait pas dit que j’allais devoir pour la piscine avoir BAC+3 en coiffure: après avoir fait en sorte que tout mon groupe des filles aient mis son maillot dans le temps imparti, sans avoir une tonne de vêtements mélangés par terre, attaché correctement les cheveux de l’ensemble des filles, placées en rang d’oignon en les aidant toutes à mettre leur bonnet tout en essayant de ne pas leur arracher les cheveux, avec pour clôturer ce marathon, me prendre la remarque aimable de mon collègue prof de gym qui me dit qu’il ne leur reste plus que 5 minutes dans l’eau, j’ai cru que j’allais fondre en larmes au bord de la piscine» (Eva, titulaire de 1re primaire). «Après avoir passé une semaine en classe verte, véritable Koh-Lanta du monde enseignant, t’entendre dire par les parents tout heureux de récupérer leur enfant: ‘Alors c’était chouette cette semaine de vacances?’. Comment leur expliquer gentiment que non gérer 24h/24 les enfants du déjeuner, aux activités, en passant par les douches, les veillées et le réveil en pleine nuit de certains, ce n’est pas vraiment ma définition du mot vacances» (Naïma, titulaire de 4e primaire). Nous sommes certaines que beaucoup d’enseignant·e·s, jeunes et moins jeunes, se retrouveront dans ces témoignages.